Encore une autre annonce de colis suspect. Quelqu’un dit quelque part : on aurait dû porter un bleu. Deux fois dans la journée une odeur détestable. Finalement The Chronicles pourra faire traduire un extrait de Coup de tête directement, j’ai emmerdé le monde pour rien. Quelque chose qui me force à regarder ce qui se joue à l’intérieur : c’est un prélude de Jeroen Van Veen, le numéro 32 je crois.

Choisir un extrait de CdT à lire. Assez court mais assez long. Pas beaucoup de deuxième voix superposée car à faire, en live, c’est délicat. Simple mais bien. Trouvé ça. C’est au début. Il y a des noms de médicaments. C’est bien. Changé trois fois un même signe typo mais voilà.

Le ciel : bleu fixe comme depuis deux ans que ça dure.
Autour : les habitudes des corps qui défilent et grésillent en fond trop lent.
Devant : Ercini-Fort s’arrête au pied d’un immeuble qui porte son nom, façade bien propre, hublots brillants.
À côté de la porte : plusieurs plaques d’avocats collées au mur. Vissées.

Ce genre de plaques, Ajay.

Voilà, elle nous dit, puis elle me demande si je veux monter.
Je la regarde pas.
Je lui dis ben non, je lui dis je sais pas.

Je tombe dans le cuir et le cuir grince sous mes os. L’autre en face s’enfonce idem, fauteuil parallèle, entre nous deux une table basse. Verre opaque, poussière, cendrier vide. Elle nous demande si on veut boire quelque chose et boire, je pense, on vient de le faire, je pense, alors je réponds rien, regarde personne. Mes yeux d’eux-mêmes balayent l’espace, évitent les corps. Le mec au gel demande un verre mais je suis plus vraiment là pour l’écouter. Je fixe plein axe les spots incrustés au plafond. En me frottant les yeux sans trop bouger les doigts je me dis que je savais pas qu’Ercini-Fort était friquée.
Je savais pas que t’habitais là, je lui dis.
Elle répond vite, répond ailleurs. Veut savoir si j’ai pas chaud, pas chaud comme ça, blouson Levi’s encore sur moi. Mon reflet vu dans le vide de ses yeux. Ma main, main droite, en mutation encore.
T’aurais pas de l’aspirine ?, je lui demande.
En prononçant ces paroles, je fais glisser mon œil au-dessus d’elle et je fixe en vrac le flou du fond. Parce que la regarder, je pense, ça voudrait dire admettre que ma question a quelque chose à voir avec la sienne. Ça voudrait dire admettre que je suis en train de fuir ses mots, ses yeux, sa voix.
Elle me dit je vais voir. Elle part puis elle revient. Veut savoir si Doliprane ça pourrait le faire.
Je lui réponds que ouais, je lui réponds peut-être.
Elle me tend un verre d’eau, sourire, regard par-dessus moi. Moi je regarde ses orteils, glisse sur mes Van’s croisées au bout de mes jambes.
Combien ?
Cinq, je lui montre avec la paume de ma main, la gauche, ouverte en grand.
Son regard surpris, ses traits tirés. Dans la boîte creuse y en a plus que trois.
Alors trois, je lui fais et mon visage se met à fondre sous le voile de ma peau, je sens.
Elle me glisse les trois comprimés, l’un après l’autre après l’autre dans le verre qu’elle me lâche. Je regarde fondre les trois pastilles sèches dans les reflets du verre. Mon image fond, je dissèque, sous l’écume et la morve ambiante. Une seconde je me perds entre les bulles qui éclatent à la surface et puis je ferme les yeux et j’avale tout d’une traite. Incolore, inodore, indolore, je pense. Elle me demande si je veux autre chose.
Dans ma tête je pense : Dafalgan, Claradol, Di Antalvic, Codoliprane.
Dans ma tête je pense : Laroxyl, Anafranil, Tofranil.
Dans ma tête je pense : Tegretol, Depakine, Rivotril.

Rivotril, Ajay, c’est ça qui marche le mieux.

Non, je m’entends lui répondre dans le bordel pharmaceutique de ma mémoire, non ça va.
Le magnéto m’explique cristaux liquides qu’il est déjà plus l’heure d’essayer de savoir quelle heure il est. Tout contre, reflet de ma gueule déformé par l’écran extra plat de la grande télé haute def. En bas à droite, reflet du type que je regarde pas pour être sûr que lui aussi regarde ailleurs.
T’as quelque part où dormir ?
La voix d’Ercini-Fort comme engourdie sous les regards de l’autre. Je tourne la tête pour la voir elle. Elle se tord loin dans l’ombre. Je dois plisser les yeux pour la tirer du noir. Y a plus que la face gauche de sa tronche qui s’éclaire.
Ouais, je réponds sans la fixer trop longtemps. Depuis que mes parents, je lui fais en laissant glisser mon pouce contre ma gorge, comme on faisait à la récré des fois puis j’aspire l’air sifflé entre mes dents pour qu’elle comprenne que ça veut dire crever, je vis chez ma tante. Je me suis tiré. Invivable. Ma sœur, je reprends, elle est restée là-bas.
Je savais pas que t’avais une sœur, elle répond.
Et je savais pas que tu savais que j’en avais pas, je pense. Compliqué.
Pour ça qu’il faut que j’y aille, je lui fais.

Dire des trucs que je pense pas, crois pas, sais pas, uniquement par calcul ou par réflexe, Ajay, je te jure que ça m’arrive jamais.

L’impression de passer ma vie à refermer des cadenas derrière moi. Les entendre claquer entre les murs, les portes. L’impression de m’enfoncer toujours plus loin dans les profondeurs d’un chiotte interminable qui en avalerait d’autres, plus petits, poupées russes, et qui chlingueraient ma vie. L’impression de m’enfoncer à pieds joints dans la merde. Et là, je me dis – pense, demande – est-ce que j’aurais les couilles d’appuyer sur le bouton de la chasse d’eau ? Est-ce j’aurais les couilles de retenir mon souffle avant de disparaître ?
La salle de bain d’Ercini-Fort ressemble au reste de l’appart mais en plus propre. Blanc partout, carrelage nickel. Petites serviettes à fleur. Odeurs de désodorisant, produit de beauté, débouche-siphon à l’eucalyptus. J’ai fermé le verrou sous la poignée, je me suis appuyé contre le bas de la porte. L’impression que mon sang bat fort contre le carrelage par terre. L’impression, je me dis.
Je remonte la manche de mon bras gauche sous ma hanche et je plonge ma main, la gauche, derrière le rideau sec et je le tire par-dessus et je tâtonne sans les yeux pour trouver le robinet et sa poignée tiède je la redresse. Je sens l’eau froide sur la main, la gauche, un seul jet, puis me dégage en craignant pour ma montre même si j’en porte plus.
Derrière le hublot, je remarque : la vue sans ombre d’une ville figée comas éthylique. Été Canicule en pause, je pense. Incolore.
Le jet de la douche tape contre l’intérieur du rideau. Ça grésille nerveux sous les échos plastiques. Comme si l’ombre d’un corps coulait à ma place. Moi, pendant ce temps, de l’autre côté : jamais été plus au sec.
Je me vois dans le miroir d’en face : cette gueule que je connais pas. Je me dévisage un moment avant de tourner la tête. Que mon corps fasse irruption contre moi, je me dis, je m’en fous, mais qu’on m’oblige pas à le fixer en permanence.
Sous le miroir, entre une bouteille d’after shave à moitié vide et un fer à friser, une bouteille de shampoing parfum mangue, je crois.
Sur l’étiquette, je lis : cocamidopropyl, betaine, dimethicone.
Sur l’étiquette, je lis : sodium chloride, camelia sinensis, glyceril stearate.
Sur l’étiquette je lis : linalool, prunus armeniaca kernell oll.
Dans le silence de ma tête vide, je répète en y mettant les formes : prunus armeniaca kernell.
Quand je plaque mon œil gauche contre la serrure je peux sentir les odeurs de rouille et crasse qui me séparent du peep-show d’à côté. Quand je colle mon épaule droite contre la porte et que je vise en biais pour que ma ligne de fuite s’écrase contre le tapis crème aux pieds du canapé, j’arrive à voir leurs silhouettes saccader. Ercini-Fort à gauche, l’autre à droite sur elle. L’un contre l’autre à se souffler au visage. Leurs deux ombres renversées, baignées dans la fumée stagnante des mégots frais et clopes en cours. L’un contre ou sur ou dans l’autre.
Sa bouche à lui dans son oreille à elle, sa langue, je crois, entre les deux. Je les entendrais presque murmurer, je me dis, si j’étais pas de l’autre côté d’un mur trop sec. Je devine sa main remonter lentement sous son.
Sauf que fondu entre leurs ombres mêlées c’est dur de comprendre quel geste est à qui. Je sais juste qu’une main disparaît sous une fringue qui déborde. Là que je défais le verrou, là que la porte je l’ouvre, là que je m’impose exprès pour que leurs corps s’effacent. Je suis sûr, je me dis, que ça les emmerde que j’apparaisse.
T’en veux ?

On me proposait des clopes et du shit, Ajay, alors que moi, tout ce que je voulais, c’était du Di Antalvic, du Rivotril.


mardi 11 novembre 2014 - samedi 20 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)