En lisant La centrale, d’Elisabeth Filhol, que N. m’a offert l’autre jour, j’apprends qu’il existe un risque croissant d’exposition des extrémités — mains, pieds, chevilles, avant-bras — aux rayonnements ionisants. Je ne sais pas trop à quoi cette information va me servir, mais je sens qu’elle se montrera utile, dans l’écriture, un jour ou l’autre. Ce genre de pressentiment devrait porter un nom. J’ai complètement abandonné t. Mais je rattrape lentement mon retard sur Ulysse. De -50 à -37 en moins d’une heure. Voilà qui ferait un bon titre pour quelque chose à quoi il manquerait un titre. Fin du chapitre Les Lestrygons qui mettra en tout près de 900 jours à être mis en ligne dans son ensemble, ce qui nous amène tout de même fin 2022 pour le suivant. Ça sent le pâté. Je veux dire, littéralement. Il y a comme une odeur de pâté qui monte dans tout l’immeuble et je regarde par la fenêtre : pas de pâté. Juste la ville en quelques brises, nuances de gris. J’écoute Caroline Shaw (à ne pas confondre avec Carolina Eyck évoquée mercredi, ni Elizabeth Shaw, qui fut l’un des compagnons du Docteur les plus cool, le temps d’une très bonne saison à peine, dans les années 70). On est plus proche de ce que je recherche, là. Un morceau comme Entr’Acte est une très belle réécriture contemporaine d’une histoire de la musique réduite à ses respirations, ses rythmes (le tout cadencé par des pam pam pam pam qu’on retrouve tout du long, mais aussi, semble-t-il, Haydn, et combien d’autres citations encore ? dans une autre de ses compositions pour le piano, Gustave le Gray, elle inclut en plein milieu du morceau une mazurka entière de Chopin ; pourquoi ne faisons-nous pas ça nous autres quand on écrit ?), et pour autant, ce n’est pas destructuré. Il y a des temps de construction, des structures qui s’érigent, à quoi succèdent des dissolutions, qui donnent lieu à de nouveaux balbutiements, des bredouillements de cordes, beaucoup de matière désagrégée, qui se reforment. Et alors, joué par un orchestre entier, ça prend une ampleur tout autre, et ampleur est un mot clé dans cette phrase. Dans une époque comme la nôtre, où l’information pulse de toute part dans des veines de verre et de fibre qui irrigue nos villes, on ne trouve rien si on ne s’en remet pas à un mot clé. C’est le tag parfait (sic). Alors, écoutant ces (jeunes) compositeurs, je tourne autour de quelque chose, peut-être est-ce soluble dans le mot clé post minimal music ? Quid du totalisme (à ne pas confondre avec brutalisme) ? J’ignorais jusqu’à son existence. Il faut toujours qu’il existe un mot pour des trucs qu’on ne soupçonnait même pas. Mais, à l’inverse, bien des situations qu’on traverse n’en connaissent aucun pour les désigner avec précision ; pourquoi ? Lorgner vers d’autres langues alors. Je pense à tous ces moments où l’on en vient à douter de la technologie. Le BM3 possède différents modes d’affichage selon qu’on veuille disposer d’une grande finesse de détail, mais peu de fluidité d’affichage (pour lire un texte principalement) ou qu’on veuille au contraire favoriser la vitesse d’exécution au détriment du grain (pour faire défiler des pages sur le web, pour que le temps de latence au traitement de texte ne soit pas trop important, pour lire de la vidéo). Il m’arrive bien souvent de me dire, mais on n’est pas en X mode, là, doutant que la machine ait suivi ma propre saisie (donc mon choix humain) à la base. Ou bien alors, c’est se dire, mon aspirateur fonctionne, mais en réalité il n’aspire rien (que ce soit ou non le cas). Ou bien alors, j’ai mis le lave-linge en mode essorage mais la machine n’essore pas : elle rince ! Pourquoi n’existe-t-il pas de mot pour désigner cela ? Le doute constant que l’on place dans la machine à qui l’on commande soi-même de procéder selon le moindre de nos désirs ? La suspicion qu’il existe qui sait en elle une volonté propre. Il en va de même pour les machines qui nous hantent encore de leur présence alors même qu’elles sont inaptes à remplir leur fonction : une télévision mangée par Poulpir ne trône-t-elle pas dans notre salon, sans qu’on puisse pourtant l’allumer ? La dernière fois que j’ai dû regarder quoi que ce soit là-dessus, c’était la finale de la Coupe du monde 2018. Même chose concernant la chaine Hi-Fi que j’ai voulu réparer cette après-midi (mangée par Poulpir, elle aussi), mais c’est impossible. Même avec les câbles adéquats, on ne peut pas aller les connecter ni derrière l’ampli, ni dernière les enceintes. On ne peut donc pas adapter, ou réparer, ce que l’on possède. C’est un truc de marque. Une marque, elle entend continuer à posséder l’objet qu’elle t’a pourtant vendu (en l’occurrence, il s’agissait d’un cadeau). C’est une propriété partagée. Tu ne peux donc pas te l’approprier au-delà d’un certain point. C’était le cas chez STAT. C’était même dans nos conditions de garantie, et c’est le cas chez toutes les grandes marques : pour réparer quelque chose, il faut en passer par un service après-vente agréé. Lequel service après-vente, bien souvent, est lui-même en incapacité de réparer quoi que ce soit, faute de pièces détachées disponibles auprès des fournisseurs. Mais ce n’est pas tout à fait exact : les fournisseurs, si tu leur commande des pièces, ils te les fournissent (après tout c’est leur job). Ce sont les marques qui décident quand arrêter la production de ces pièces. Ce sont les marques, c’est-à-dire les chefs de produit, qui décident de ne pas prévoir, sur un produit donné, de pièces détachées. Pourquoi font-ils ça (et elles) ? Pour réduire les coûts de production, et atteindre le prix de vente public qu’ils visaient initialement, (sachant que chaque produit s’adresse à un segment de consommateurs potentiels, et donc qu’il doit être au bon prix, celui du marché), et/ou respecter leurs contraintes de marge. Pourtant, une loi de consommation passée sous Hollande, de mémoire, en 2012 prévoit une meilleure disponibilité des pièces détachées pour les produits de tous les jours. Est-elle réellement suivie ? La plupart des marques remplacent ou remboursent en cas de problème pris en charge par la garantie, quand la garantie (je parle ici de la garantie légale de deux ans et non la garantie commerciale propre à chaque fabricant qui peut parfois l’excéder) est appliquée. Quelque part, c’est du gaspillage ; là encore, ce sont des coûts en moins (main d’œuvre, transport quand il s’agit d’envoyer ledit produit à pétaouchnock pour le réparer, etc.), sachant que les coûts de production des articles de grande consommation sont faibles : en somme, plus un produit est cher, plus il aura tendance à être réparé en cas de pépin. Chez STAT, la majeure partie de nos budgets SAV étaient dévolus au transport et notre job, plus encore peut-être que de gérer l’insatisfaction client ou de résoudre d’éventuels contentieux, c’était de réduire les coûts liés au transport. C’est un fait : tu as beau bosser pour une boîte qui pratique la croissance à deux chiffres (le saint des saints) chaque année, la seule obsession des pontes, c’est de réduire quand même les coûts. Par exemple en ne prévoyant pas de pièces détachées aux produits qu’on vendait. Et comme c’est fait en loucedé, ta propre force de vente (c’est comme ça qu’on dit) dont l’objectif est tout de même d’écouler ces trucs coûte que coûte n’est même pas mise au courant qu’il n’existe pas de pièces détachées sur ce qu’ils vendent. Ils ne l’apprennent que lorsqu’un problème se pose, et qu’il faut réparer. Et qu’on ne peut pas. C’est déjà trop tard, puisqu’ils en sont à vendre une autre génération de produits encore. Une année, chez STAT donc, j’avais leaké innocemment la liste des nouveautés pour laquelle on ne prévoyait pas de pièces détachées aux commerciaux et représentants censés les placer en magasin. Shitstorm ! Désormais, ils savaient. Et puisqu’ils savaient, ils étaient dans une position très inconfortable vis à vis de leurs clients. Ils ne pourraient pas leur dire, ensuite, je ne savais pas. Ils étaient forcés de leur mentir. Je n’ai rien fait d’interdit, ces données étaient accessibles dans l’intranet. S’ils s’étaient donnés la peine, ils auraient pu le savoir. Mais ça ne leur était probablement pas venu à l’esprit. Que s’est-il passé ? Les commerciaux ont râlé auprès de leur chef des ventes. Lequel chef des ventes l’a fait remonter à la direction marketing, et à la direction de la filiale France (qui était intérimaire à l’époque, mais c’est un autre sujet). C’est ensuite passé à la direction du SAV au niveau européen. Puis aux chefs de produits. Puis au VP Marketing manager machin chose, lequel manager chapeautait (enfin, manageait) les chefs de produit, car au fond même les chefs ont des chefs. Et ils ont finalement décidé de produire des pièces pour des produits qui, initialement, n’en prévoyaient pas (ils ont donc dû rogner leur marge). À moi, on m’a dit que ce n’était pas comme ça qu’il fallait faire, que certaines batailles devaient être menées de façon feutrée, clandestinement, et pas au su et à la vue de tous. J’avais exposé le linge sale en famille. Il ne s’est rien passé d’autre. Sinon que pour la génération de produits suivante, ils ont continué à économiser sur les pièces détachées comme d’habitude, sauf que, là, personne ne l’a dit à personne. En voilà une drôle d’histoire à raconter dans un journal.


mardi 28 janvier 2020 - samedi 20 avril 2024




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Article publié Article 200324 GV il y a 5 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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