061019 · 2019 · 6 novembre 2019

Après la mort de Walter Benjamin, en 1940, son ami Georges Bataille, conservateur et archiviste à la Bibliothèque nationale, dissimula le carton des fiches inédites de Walter Benjamin au fond de veilles archives où elles restèrent en sécurité jusqu’après la guerre. Ce n’est pas avant le début des années 1980 qu’on les rassembla en manuscrit, après des années à les disposer dans une forme stable ou constellation. On peut considérer le web comme disposant d’une construction de type similaire, une forme de constellation. Imaginez que vous lisiez un journal en ligne. Quand vous chargez la page, elle se constitue depuis une myriade de serveurs disséminés dans le web : serveurs de publicité, serveurs d’images, flux RSS, bases de données, feuilles de style, modèles et ainsi de suite. Tous ces composants des serveurs sont eux-mêmes connectés à une myriade d’autres serveurs partout dans le web, qui les fournissent en contenus mis à jour. Il y a de bonnes chances que la page du journal que vous lisez en ligne comporte un flux d’actualité d’agence de presse qui lui est intégré, mis à jour de façon dynamique par différents serveurs pour vous communiquer les dernières alertes. Si un ou plusieurs de ces serveurs tombe en panne, un bon morceau de la page que vous tentez de charger restera en rade. C’est un miracle qu’à la fin cela fonctionne. Toute page arbitraire du web est une contellation, surgissant comme tout dans un flash – et potentiellement susceptible de disparaître aussi vite. Rafraîchissez la page d’accueil, disons du New York Times, et elle n’affichera pas les mêmes éléments que quelques secondes plus tôt.

Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, traduction François Bon, Éditions Jean Boîte

Je réfléchis à la métamorphose de Fuir depuis des mois. Ça a pu prendre la forme de croquis, dessins, phrases lâchées ou bien de mots dans ce journal. La plupart de temps, comme souvent, ce sont des pensées, fantômes de pages dans ma tête, rêveries. Ce passage de L’écriture sans écriture, qui touche à un aspect fondamental du web littéraire, sinon du web tout court (l’inprédictibilité, la sérendipité, le hasard, la possibilité offerte à soi de se lier à autrui par des milliards de chemins différents, soit précisément ce que veulent mettre à mal la plupart des réseaux centralisés qui ne souhaitent qu’une seule chose : garder le consommateur captif de son système), me rappelle qu’adolescent, quand je construisais des sites web fort différents de ceux qui m’occupent à présent, j’étais devenu obsédé par l’aléatoire. Ce n’était pas réellement possible lors des balbutiements du HTML (ou alors c’était un aléatoire simulé), et puis c’est devenu très facile à coder avec quelques rudiments de PHP. De fait, aujourd’hui, je serais bien incapable de me souvenir comment je faisais. Ce qui m’amène à me dire, concernant la prochaine page d’accueil de Fuir, que je pourrais là encore m’en remettre à de l’aléatoire. Une constellation donc. Mais l’idée même d’aléatoire m’est moins précieuse que celle de navigation, et c’est un principe de base dont j’ai tâché de ne jamais dévier au fil du temps, quel que soit par ailleurs le site à construire : pouvoir facilement aller partout dans le site depuis chaque page. Jadis, cela a pu prendre la forme de menus ou de sous-menus déroulant pas très design. D’autres fois, par le biais de blocs masqués par les feuilles de style, et que l’on peut révéler d’un clic. C’est assez pratique. Mais ça ne m’aide pas à concevoir ma page d’accueil. Idéalement, elle consiste à montrer l’ensemble des publications du site sous la forme d’une mosaïque d’images. Chaque article prend alors la forme d’un pixel de 1 sur 1 (ou 2 sur 2, je ne sais plus), micro logo correspondant aux quatre grands ensembles du site. En réalité, cette page existe, sur un environnement de test, et elle fonctionne. Ce n’est pas compliqué à coder, car Spip le permet. Mais avec des milliers d’articles dans la base, c’est une page trop gourmande en ressources. Ce qui signifie que je peux l’utiliser, par exemple comme un plan, mais pas en page d’accueil (autrement, les trois quarts des visiteurs se lasseront d’attendre pendant le chargement, notamment sur mobile, ou avec de petites connexions, et ils fermeront leur onglet, avec raison d’ailleurs). De quoi revenir à cette page d’accueil. Quoi faire ? Je ne suis pas convaincu par l’assemblage de blocs aléatoires : pas parce qu’ils ne seraient pas pertinents à l’écran mais parce que je ne me sens pas capable de les faire apparaître de façon ordonnée, lisible, et, le mot n’est pas de trop, design. Alors quoi ? Plus j’y réfléchis, et plus je me dis que la solution la plus simple serait aussi la meilleure. Par exemple, à supposer que le mode de navigation que j’ai en tête fonctionne bien et soit stable (quatre micro-menus se disposant dans les quatre angles de l’écran, chacun correspondant aux quatre grands ensembles du site : Journal, Notes, Fiction, Traduction), recourir à trois blocs dépliables au fonctionnement basique. Nous aurions, sur chaque page du site (directement à la suite du contenu), trois symboles (par exemple un cercle noir). D’un clic, ces trois symboles feraient se déplier trois zones lesquelles pourraient être : 1) les 5 ou 10 derniers articles parus, 2) 5 ou 10 articles aléatoires renvoyant n’importe où sur le site et 3) une micro biographie ou présentation du site avec ma bibliographie. Nous aurions donc, sur chaque page, les quatre menus d’angles et les trois blocs centraux. Le rapport avec notre page d’accueil ? Ce serait simplement une page vide avec le titre du site au milieu, et ces sept éléments de navigation disposés autour lesquels, appelés seulement par une lettre (dans le cadre des quatre grands ensemble dans les angles) ou d’un symbole, ne prendraient quasiment pas d’espace sur la page. En apparence, il n’y aurait donc rien ; pourtant, il y aurait tout.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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