020511 · 2011 · 2 mai 2011

Ça commence à me fatiguer ; j’y vais quand même. Ces entretiens toujours les mêmes, les mêmes costumes, les mêmes cravates, les mêmes corps à l’entrée qui accueillent, les mêmes sièges de salle d’attente en cuir, les mêmes bureaux (des aquariums), les mêmes pompes noires et bien cirées, les mêmes portes, les mêmes moquettes, les mêmes marches d’escalier, les ascenseurs (toujours les mêmes), les mêmes halls d’entrée, les mêmes super plaques sur la façade immeuble, les mêmes rues toujours en vue et bien au centre, toujours bien desservies par les mêmes lignes de métro ou RER que la plupart des mecs d’ici ou d’ailleurs sont contraints d’emprunter (mais je me tords la gorge pour ne rien divulguer de ce que je pense vraiment). Je serre la main, je tords des rictus mécaniques dans ma peau barbelés. J’apprends avant de quitter ma salle d’attente, toujours la même, celle dans laquelle je sue en attendant mon tour, qu’il existe réellement un magazine appelé Supply Chain Magazine et je me dis oh my, car c’est de l’anglais encore. Dans l’aquarium deux corps tout aussi terne l’un que l’autre, je suis encore entre nous trois le plus enjoué, le plus vivant, le plus enthousiaste, c’est pas peu dire. Le premier c’est ce type qui me tend d’entrée sa carte de visite joliment cartonnée (profession : manager), l’autre c’est cette fille saucissonnée dans son tailleur à rayures fines et qui de tout l’entretien ne lâchera pas un mot. Le mec me demande si j’ai trouvé facilement (tous les mecs de tous les cabinets subis jusqu’à présent demandent si j’ai trouvé facilement, j’imagine que c’est un test, que c’est un piège, que c’est, déjà, même éliminatoire, car qui voudrait recruter un mec incapable de lire correctement sa Google Map ?) et je réponds bien sûr : j’ai simplement suivi tous les corps rencontrés fringués comme vous, c’était facile. Est-ce que j’ai vraiment besoin de reprendre ici le déroulement de cet entretien, la demi-douzaine de questions, mes réponses et ma fameuse rébarbative présentation trois minutes ? J’en ai déjà tellement dit, j’aurais peur de lasser, voilà pourquoi j’encourage mon manager Endive Braisée (est-ce que ce ne serait pas son nom ? je serais du genre à balancer n’importe quoi pour fictionnaliser ? on doute de ma franchise ? on aimerait que je scanne la carte du mec pour vérifier que je n’invente pas ? et puis quoi encore ? il faudra donc me faire confiance) à tout simplement consulter les archives des précédents entretiens. Questions, réponses, blagues, cravates, chaussures, chaussettes, tout y est. Mais je rajoute ceci : je découvre au moment même où mon reflet, depuis la vitre arrière, se met à gesticuler : est-ce que cette cravate (c’est à dire la seule) ne serait pas trop longue ? Est-ce que c’est toujours censé pendouiller comme ça ? De la où je me trouve, c’est juste un peu obscène. Je me redresse sur mon dossier pour que mes mains se portent à hauteur de mi-torse pour y plaquer le truc et réduire le dénivelé. Il articule : je vois que vous avez faits des études littéraires (et au mon Dieu je crains le pire), est-ce qu’on peut dire par conséquent que vous maîtrisez bien l’orthographe ?, c’est important pour ce poste. Je lui dis grave et la syntaxe aussi et d’ailleurs je le prouve : la deuxième lettre de ce mot est un Y, mate ça et chiale. Avant de clore le truc il me résume quand même l’offre d’emploi pour laquelle je suis censé m’être déplacé jusqu’à lui. J’ai bien appris toutes les leçons de Svetlana (la première, la deuxième) : à chaque nouvelle info lâchée par le manager Endive Braisée je lui balance des sourires dans sa face et des petits « oh » et des petits « ah » pour les accompagner. En réalité, je le ferai quoi qu’il arrive, même si le job était merdique : ne serait-ce que pour rentabiliser l’heure et demi que je viens de mettre pour venir jusqu’ici. C’est situé dans le 92 ? Super. Payé au smic, primes comprises ? Pas mal. Une boite en restructuration qui prévoit à moyen terme de délocaliser son administratif à Mumbai ? Exotique. CDD renouvable jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Amen. Et ainsi de suite. Pendant la suite du truc je suis tout simplement le seul à ne prendre aucune note. Si on me demande, je répondrais que j’ai déjà entendu tous ces machins plus de cent fois et que ma paume est trop étroite de toute façon pour tout contenir. Le seul truc que j’écris, cette fois à l’intérieur de ma main gauche : le salaire proposé par la boite fantôme en question, fourchette de brut accompagné de la mention +13 qui veut dire treizième mois ; je sers la main avec la droite et je leur dis au revoir. Avant ça Endive Braisée m’a demandé si j’avais quelque chose à ajouter et j’ai dit ouais : apparemment on dirait de moi que je suis « le chômeur le plus drôle du monde », je déconne pas. Ça pourrait peut-être me faire gagner quelques K€ ou quelques primes supplémentaires, pas vrai ? Pourtant sur le chemin du retour, celui qui m’amène à creuser en direction des souterrains du métro je me pose la question : depuis septembre est-ce que je me suis déjà une seule fois considéré comme chômeur ? Pas que je sache. Et puis d’ailleurs, je fais même pas partie des chiffres officiels. Mais si je ne le suis pas qu’est-ce que je pourrais bien être ? Dans l’ascenseur du retour qui me conduit vingt-huit-mille pieds sous Terre (au bout d’un moment percera la surface, l’autre, celle de la face opposée, endormie et à l’envers comme chacun sait) j’attrape mon reflet avec l’iPhone et Instagram et j’intitule la photo « Autoportrait au noeud coulant » et je le pense. J’envoie message à H. après quelques arrêts passés à écouter dans le vide le tube Everything means nothing to me, la tête en arrière et à l’envers du sens du vent, message qui dit texto : « si tu n’es pas dans ce train je ne serai pas non plus dans les suivants », savoir si on pourra se rejoindre.

Ailleurs sur le site



Toutes les rubriques



Les plus lus : 270513 · 100813 · 130713 · 120614 · 290813 · 271113 · 010918 · 211113 · Fuir est une pulsion, listing adolescent · 120514 ·

Derniers articles : 280224 · 270224 · 260224 · 250224 · 240224 · 230224 · 220224 · 210224 · 200224 · 190224 ·

Au hasard : 051218 · 200315 · 020911 · 121212 · 211020 · 010118 · 120713 · 100420 · 230917 · 291217 ·
Quelques mots clés au hasard : Bachar Mar-Khalifé · J.R.R. Tolkien · Olivier Derivière · Elsa Morante · D. · Francis Ponge · Velimir Khlebnikov · Doug Aitken · Carol Dunlop · Arnaud Maïsetti · Hercule Seghers · Didier Bazy · Damages · Kentaro Miura · Nicolas Frize · Martin Winckler · James Joyce · Yūji Kaku · Masamune Shirow · Alexandre Pouchkine · Faim · Benoît Jeantet · Jean-Pierre Suaudeau · Joseph Danan · Péter Nadas · André Markowicz · Xavier Serrano · L’Encyclopédie · Sergio Chejfec · Confucius

Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)