J’ai terminé hier Le fond du ciel, dernier livre de Rodrigo Fresán. Ce que j’écris ici n’est pas vraiment chronique, mais plutôt prise de notes désordonnées, préambule pour autre chose qui se voudrait plus clair. Cette fausse chronique d’ailleurs est semblable au bouquin : elle n’a pas d’ordre, de forme ou de sens imposé et certains de ses fragments sont masqués.

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Le fond du ciel n’est pas un livre de science-fiction il est la science-fiction. Sans barrière spatiotemporelle pour encadrer, dicter, former la narration, celle-ci soudain en expansion prend la taille de l’univers tout en entier et se raconte : raconte son univers.

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Que les livres de Rodrigo Fresán en France paraissent avec un mépris total pour l’ordre chronologique d’écriture correspond finalement à une réalité palpable. Ces parutions anarchiques caractérisent l’écriture de Fresán elle-même : sans forme, sans ordre, sans ligne chronologique précise ou préétablie. En France deux éditeurs se partagent les droits de parution de ses livres : le Seuil pour les romans récents (Les jardins de Kensington, Le fond du ciel) et Passage du Nord-Ouest pour les plus anciens (Mantra, La vitesse des choses et Vies de saints). Le Seuil fait paraître ces livres dans l’ordre de leur écriture, pendant que Passage du Nord-Ouest publie à rebours, si bien que deux Fresán se croisent, comme deux doubles identiques issus d’un monde parallèle altéré.

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Il est toujours difficile de résumer un livre de Rodrigo Fresán. Le fond du ciel est un roman d’amour, un amour triangulaire, un amour cosmique, paranormal, surnaturel, aliénigène.

Il était une fois deux garçons appelés Isaac Goldman et Ezra Leventhal, mais je crois avoir déjà trop longuement parlé d’eux.
Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, P.266

Les deux garçons sont cousins, les deux cousins des fans de science-fiction des années d’avant le futur, des années ou 2001 n’est pas encore une date butoir. La jeune fille qui les regardent ce jour là « fabriquer pour elle une planète de neige » est issue d’un souvenir d’autres livres de Fresán : une redondance cyclique de l’auteur : une silhouette échappée des limbes de l’écriture. Elle n’a pas de nom. Elle est « la fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là », déjà fantôme guest-star dans La vitesse des choses et fantôme d’un fantôme dans Mantra. Alors Le fond du ciel, c’est à la fois l’histoire d’un amour interminable, immense comme l’univers tout entier, et aussi l’histoire d’un amour fictif, qui n’aura réellement pu durer qu’un instant : instant pris au piège de la photographie, cet instant intemporel, aux limites, là encore, de la science-fiction, qui aura vu la création par Isaac et Ezra d’une planète de neige entièrement conçue pour qu’ « elle » puisse la voir. Les voir.

Alors les flocons de neige se sont mis en mouvement, poussés par une décharge d’énergie, et nous étions là, comme si nous vivions dans l’un de ces globes de plastique et de verre agité par un être supérieur – ou seulement un géant – pour créer une tempête blanche et prisonnière.
Une tempête tenant dans la paume de la main qui l’invoque et la soutient.
Et nous – moi et Ezra – étions à l’intérieur, heureux prisonniers de tes doigts.
Nous, nous deux, qui nous faisions appeler les Lointains, commencions et finissions en nous-mêmes.
P.17
3
Comme Mantra Le fond du ciel se décompose en trois parties. Une partie de l’ici (la Terre, la nôtre), une partie de l’entre-deux (Urkh 24, planète voisine et parallèle) et une partie de l’ailleurs (l’ailleurs étant ici nulle part, c’est à dire partout : lorsque la science-fiction prend la parole en fin de livre c’est l’univers lui-même qui s’articule et qui raconte). L’enjeu majeur du texte sera de rendre ces échanges naturels (et il y parvient), dresser des ponts (parfois en cours de construction) entre une réalité possible et toutes les autres sortes de réalités probables qui auraient pu voir le jour. Le fond du ciel est un hommage à toutes les formes de science-fiction possibles : il met à plat une carte du monde qui aboli le temps, la forme, les dimensions et mélange sur le même plan ce qui a été avec ce qui aurait pu être. Le temps, décomposé, désordonné, redistribué, n’est plus le temps. L’espace, bouleversé, pixelisé, digéré par l’image, n’est plus l’espace. Ils sont rendus autre, articulé par une voix qui raconte l’univers et qui s’appelle (au propre comme au figuré) science-fiction.

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La Terre vue comme fiction depuis l’ailleurs (la Terre-fiction) est une idée très simple, devenue elle-même un cliché du genre. La Terre-fiction au fond du ciel, qu’on aperçoit de loin ou qu’on capte via un signal radio embarqué par la sonde Voyager, en route vers l’infini depuis toujours, émet aussi bien vers le passé que vers le futur, projette au fond des cieux un concept de MMORPG ou liberté est laissée au joueur de modifier soi-même la trame et de provoquer lui-même sa propre fin. D’où l’énumération de fins du monde possible par la voix des dernières pages : les mondes parallèles se recouvrant les uns les autres il est finalement possible de les distinguer tous à la fois en un coup d’oeil.

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Les différentes fins du monde exposées ont plusieurs bourreaux possibles pour l’exécution des dernières volontés universelles : atomiques, souvent, folie furieuse, toujours, religieuses, parfois. Toutes les fins déchirent le filtre d’une réalité trop fine, parfois calque d’une réalité alternative. Et toutes les fins projettent d’autres folies furieuses dans d’autres fins parallèles évitées de justesse. Le 11 septembre 2001 est l’une de ces fins possibles. La guerre en Irak une autre. La première explosion atomique dans le désert, Alamogordo, Los Alamos National Laboratory, Trinity Camp, Manhattan Project, New Mexico (« Si tu savais ce que je vois, Isaac ! », P.104) une autre encore (encore que, pour celle-ci, il faille plutôt parler de début). Dans chacune d’entre elles, la narration du Fond du ciel, le programmateur masqué de l’émission cosmique pirate, y place un pion, un personnage du livre, pour traverser et embrasser l’intégralité d’une Histoire parasitée par les catastrophes (« le son d’une catastrophe produite par l’écho d’une catastrophe »). L’Histoire en général, le 20e siècle en particulier.

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Le fond du ciel est semblable au corps abandonné de Frank, le cosmonaute lâché dans l’espace dans 2001 l’odyssée de l’espace. Le fond du ciel est dans l’espace : il n’a ni haut, ni bas, ni début, ni fin, ni sens de lecture, ni dimensions. Le fond du ciel commence par une phrase qui le termine trois cent pages plus loin. Entre les deux s’ouvre de multiples mondes, de multiples voix, différentes fins possibles et probables. Mais jamais le livre ne commence et jamais il ne se termine. Car la voix qui raconte, qui tient les rênes de la narration comme on tient une télécommande, n’a pas de présent et embrasse tous les temps dans le même geste.

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Au cœur du corps du livre s’en trouve un autre : il s’appelle Évasion. On ne connaît pas son auteur (du moins on le devine, ensuite on le comprend), on sait très peu de choses de son contenu (1000, 3000 pages ? plus encore ?) sinon qu’Urkh 24 est le théâtre de ce livre (planète aussi connue sous le nom de Ce-Lieu-Où-S’élèvent-Les-Mélodies-Les-Plus-Déchirantes) et qu’il nous observe. Nous : le monde tel qu’on croit qu’il existe. Une autre certitude : il décrit fixement un défilé infini de couchers de soleil extraterrestre. Voilà de quoi se compose Évasion. Il est aussi le livre culte de toute une génération d’amoureux de la science-fiction. Il est aussi le chant d’amour qui unit les trois personnages principaux : l’expression fantastique d’un moment décuplé à l’infini sur des milliers de pages.

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Ce moment, c’est l’épicentre du livre. S’il ne devait rester qu’une seule scène, ce serait celle-ci. La jeune fille, à sa fenêtre, regardant plus bas Ezra Leventhal et Isaac Goldman construire pour elle une planète de neige. Et leurs regards vers elle pour la voir. Et ses yeux à elle plongés dans les leurs, les quatre. Cela représente seulement quelques lignes du livre. Mais les trois cent autres pages du Fond du ciel ne sont que des résonances plus ou moins fortes de cet instant là. Des répliques sismiques dans le cosmos sans forme et sans fond. Des ondes radios, télé et infrarouges dispersées au hasard et dans tous les sens (et dans tous les temps) de l’univers interminable.

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Le fond du ciel commence en réalité plus tôt qu’on croit, dans un passé qui dépasse même l’écriture du livre. Le fond du ciel commence à la fin des Jardins de Kensington (P. 377), le livre précédent. Le narrateur y décrit brièvement l’un de ses livres, Jim Yang and The End of All Things, et, surtout, la fin de ce livre. Jim Yang y est décrit fatigué par ses incessants voyages dans le temps, victime d’un time lag incompressible. Il fonce alors sur sa chronocyclette jusqu’à la fin de l’univers. Ce qu’il a pu y voir, ou y trouver, ce n’est pas vraiment dit. Mais frôler une planète de neige, orbiter autour d’Urkh 24 quelque temps, traverser quelques fins du monde en suspension au bout du bout de rien, sans doute, on suppose que ça a pu se produire.

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Les références et clins d’oeil à la science-fiction sont nombreux. Le plus inattendu d’entre eux (mais pas le plus subtil) consiste à retourner la sphère du monde à un moment du livre : lorsque Isaac ne trouve plus dans sa bibliothèque les noms habituels de ses auteurs fétiches (fictifs) mais d’autres, réels, de Philip K. Dick, Asimov ou Lovecraft, que naturellement il ne peut pas connaître, puisque n’existant pas dans cette dimension là. Ce court passage illustre avec exactitude tout le respect contenu dans ce livre pour ses inspirateurs. Ce n’est pas un livre de science-fiction, mais c’est, aussi, une déclaration d’amour à la science-fiction.

Je suis allé dans la bibliothèque en songeant qu’il valait mieux que je lise. J’ai cherché en vain mon exemplaire des Temps sans temps. Je n’ai guère eu plus de succès avec Damitax ou Krakma-Zarr. Ils ne se trouvaient pas à l’endroit où j’étais sûr de les avoir vus et feuilletés quelques jours plus tôt. Aucun de mes livres n’étaient là. Ma bibliothèque s’était soudain remplie d’ouvrages d’auteurs que je ne me rappelais pas avoir lus. Nul doute que, d’après leurs couvertures illustrées de fusées et de robots, ils s’agissaient de romans de science-fiction. Mais... qui étaient donc ces écrivains ? Asimov, Clarke, Lovecraft, Bradbury, Sturgeon... D’où sortaient-ils ? Que faisaient-ils là ?
P.124

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Comme souvent chez Fresán il n’est pas très important de savoir qui parle. De le situer dans l’espace ou le temps. Dans Mantra, la partie majeure du texte prenait le partie de mimer une télévision folle qui serait censée émettre depuis nulle part et qui prendrait la forme d’un abécédaire : la télé vue par les morts pour observer les vivants. La vitesse des choses est traversée de bout en bout par un vaisseau fantôme (plusieurs), traversant le temps, dispersant la fiction autour de sa coque comme l’écume éventrée entre les vagues, la nuit. Dans Le fond du ciel, la voix qui parle est émulée, doublée, imitée, singée, synthétisée, mais son message reste le même : il continue d’émettre depuis Urkh 24 ou ailleurs en ce moment même. Il dit : « s’il te plaît souviens-toi de moi, souviens-toi de nous ainsi ». Il dit : « c’est ainsi que je me souviens d’eux. » Entre les deux : trois cent pages. Et quelques infinis parallèles.


jeudi 2 septembre 2010 - vendredi 19 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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