Bajir se tait. Soch’é pèse son poids sur son épaule. Le sang sur son front sèche. Tout le monde s’est calmé. Ils avancent à deux le long des voies du train, ce qui est illégal. Je ne sais pas, pense Bajir, ce que ferait la milice si la milice nous trouvait là en plein milieu de la nuit. Il n’a plus assez d’argent sur lui pour les tirer d’affaire si besoin, et il en veut à Soch’é de l’avoir mis dans cette situation.
— Rends-toi compte.
C’est peine perdue.
Soch’é s’est arrêté pour chier de la mousse dans le ballast. Bajir surveille. La milice a la vision thermique, pense-t-il. Avec, ils sont capables de nous voir tels que nous sommes de l’intérieur, ni plus beaux ni plus laids...
Il finit par s’asseoir par terre pour délasser ses chaussures et déverser l’intégralité de leur contenu jusqu’à ce qu’un petit tas de plage se forme. Bajir a la plante de pied sale. Il se l’essuie sur sa paume pendant que Soch’é remonte son pantalon sur les poils de son ombre. Bajir dit qu’ils ne peuvent pas rester là, de son côté ça fait de l’électricité statique. Soch’é n’a pas l’air de l’entendre.
Dans un immeuble, quelques kilomètres plus loin, Bajir le laissera s’endormir sur trois marches d’escalier, grimpera jusqu’au quatrième, tapera à la porte, pressera le bouton blanc de la sonnette, actionnera plusieurs fois le système électrique des veilleuses, expulsera de la condensation par la bouche, chuchotera dans le noir jusqu’à ce qu’une voix réponde, celle du père.
— C’est Soch’é. Je l’ai trouvé en ville à se taper la tête contre les murs. Quelqu’un a appelé la milice. C’était moins une. Je l’ai ramené. Il est en bas. J’ai besoin d’un coup de main pour le monter dans l’escalier.
Un homme maladif déverrouille la porte de son appartement, s’extirpe péniblement de son seuil, enfile ce qu’on appelait jadis un tricot de corps, contorsionnant pour qu’elles y passent ses épaules, descend les pieds nus sur les marches, attrape son garçon par l’aisselle pendant que Bajir l’attrape aussi par l’aisselle, l’autre. Ensemble ils le hisseront sur quatre étages en soupirant dans des restes d’odeurs stagnées.
L’homme demandera plusieurs fois à déposer le garçon au sol pour reprendre son souffle et, devant la porte de son appartement, montrera à Bajir comment l’aider à le porter allongé, cette fois, qui les pieds qui la tête, jusqu’à son matelas. Pour ce faire, ils traversent en silence un couloir et une pièce sans lumière.
Le matelas est un matelas au sol posé sur une couche de carton. Peut-être que Soch’é s’est rendormi, ce n’est pas clair. Toujours est-il que le père l’y lâche sans ménagement, ce qui n’offense personne.
À la lueur du tabac froid, il dit en chuchotant :
— Prends quelque chose à manger, Bajir.
Puis, sans attendre l’hypothétique réponse :
— Bajir, il faut que tu manges. Tu es plus maigre encore que la dernière fois où je t’ai vu.
Mais tout ce dont Bajir a besoin, c’est d’emprunter à nouveau la pierre ponce familiale et de promettre une énième fois que c’est la dernière fois.
— Tu sais où elle est, Bajir. Et où la reposer après usage.
Il y aura également des bruits de bouche pâteuse, une femme en robe de chambre appuyée contre la forme d’une porte faisant plus que son âge (la mère de Soch’é, suppose Bajir), l’odeur de restes tièdes dans le fond d’un faitout, de la toux camouflée à travers une cloison, et, lorsque Bajir s’éloignera en silence dans le couloir éteint, la pierre ponce promise à la main, il n’entend déjà plus que les mots à voix basse de cet homme venu parler à quelques centimètres du visage endormi de son fils. Et les bruits de ses claques fatiguées sur le corps de ce fils pour le tirer des eaux.
— Tu es avec moi, Soch’é ? Tu es là ? Tu es là avec moi en ce moment ? Tu sais ce qui te parle ? Tu sais quel jour on est ? Tu sais quelle année est-ce ? Tu te réveilles ? Tu m’écoutes ? Tu es là ? Tu te réveilles ? Tu es là quelque part ? Tu sais ce qui se passe encore ? Tu nous reviens à nous ? Tu nous reviens à nous, Soch’é ?
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |