C’est encore le 15 et je me souviens d’un truc. Un jour où je bossais chez STAT, je suis là dans l’open space, j’avais rendez-vous en fin d’après-midi avec un éditeur pour un projet de traduction qui, finalement, ne verra pas le jour et je suis bien habillé. Je n’avais pas réellement besoin de bien m’habiller pour ça, mais je portais alors le genre de fringues qu’on met aux entretiens d’embauche, et ça me plaisait assez cette idée qu’au bureau, à l’époque, on aurait pu croire que c’était le cas, que je cherchais un autre job ailleurs. C’était une forme de manipulation un peu gauche. Et c’est à peu près tout ce qu’il y a à en dire. Quelques années plus tard, je me retrouve à longer la Seine à vélo. Il faisait très beau et très chaud, il n’y avait personne. Je compterai aller jusqu’à la forêt de Sénart mais j’ai fait demi-tour avant d’atteindre mon but, craignant de n’avoir pas les jambes. On peut facilement retrouver ce moment dans le journal. C’était déjà un 15, je veux dire un 15 août. Peut-être j’ai dans l’idée que ce jour-là je dois rouler ? Mais ce n’est pas exactement comme ça que ça s’est passé aujourd’hui, et il serait plus correct de dire que cette histoire de 15 août a commencé quelques jours plus tôt quand j’ai pris l’engagement de retrouver quelqu’un précisément à cette date. Et ce n’est pas, en soi, un problème. Mais il y a eu quiproquo sur le lieu : je croyais que c’était place de la Madeleine, ce qui se fait facilement à vélo, c’est une affaire d’une demi-heure, alors qu’en réalité ce sera la Défense. Aujourd’hui, on pourait croire qu’il n’y aurait presque personne dans les rues (c’était faux) et c’est une belle idée traverser complètement Paris. Mais s’il y a un truc qui pourra étonner à la lecture de ces lignes, c’est sans doute que je suis mal à l’aise avec les nouvelles technologies. Par exemple, quand je me prépare à prendre le vélo pour aller quelque part, jamais je mets le GPS. À la place, je regarde le tracé sur Google Maps et je reporte manuellement, je veux dire textuellement, sous la forme d’une liste et d’une série de directions à prendre, les rues et les sens qu’il faut suivre. Je sais pas pourquoi je fais ça. Ça a sans doute à voir avec la mémoire, écrire, stimuler, un peu comme ces feuilles de pompe qu’on faisait au collège : passer du temps à préparer ces antisèches, c’était la meilleure façon pour moi d’apprendre le cours correctement. J’avais aussi un petit appareil caché au fond de ma trousse pour l’allemand : un traducteur électronique que mes parents gagneront en cadeau suite à un abonnement quelconque. Mais ça n’est pas très compliqué en réalité d’aller à la Défense. Depuis Bastille, on peut même dire que c’est tout droit. Moi j’ai sous-estimé le traffic, le soleil (l’extérieur de mon bras gauche et l’intérieur de mon bras droit crameront, c’est donc que je me dirige vers le nord), et la merde que c’est de rouler sur les Champs-Élysées. C’est pas les pavés le problème. Le problème, c’est les nids de poule, les trous, l’entretien de la chaussée, la rudesse des automobilistes, les odeurs d’échappement derrière les bus et ce gosse de quatre cinq ans devant qui j’ai dû piler comme un malade car il sortait d’un taxi sans regarder. Il parlait pas un mot de français : ça n’a servi à rien de l’engueuler. Un peu après le rond-point de la Porte Maillot (que les lapins ont déserté depuis longtemps), arrivé à Neuilly, soudainement, la rue c’est plus une rue, c’est une espèce d’entrée d’autoroute avec des panneaux bleus et des bretelles de part et d’autre de la chaussée. J’ai cherché à contourner ça, à prendre une autre rue parallèle sauf qu’il s’avère que c’est un pont cette merde. Le pont de Neuilly. J’ai attendu deux trois minutes qu’un livreur Deliveroo me dépasse pour que je puisse le suivre, en fait il y a une pauvre piste cyclable sur le trottoir (lui, il savait). Ce qui m’amènera à l’entrée de Courbevoie, où vivait S., mon boss à une époque où je travaillais pour une petite start-up qui avait ses bureaux (prêtés gracieusement par un milliardaire qui possédait le quartier) pas très loin de là où j’ai dû faire un détour un peu plus tôt car la rue de Rivoli était fermée partiellement pour travaux. Bref, S. c’était pas mon supérieur, c’était le supérieur de ma supérieure, et au-dessus de lui il y avait un actionnaire majoritaire qui vivait à Sydney ou ailleurs en Australie et qu’on ne verra jamais (moi en tout cas) et dont on supposait qu’il passait son temps à faire du surf (peut-être c’est juste moi). De temps à autre il prenait de grandes décisions stratégiques qui, par la suite, se révèleraient préoccupantes. S., lui, était directeur des opérations. C’était son titre. Et je me souviens, donc, être venu là pour une soirée d’ex de cette boîte après que la start-up s’est cassée la gueule, là encore on doit pouvoir trouver ça quelque part dans le journal de cette époque. Tout ça pour dire, donc, que cet endroit m’est familier, mais familier genre mal. Ensuite, c’est une succession de bretelles et d’esplanades pas du tout pensées pour un vélo, même si on peut tout à fait suivre la piste handicapée qui est fléchée, faut dire, pour éviter le dédale d’escaliers. Le problème, ici, c’est qu’une adresse c’est pas une adresse. Je veux dire, j’avais un numéro d’esplanade et un nom d’esplanade, mais une esplanade c’est grand. Et les bâtiments, là, partout, sont immenses. J’aurai l’impression d’être à Londres. Il y a des touristes un peu partout (je trouve ça triste). Qu’est-ce qu’ils font là ? Il y a des autochtones qui s’allongent dans les parcs, qui se baignent dans les fontaines, qui regardent des œuvres qu’il y a là, posées (je trouve ça triste). Et moi, au milieu de tout ça, après avoir laissé mon vélo quelque part où quelqu’un a cru bon de déposer, dans une petite boite en plastique, un bol d’eau et une gamelle pleine de croquettes, et après avoir changé de t-shirt à cause de la sueur que c’est de rouler une heure et demie en plein été, je finirai par tourner en rond dans une espèce de résidence standing sur plusieurs étages avec de petites cours intérieures garnies de fausses rivières artificielles, sans doute pour apaiser l’esprit. Moi non. Plus loin, c’est un centre commercial déstructuré et je m’y perds : le GPS (que pour le coup j’utilise lorsque je suis à pied) ne parvenant pas à déceler à quel niveau je me trouve. Je finirai par trouver cet immeuble, il était précisément là où j’ai laissé le vélo à la base, j’aurai donc tourné en rond pour rien. Il y aura deux idées, ici, pour le futur. L’une à trait à la mode, l’autre à la médecine. La première, c’est que dans le futur nos lunettes de soleil devront prendre des formes polygonales pour couvrir entièrement l’ensemble de la surface de l’œil. De fait, on aura l’air de mouches avec des yeux énormes. Ce sera bien. La deuxième est pour permettre aux transplantations cardiaques de s’opérer sans la nécessité de t’ouvrir la poitrine ou de te découper le thorax avec une scie sternale. Pour ce faire, il faudra mettre au point des cœurs artificiels en s’inspirant de la physique des poulpes. Les poulpes peuvent contorsionner leur corps mou pour leur permettre de passer, par exemple, dans un trou a priori beaucoup trop petit pour les accueillir. On injecterait donc ce cœur céphalopode (appelons-le le cœur-C) dans l’organisme via une petite incision, et il remonterait par exemple dans une artère. Ensuite, via un système de ventouse intelligent, il se raccorderait de lui-même aux veines et aux artères clées. Voilà le genre de trucs auxquels je pense quand j’en suis à fendre la ville de haut en bas, l’extérieur du bras gauche et l’intérieur du bras droit offerts en sacrifice à Râ. Le retour sera plus doux, ceci dit. Déjà, car on évite les Champs. C’était écrit sur ma liste : prendre l’avenue Marceau, qui est en pente et complètement destroy au niveau de son revêtement jusqu’au Pont de l’Alma. Une famille de touristes étrangers : where is Eiffel tower ? Et j’en ai pas la moindre idée. J’ai regardé à droite puis à gauche pour la voir dépasser (non). En fait, elle est là, au bout de cette avenue. Puis prendre à gauche sur le quai Branly, qui devient le quai d’Orsay, puis le boulevard Saint-Germain jusqu’à l’Institut du monde Arabe et, de là, la gare d’Austerlitz, puis le quai opposé au niveau de la gare de Lyon, et un retour douloureux vers Bercy. À un moment donné, plein de flics et des cars de CRS qui bouclent une rue (pourquoi ?). Douloureux car j’avais pas les jambes, aujourd’hui, de faire ce que j’ai fait (trente bornes). En une fois ça aurait été. Mais la coupure en plein milieu, ce rendez-vous, ça m’a tué. C’est comme ça. Le plus dur, c’est toujours cette dernière ligne droite en remontant la rue (ou le boulevard, je sais jamais) de Reuilly. Or à vélo elle est vicieuse cette côte. Non, en fait, je vais te dire : le plus dur, c’est pas ça. Le plus dur, c’est de descendre (oui, descendre) les trois quatre marches qu’il y a au sortir de l’abri de vélo pour rejoindre le bon bâtiment. C’est là que tu réalises n’avoir plus rien dans ce qui te reste de jambes.


samedi 15 septembre 2018 - lundi 25 décembre 2023




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)