1) On sort sur un balcon chaque soir à 20h applaudir les soignants ; c’est la moindre des choses. Et c’est aussi le problème. C’est la moindre des choses. 2) En pouvant prendre sur lui la capacité de décision de mise en production de stock conséquent de gel hydroalcoolique et de masques via ses usines et laboratoires LVMH, Bernard Arnault (dont la fortune s’est accrue considérablement ces dernières années, notamment en récupérant en baisse d’impôt des parts de budget qu’on peut considérer comme étant précédemment allouées à l’hôpital public) a littéralement le pouvoir de vie ou de mort sur au mieux des milliers, voire des dizaines ou des centaines de milliers de personnes. Paradoxalement, cela devrait nous rassurer : le pouvoir, n’est-ce pas son domaine principal d’expertise ? 3) Les appels aux dons se multiplient pour les hôpitaux publics, ainsi que les appels à volontaires. Quid d’un plan de secour immédiat du gouvernement ? 4) Leopardi 1 : Nous pouvons passer des années entières sans jamais éprouver un plaisir réel ou une sensation, même momentanée, de plaisir. L’enfant ne passe pas un jour sans en éprouver. Pourquoi cela ? Parce que nous avons la science, et lui l’ignorance. Il est vrai que c’est l’inverse pour la douleur. (2 juillet 1821) 5) Des tests dont les protocoles sont parfois présentés comme discutables se déroulent dans l’urgence pour tâcher de trouver un traitement efficace contre le virus. Sur les réseaux, tout le monde développe un genre d’expertise en flux croisés, qui est la même au fond que l’avis de tout un chacun en matière de composition d’équipe dans le foot. Hier, tout le monde était entraîneur et sélectionneur national. Aujourd’hui, tout le monde est chimiste ou biologiste ou épidémiologiste. En réalité, tout le monde s’en remet non aux faits eux-mêmes, ou aux chiffres, mais aux récits qui les transmettent, et les transcrivent. Ce faisant, chacun pratique une forme de littérature sans littérature, le tout nez à nez avec elle, sans aucune forme de recul, et loin des gestes barrières mentaux nécessaires pour les tenir à distance avant de les intégrer dans nos raisonnements le plus sereinement possible, si possible sans passion. 6) Séismes de part le monde : Mayotte, Zagreb, Nevada, Californie, Tibet. 7) Une erreur dans le titre de cette entrée du journal : j’écris d’abord 220220, comme si nous étions encore protégés dans un pli temporel incertain, dans le confort du passé (lequel n’est jamais perçu comme confortable, malgré toute la liberté dont on disposait alors et qui semblait un dû). 8) Pas de masques ni de tests pour les populations (contrairement à la plupart des pays en Asie) mais des drones disposant du pouvoir de nous voir. À quoi ressemblent leurs yeux quand ils nous voient ? Que font-ils de cette information ? Que disent les messages préenregistrés qu’ils diffusent ? Quelle est la forme de leur iris, s’ils en ont une ? Leurs yeux, à supposer que leur corps tout entier n’en soit pas un seul, immense, armé de bouches et d’ailes, libellules oculaires et armées pour le vol stationnaire, ont-ils des cils (les cils étant les ongles des yeux, écrit Rodrigo Fresán) ? Or s’ils ont des griffes, ils peuvent donc nous atteindre, je veux dire nous toucher ? 9) En contexte d’épidémie (pandémie même), les gens pourraient-ils se retenir de cracher par terre ? Dieu sait combien c’est déjà pas indispensable en temps normal. 10) Un savon bio artisanal dure une semaine. 11) On stoque des bocaux en verre vides. 12) Sur les réseaux, il y a deux types de réaction lors de la mise en ligne d’un article à visée scientifique, notamment sur la question des traitements possibles : un enthousiasme débridé, qui se traduit généralement par des partages à outrance d’articles que par ailleurs nous n’avons pas toujours les moyens d’intégrer ou de comprendre VS un scepticisme qui confine à la paranoïa (c’est du charlatanisme). Notons que les mots débridé et paranaoïa peuvent bien sûr être intervertis, et que tout un chacun semble avoir développé un avis éclairé sur la chloroquine, substance dont, pour la plupart d’entre nous, nous n’avions jusqu’alors jamais entendu parler. Nous avons tous été amputés de toute forme de raisonnement ; il nous manque un espace tampon de la pensée pour absorber les choses (et les chocs). 13) On connaît le sigle FFP2. 14) Roselyne Bachelot est en tendance ; Roselyne Bachelot avait raison. 15) Certains se retrouvent parfois à penser et / ou à dire des trucs comme profitons du confinement pour... ou encore faisons-en une opportunité. Sans doute, derrière, du moins c’est ainsi que je l’imagine, ou que je l’espère, de la honte. 16) Des chiffres circulent qui sont aussi notre projection dans l’avenir : 45 (jours), 58 (jours encore), quand ce n’est pas plus lointain, et plus vague (vers la fin de l’été, ou septembre). Personne n’en sait véritablement rien. Mais il y a comme un besoin vital de s’arracher au silence et de dire, quoi qu’on dise, et de chercher l’après. 17) Dimanche est toujours un dimanche. 18) On entend tapoter sur les murs (lorsque les gens normaux s’ennuient, ils bricolent). Les soignants recommandent aux confinés d’y aller mollo sur le marteau et la scie circulaire : les urgences commencent déjà à voir venir des mains blessées de n’être pas restées confinées dans leurs poches. 19) Contrairement au spam, le démarchage téléphonique s’est tu. Soit sans doute au seul moment dans l’année (ou bien, qui sait, dans nos vies ?) où nous aurions eu quelque chose à répondre, voire une conversation à engager. 20) Dans La part rêvée, Rodrigo Fresán n’est certainement pas après le livre, ni même (à supposer que ça ait seulement du sens) après la littérature ; il est après l’écriture. C’est à la fois un problème et une solution. 21) On calcule combien de jours se sont écoulés depuis notre dernier déplacement risqué dans le monde (comprendre : un déplacement qu’autrement on aurait tendance à considérer comme normal) et on y ajoute 14 jours, soit la durée supposée d’incubation du virus. On estime le moment à peu près où on pourra se sentir plus libres dans nos têtes, tout en omettant tous les micro-moments ou gestes qui étaient tout sauf safe réalisés pourtant pendant la période de confinement. On cherche à estimer le pic de prises en charge dans les hôpitaux en faisant des calculs d’apothicaires. On peine à orthographier correctement apothicaires du premier coup. 22) En fait, on ne supporte plus le mot confinement. 23) On a ses parents au téléphone plus souvent que d’habitude. 24) Trois paires de gants qui sèchent font six. 25) On porte des fringues dépareillées, sauf les chaussettes car on n’est pas des monstres. 26) Sous quels aspects permets-je au temps et à l’espace de glisser à travers moi ? 2 27) À force de ne rien faire de son énergie, quand on en a encore, on n’en a plus.


jeudi 23 avril 2020 - samedi 20 avril 2024


(c) Masamune Shirow, Ghost in the shell



↑ 1 Traduction Bertrand Schefer, Allia.

↑ 2 Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface, Gallimard, traduction Henri Plard, P. 97.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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