La dernière fois que je suis venu à Saint-Denis, il y a huit neuf ans, avait à voir avec mes premières semaines de travail chez STAT. C., qui était alors ma responsable, devait me récupérer là-bas en voiture (un genre de Mini très bas de caisse) pour aller près de la frontière dans une usine à nous qui sentait le plastique fondu. Là-bas, elle m’avait laissé une heure ou deux (le temps d’une réunion entre pontes) avec des personnes qui deviendraient plus ou moins des collègues par la suite, enfin des gens qui travaillaient pour nous (encore le nous collectif de l’entreprise). Mais c’était un rapport de camaraderie un peu biaisé, par exemple il y avait rupture vestimentaire : ils portaient un bleu de travail, moi pas, et A., qui dirigeait l’atelier, et qui portait un nom espagnol alors qu’il ne l’était pas, ainsi qu’un appareil dentaire, irait ensuite se faire virer du jour au lendemain pour avoir tenter de faire pression sur quelqu’un afin d’obtenir une augmentation... Mais C. ne m’avait pas dit ce qu’elle attendait précisément de moi au cours de cette rencontre : il aurait fallu que je le devine par moi-même. Venant de débarquer dans ce grand groupe, j’en avais été incapable : comme Perceval, lui même fraichement employé au sein de la Table Ronde Corporation, je n’étais pas là depuis assez longtemps pour poser (et pour me poser à moi-même) les bonnes questions. Lors du retour, toujours dans cette Mini qui fusait près du sol, qu’elle conduit assez nerveusement il faut bien le dire, elle s’était arrêtée quelque part pour acheter des bonbons. C’était pour moi. À l’aller, elle m’avait interrogé sur les terrils, que chez nous on appelle crassiers, ce qui l’avait semble-t-il déstabilisée : elle m’avait interrogé sur un mot bien précis et pas un autre et moi j’étais insaisissable. Cela résume assez bien, je pense, la relation que nous avons entretenue pendant quatre ans. La veille, elle m’avait proposé de passer me prendre où ça m’arrangeait le plus et je lui avais dit qu’au fond, ce qui m’arrangerait le plus, c’était limite de se retrouver au bureau. Ce à quoi elle avait sèchement répondu qu’elle n’allait pas rien venir au centre de Paris pour ensuite en sortir. Il ne fallait pas s’offusquer, elle était comme ça et là encore ce mélange d’âpreté et de gentillesse peut symboliser assez bien nos rapports. Saint-Denis était venu après, c’était le plus pratique, au nord et sur la ligne D, qu’à l’époque j’empruntais tous les jours, venant du sud. Et moi, dans cette voiture, j’essayais de rester éveillé après une journée qui avait dû commencer pour moi avant 6 h, partant du fin fond de l’Essonne, et qui finira à plus de 21 h. Elle m’avait là encore laissé à Saint-Denis, qui en ce temps-là était en travaux pour la construction d’une nouvelle ligne de tram qui à présent est (et depuis longtemps) fonctionnelle. Là, on parle de prolonger la ligne 14 jusqu’à Porte de Saint-Ouen dans les prochaines années, ce qu’on disait déjà du temps où je la prenais jusqu’à Saint-Lazare pour ensuite switcher sur la 13 et rallier la rue Pouchet pour travailler non pas pour STAT en ce temps-là, antérieur, mais pour un truc appelé PDG (qui s’était grosso modo terminé au moment où l’équipe de France décidait de ne pas descendre du bus à Knysna, mais c’est une autre histoire), et il est plus rapide, pour l’heure, pour nous de prendre le RER D à Gare de Lyon plutôt que d’attraper précisément la 13 à St Lazare, bref, c’est une cuisine interne aux déplacements parisiens, dont tout le monde a horreur, sauf précisément celles et ceux qui y vivent qui semblent souvent prendre un malin plaisir à comparer entre eux des itinéraires pour une économie de minutes, c’est peut-être aussi une forme de snobisme. Mais moi, snobisme mis à part, chaque fois que je prends cette ligne D, j’ai l’impression de remonter le temps jusqu’à une époque contemporaine de cette histoire d’usine, de plastique, d’appareil dentaire, de bonbons, ou de honte footballistique quelque part encore aujourd’hui comme plantée en Afrique du Sud. Aujourd’hui, c’est un tout autre décor, et une tout autre convivialité : c’était pour passer un moment à la colloc de C., un autre C., pour un après-midi jeux. Comment s’appelle le premier ? J’ai déjà oublié, mais il y avait des mots qui fusaient de toute part. Le second, « Mascarade », pendant qu’un peu de la lumière du jour et de demain se met à décliner sur nous, comme si nous étions consentants. Moi pas. Mais je gagne deux fois.


mercredi 27 mars 2019 - jeudi 25 avril 2024




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Article publié Article 250324 GV il y a 5 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)