Castaner ne l’a pas dit dans son allocution d’hier, mais les voyages dans le passé sont également proscrits. De même que les projections dans l’avenir. Un ami à nous est malade, il a attrapé le virus. Nous finissons les pois chiches. Ce n’est pas de la froideur, c’est de l’angoisse. On semble s’étonner sur les réseaux que les écrivains mainstream après avoir écrit des romans mainstream écrivent des journaux de confinement mainstream (c’est indécent). C’est indécent, parce qu’au fond on ne supporte pas, ou plus, que l’on rende compte d’une vie qui ne soit pas celle d’une vie réelle. La vie des écrivains, ça va bien cinq minutes. Et ce n’est pas la réalité. Les écrivains, ils sont là pour nous abreuver de fiction(s). La vie réelle, on ne la veut ni ceci, ni cela. Ni trop bourgeoise ni trop confortable. On veut des récits de la souffrance et de la misère, de préférence. Ils sont plus vrais que d’autres. C’est étrange. C’est étrange, et ça se comprend. C’est entre. Mais on reproche à certains autres d’écrire sur ce qu’ils ont sous la main, ou ce qui les obsède, c’est-à-dire la pandémie. Il faut s’exprimer ; il ne faut pas s’exprimer. S’exprimer, c’est invisibiliser celles et ceux qui ne s’expriment pas, que ce soit par choix ou par impossibilité de le faire ; s’exprimer, c’est rendre compte et il faut. Quand on écrit quoi que ce soit, d’autant plus sur un sujet angoissant, qui nous dépasse, qui plus est sans recul, sans filet, on écrit toujours dans ses faiblesses, dans ses douleurs, dans ses douceurs, dans sa lâcheté. Ces lecteurs offusqués n’ont-ils (et elles) rien de cela ? Quand les salariés d’X secteurs se retrouvent à tâtonner dans leurs fonctions pour tâcher de télétravailler quand même, dans ce contexte pesant, ils le font souvent maladroitement, et puis les choses vont trouver leur équilibre. L’écrivain, lui (ou elle), doit dans l’heure te sortir un chef d’œuvre qui soit respectueux des sensibilités de chacun, et être un modèle d’exemplarité morale. D’ailleurs ça tourne sur les réseaux : Shakespeare a écrit le Roi Lear pendant une épidémie de peste. Donc merci de te confire dans le chef d’œuvre, et si possible vite car c’est maintenant qu’on s’ennuie. Peut-être que ces auteurs, quels qu’ils soient par ailleurs, écrivent des textes qui correspondent aux livres qu’ils publient chaque année ? Textes dont je n’ai lu que des bribes, celles en accès libre (comme tout le monde, au fond). Il suffirait, quand ça dépasse ce que l’on est en capacité d’absorber, ou quand c’est contraire à nos valeurs, ou quand on trouve ça naze, de ne pas lire. Mais à aucun moment, il n’est question de lire quoi que ce soit. En revanche on souhaite ardemment pouvoir commander des livres en livraison à domicile, ou que les librairies (commerces de première nécessité) rouvrent. Cela bien sûr en disposant de piles non lues pantagruéliques chez soi. Ce n’est donc pas une question de lecture, mais de pulsions d’achat. Et, comme souvent quand il s’agit de disserter sur la littérature, ça n’a strictement rien à voir avec la littérature. Le pire, c’est qu’en réalité de ces sujets bien précis (l’écriture d’un journal de confinement par X ou Y, la publication d’une série littéraire sur l’épidémie au plus près de son actualité directe, l’ouverture ou la fermeture des librairies dans les villes qui ont encore des librairies), tout le monde s’en fiche. Ce qui compte, c’est le taux : colère que l’on cultive en soi, agressivité que l’on reporte sur les réseaux. Pour se maintenir en vie malgré l’arrêt soudain de tous nos mouvements ? L’indignation, en soi, comme mouvement, ou illusion de mouvement, dans l’atonie. Bref interlude au saxophone dans la cour intérieure ? Non, c’est une sonnerie de portable d’une voisine dans la cage d’escalier (l’église est fermée !). Plus tard, cette fois bien dans la cour intérieure, les professionnel(le)s de la propagation des miasmes sont sur le pied de guerre : bon, je vais repartir, là, et puis je reviendrai dans deux trois mois. Le confinement, moi, je veux bien, mais le chocolat à 98% c’est au-dessus de mes forces. Notre animalerie envoie un mailing rappelant qu’aucune preuve existante ne permet d’affirmer que les animaux de compagnie sont un vecteur de transmission du virus, et donc de ne pas abandonner les siens. Les nôtres n’ont pas conscience qu’il se passe quoi que ce soit, et le confinement semble être leur mode de vie habituel (tout comme moi). K. prend de nos nouvelles en voyant justement les nouvelles arriver jusqu’à lui. À Tokyo, il est encore libre de ses mouvements et peut aller travailler. Pour combien de temps ? Moi, je me pose des questions. Je me demande comment fonctionne la class position: sticky; en CSS. Sticky à partir d’où et jusqu’à quoi ? Les applaudissements du balcon de 20h font peur à Poulpir (mais pas à Tartelette, qui est probablement sourde) et il est venu le moment de dire encore une phrase qu’on ne serait pas attendu à prononcer à voix haute, jamais : j’ai une chanson de Sylvie Vartan dans la tête. Leopardi 1 :

Aucun siècle, même le plus barbare, ne s’est jamais cru barbare ; il n’en est même aucun qui n’ait cru incarner la fine fleur de tous les siècles et qui ne se soit considéré comme l’incarnation de la perfection de l’esprit humain et de la société. Méfions-nous donc du jugement que nous portons sur notre époque, ne regardons pas l’opinion actuelle mais les faits et essayons d’imaginer ce que sera le jugement de la postérité — dans la mesure où elle sera capable de juger correctement. (12 février 1821).

Benoît Vincent, dans un livre à venir : L’avenir est monstrueux.


lundi 20 avril 2020 - jeudi 18 avril 2024


(c) Masume Shirow, Ghost in the shell



↑ 1 Allia, traduction Paul Schefer.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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