Il faudrait cocher quelque part le nombre de jours où, dans un mois, on n’achète rien. Pas les jours où on ne paye rien, ou les jours où on ne perd pas de l’argent (nous sommes désormais ponctionnés continuellement pour un tas de services, souvent en ligne, comme par exemple des abonnements de cinéma illimité qu’on ne parvient pas à se résoudre à résilier, alors qu’on ne les rentabilise pas, quelque chose comme 21,90€ tout de même : c’est le prix de la possibilité que les choses soient gratuites), non, je parle de ces jours où l’on ne sort pas pour acheter quoi que ce soit dans un magasin, ou alors si on sort, on ne dépense rien nulle part. Ce ne sera pas pour aujourd’hui (20L de oinf et de litière lapine, 15,80€, trois endives et une Batavia lapines, 3,37€, une pièce de viande pour mettre de la protéine dans mes yeux, 1,21€ — mais alors que veux-tu espérer à ce prix-là ? — un sachet d’amandes grillées non salées pour remplacer les fruits dans un cycle de douleur non pas souhaité mais possible, 3,49€, le tout chez Franprix). Pas hier non plus (Poste). Pas jeudi ni mercredi (Poste, Poste). Pas mardi (Monoprix). Pas lundi (Auchan). Et ainsi de suite jusqu’à dimanche. Dimanche où, finalement, je n’ai rien dépensé nulle part. Est-ce bien de ne rien dépenser nulle part ? Est-ce mieux ? Mieux que de ne rien faire d’autre qu’écrire ou lire dans un week-end, pour commencer. N’est-ce pas le but premier des week-end ? Oui, mais alors : et tous les autres jours ? Et que dire de mes nuits ? Il faudrait également procéder à une double-enquête plus rigoureuse quant à la quantification de la douleur, et prendre le parti pris inverse de celui visant à comptabiliser (je le fais déjà) la douleur ressentie en notant quelque part les jours où aucun symptôme approchant de près ou de loin la douleur n’est perçu. Dans l’application de surveillance de soi que j’utilise, dans les notes que je prends, je l’écris tvb (tout va bien). Combien de tvb dans un mois, en tout ? Quelque chose qui devrait se compter sur les doigts d’une seule main. Deux si on est optimiste ? Je ne suis pas optimiste. Et qu’en conclure si le nombre de tvb dans le mois (ce mois de janvier mettons), est équivalent (avec marge d’erreur de 10/15%) au nombre de jours où on n’aura rien dépensé ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je n’ai plus besoin de me connecter au backoffice d’Hachette pour connaître l’état des classements de meilleurs ventes de livres GFK, Twitter me le donne tout seul sans que j’ai rien demandé. Quel est le rapport entre Franprix et les ventes en librairie GFK ? Faut-il réellement le préciser ? Quel rapport avec de début de manifestation qui (et c’est je crois la deuxième fois que ça se produit depuis le début du mouvement dit des gilets jaunes) remonte lentement la rue T., dans l’espoir j’imagine d’atteindre la place un peu plus haut, enfin le rond-point, le tout sous haute escorte policière ? Les CRS encafardés se massent sur les trottoirs, laissant la rue à la rue. Il y en a un tous les trois quatre mètres, à vue de nez. Des gens également en civil massés par deux devant les portes des immeubles, de quoi ont-ils peur, que les manifestants entre dans les immeubles, raison pour laquelle l’amicale des locataires ici a fait verrouiller les digicodes le week-end depuis plus d’un an ? Pourquoi vit-on enfermés chez nous ? Précisément pour que chez nous reste chez nous ? Pendant ce temps les CRS sont enfermés en eux, par le biais de leurs protections cafardeuses. Tout va bien. Mais chez nous ce n’est pas chez moi. Nous sommes ici transitoirement. Nous parlons une langue qui n’est pas (que) la nôtre. Dans Moderne / Contemporain, Pascal Mougin, dans la foulée de Gilles Philippe et Julien Piat, parle de la sécession linguistique qui s’opère entre la langue littéraire et (j’imagine) la langue naturelle, générant de fait un français fictif 1 :

Usage du passé simple de l’indicatif et des différents passés du subjonctif, surcharge à gauche des constituants syntaxiques par prolepse des groupes épithètes, leur expansion à droite par subordination arobrescente, ou encore les différentes disjonctions et sujet et verbe ou verbe et objet par des groupes circonstants placés en incise.

Michel Volkovitch parle bien d’un français d’éditeur. Et n’entend-on pas un autre genre de français fictif chaque jour à la télévision (si d’aventure on regarde la télévision), dans la bouche des journalistes qui ont un ton à eux, une musique à eux, une (a)rythmie à eux (notons qu’on rigole des accents datés des journalistes des années soixante ou soixante-dix, ou des années antérieures, et qu’on trouve parfaitement naturel ce timbre abrutissant qui est celui des speakers de l’information d’aujourd’hui, timbre qui se rapproche tellement des parodies censées s’en moquer qu’on ne parvient pas toujours à les différencier) ? Sans parler bien sûr, du français fictif des hommes et femmes politiques technocratiques, le français fictif de l’insurection, le français fictif du football, le français fictifs des interviews d’après-match dans le football (on avait à cœur de réaliser un bon résultat ce soir), le français fictif du jeu vidéo, le français fictif des affaires (ou des comportements de prédation et de domination assimilés à elles), le français fictif du marketing et de l’exploitation de l’homme par l’homme, le français fictif des minorités en mal de minoration, le français fictif de la fachosphère (lequel est lui-même un terme dérivé d’un autre français fictif encore), le français fictif des acronymes incompréhensibles de l’éducation nationale, le français fictif de la littérature contemporaine, le français fictif de la sur-représentation de soi et de la médiation de ses œuvres sur les réseaux sociaux, le français fictif de l’administration, le français fictif de la critique littéraire et de l’université, le français fictif du tissu associatif, le français fictif de la faim et de la soif (mais celui-là, on se conditionne bien pour ne jamais y être sensible le long des rames de métro en mouvement ou sur des portions fixes d’asphalte dans la rue, pour ne pas avoir à être mis à contribution, expression elle-même sans doute consécutive d’un autre français fictif encore qu’on n’aura pas nommé, la liste est non-exhaustive, et ce monde est usant).


mardi 11 février 2020 - vendredi 19 avril 2024




↑ 1 P. 81, aux Presses du réel.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)