Il ne voyait rien et, loin d’en être accablé, il faisait de cette absence de vision le point culminant de son regard.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur

Vers la fin du premier livre de cette trilogie, un personnage dont je n’ai pas de prime abord très bien compris s’il était mort ou non dit la chose suivante : I don’t know which of the three of us is the biggest freak. Cette remarque pourrait très bien s’appliquer à l’ensemble des (nombreux) personnages du livre. L’enjeu du récit semble lui se lier moins au destin de l’un d’eux (pas de héros à proprement parler dans un cycle qui reprend pourtant les codes de la fantasy) qu’à un point de jonction entre leurs lignes de vie. Somme toute, nous ne devons pas nous trouver dans une narration qui vise à la convergence (une quête à accomplir, un lieu à retrouver, un objet à acquérir ou qu’il convient au contraire de détruire, un ennemi à défaire, une connaissance à obtenir) mais au contraire à un mouvement dispersé qui ne cesse de se prolonger dans l’éparpillement. Le mot que l’on cherche en réalité est celui de trajectoires. En apparence, rien dans les parcours de chacun ne vise à croiser celui des autres personnages du récit. Pourtant, un territoire se dessine, d’abord hors champ, puis de plus en plus proche, qui donne son titre à l’ensemble de la trilogie. Le (la ?) Vorrh : une forêt primitive d’Afrique au sein de laquelle il se dit qu’un paradis perdu s’y trouve encore. Le paradis perdu ? C’est le monde de la fantaisie et des croyances aux portes de la civilisation (sauf qu’on ne sait pas dans quel camp l’un, dans quel camp l’autre). Tous les regards s’y portent, et ces regards sont autant de sillons, de sillages possibles, de trajectoires donc, qui vont habiter (voire, qui sait, happer) un à un les personnages. Des hommes, des femmes, des formes autres. Des Noirs, des Blancs, des natifs et des colons, des Anglais et des Français, des esprits. Des personnages fictifs (surtout), des personnes bien réelles (Raymond Roussel en tête). Des automates, même. En fait, on peine à s’y retrouver, on avance à tâtons. On est dans l’ombre et chacun des regards apporte son rayon de lumière. Pour cette raison sans doute sont-ils si nombreux. C’est d’eux qui jaillit la focalisation nécessaire à l’appréhension générale de l’espace.

Ce qui nous motive, en tant que lecteur, à poursuivre le voyage, ce n’est pas tant la résolution d’une énigme (qui a fait le coup et pourquoi, comment vont s’en sortir qui comment, jusqu’où vont-ils devoir aller, qui va mourir et de la main de qui) que l’éclaircissement d’une zone trouble qui a toujours été là, depuis le début, sous nos yeux, mais que nous n’étions pas encore en mesure de percevoir : un roman qui tente de lever le voile sur nos propres ténèbres. Qui est-on quand on est vu par d’autres ? Quelle est la matière qui se retrouve précisément à la convergence des rayons lumineux, des trajectoires, des regards de chacun ? De quoi parle le livre ? Le mystère dans la progression d’un récit, ce n’est pas un puzzle à reformer petit à petit, c’est de dissimuler en son sein et le plus longtemps possible le sujet et l’objet de sa narration. Et, si la chose est possible, de l’aventure même en quoi a consisté son écriture.

En bon roman normé, The Vorrh use de symboles. Le premier d’entre eux (de par son importance dans l’intrigue, mais aussi car il est littéralement au centre du chapitre inaugural du premier volume) est un arc. Un arc à même de dresser des trajectoires (celles des flèches que l’archer décoche), des lignes de vie, ou bien, qui sait, de fuite ? L’arc étant lui-même la métaphore de l’auteur à l’ouvrage, décochant de ses flèches le destin de ses personnages, dont il compose pour les vêtir d’autres arcs, narratifs cette fois. Le personnage de l’Archer, quant à lui, se sert de cet objet pour motiver ses déplacements : en décochant une flèche vers le ciel, il peut en suivre le parcours et estimer un point à relier dans le monde, comme on le ferait aujourd’hui d’un point fictif punaisé dans le territoire en 2D de nos applications de cartographie en ligne. Il est donc question de naviguer dans un monde a priori hostile et d’atteindre un point obscur (du territoire comme du récit) sur lequel on n’a ni vue ni prise. Et lorsque le récit s’emballe, c’est pour mieux nous apprendre à voir (comment voir quand on n’a qu’un œil, et comment faire pour en avoir deux, comme tout le monde, se demande le cyclope qui par définition n’en a qu’un). Que cherche-t-on à voir alors, et comment ?

Voir mais aussi être vu. Se voir peut-être ? Par exemple sous un nouveau jour. L’œil est au centre du récit : celui de l’Archer son arc à la main, celui du photographe Muybridge, celui du cyclope en quête d’un corps normé. Ce qu’il va chercher dans le Vorrh, est-ce lui-même ? Une version sauvage de sa propre singularité ?

He was there again, expecting to turn a corner and find that unique village. So lost was he in the conjecture of that place, that he did not immediately notice that he was no longer alone. It took him a few moments to realise that somebody was walking to the side of him, just out of the periphery of his view. He spun around to confront them, his heart in his throat. The other stopped and ducked down, but he now knew for sure that he was being observed. He wondered if these were the people who had been giving him food and water. He called out to where the figure had disappeared, expecting a response this time. None came. Then there was a sound behind him ; a sound to the side ; a plethora of sounds from every direction. The creatures stood up, and he turned in horror to look at them all, their faces growing out of their chests. He pushed back the fear and repulsion that came from being in close and unknown proximity with something that was utterly different. Their squat, square bodies were pale yellow, blotched with a pink mottle ; they had no discernible head. Their mouth, jaw, nose and ears grew out of their sternum, and a single eye stared out from their flat chests with the blinking wit of a farm animal. Pale lashes, shading one-dimensional thoughts, flicked vacantly between fight or flee. Then he saw the squint of cunning, and knew that this was his end. These were things he had seen in a picture : horror cyclops that could have nothing to do with him. This was a subspecies, not a kindred race. They had been giving him food and direction, not out of aid and sympathy, but to guide him home. They had been fattening and luring him, and he had willingly followed their trails of food straight into their trap, and right into the heartland of the anthropophagi.

Ou va-t-il au contraire puiser dans ses forces souterraines pour en revenir changé ?

He longed for her to see his truth, not because he was deformed and rare, but, conversely, because of his growing normality and commonness. He hungered for her to mirror him in the depth of the love she so strongly professed. He watched her continually, when he thought she was unaware, to see if there were cracks or blemishes in the perfection of her surface.

Peu de réponses à espérer ici. Personne ne sait réellement. Raison pour laquelle tout le monde s’échine à tâcher de savoir. Pour autant, personne n’échoue. Et ce n’est pas un paradoxe ; c’est un relief.



The Vorrh, Brian Catling, Honest Publishing, 512p., 2012.
Paru en France chez Fleuve éditions, traduction Nathalie Mege, en 2019.


samedi 28 novembre 2020 - lundi 15 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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