Je reçois un mail promotionnel d’OR Books qui dit : Good Bye Book as we Know it : il a mon attention. Tout ça pour réaliser que ce n’est qu’un lapsus oculi de plus, le titre du mail étant en réalité Good Bye Life as we Know it, ce qui m’intéresse étrangement (ou non) moins. Et voilà qu’en écrivant cette phrase, je me trompe même pour une troisième voie qui serait Good Boy Life, que faire de ça ? Je lis Lucy Ellmann. Quand elle écrit I mean, who wants to be chopped up and boiled, or grated and mixed with raisins, je ne peux pas ne pas penser à cette phrase d’Amy Hempel dans « Jesus is waiting » : I would like to be scrambled and served with sausages at an all-night diner. De fait, ces deux écritures sont distantes. Distantes, mais pas incompatibles. Puis je pense à cette petite BD sur le web que j’ai vu passer l’autre jour : quelqu’un ouvre la porte d’un appartement dans lequel une fête est en train de se dérouler, chaque personnage étant représenté sous la forme d’un genre de met ou d’aliment. On ne voit pas très bien qui est la personne qui vient d’arriver, et l’hôte dit : eh, les gars, Pépite de chocholat a pu venir, trop bien ! Et puis la personne entre dans la lumière et tout le monre réalise, dégoûté, que ce n’est que Raisin sec. Le problème des flux de conscience, c’est que lisant ceux des autres je pars bien souvent dans les miens. C’est du reste ce que j’ai dit à mon prof de littérature comparée quand nous étudiions Mrs Dalloway il y a mille ans. Je ne sais pas si c’est un problème, et je ne sais pas si c’est une solution : j’ai essayé de faire lire Ducks, Newburyport par la synthèse vocale du Book Max. Ces trucs ont vraiment progressé en quelques années, particulièrement en anglais. Tu peux régler la vitesse, les temps de pause, le tempo. C’est bien fait. Ça se prête assez à ce type de livre, sans doute plus connecté à l’énergie des listes qu’au flux de conscience à proprement parler : on se sent plus proche d’Édouard Levé que de Woolf ou Joyce. Le fait de répéter cette formule incantatoire tout le temps (the fact). Le fait d’énumérer. Curieusement, la machine qui sait marquer les pauses entre les virgules ne le fait pas quand on change de paragraphe (ce qui est codé dans l’epub), mais le fait quand on change de page (ce qui n’est pas codé dans l’epub et ne s’articule que fictivement pour un lecteur donné, selon son outil de lecture). Même chose quant aux italiques, qui ne sont pas pris en considération par l’inflexion de la voix (là encore, des parties qui sont balisées comme telles dans le fichier) alors qu’entre guillemets, si. En revanche, quand un mot est césuré en bout de page, la voix le lit en entier, y compris la partie apparaissant sur la page suivante, ce qui montre bien que la synthèse vocale à une vision qui dépasse l’intégrité de la fpage 1. À ce moment-là, elle en vient à relire alors, en tête de page suivante, la deuxième partie du mot coupé déjà lue précédemment puisque pris en charge en entier, ce qui est bizarre mais pas non plus rédhibitoire. C’est ainsi. Ensuite, j’essayerai de comprendre pourquoi ça m’intéresse de me faire lire ce livre par une autre voix que la mienne, et artificiellement : est-ce pour me prémunir contre une forme de cécité future ? Ou une altération des yeux X ou Y ? Être prêt au cas où ? Est-ce parce qu’il est trop long (mais trop long par rapport à quoi ?) 2 ? Ce n’est pas ça. Ou pas que ça. Je n’arrêtais pas de me dire : lire en faisant autre chose, des tâches monotones par exemple, comme de chercher des photos de flaques à transformer en images pour Grieg. Grâce à des trucs comme la synthèse vocale, les livres audio, les adaptations radio, la lecture devient peu à peu ce en quoi la musique s’est métamorphosée ces dernières décennies, et ce que les séries télé tendent à vouloir devenir à leur tour : un loisir de tâche de fond. J’écoute de la musique pour aller d’un point A à un point B et en revenir, ou pour répondre à des emails. Pour écrire, parfois. Je regarde des séries télé en mangeant ou en faisant parfois la vaisselle, ce qui signifie en réalité que je les écoute plus que je les regarde, alors. Longtemps, plus jeune, le summum ultime de l’expérience footballistique consistait à regarder un match bien réel tout en jouant à un jeu de foot à côté. De sorte qu’au fond ce qu’on fait n’est plus réellement ce qu’on fait mais un prétexte à faire (or donc à ne pas faire pleinement) autre chose. Et on peut considérer en réalité que la musique, la vraie, n’existe que sous la forme d’un morceau qui impose que je ne fasse pas autre chose que l’écouter tout en l’écoutant, ce qui arrive finalement très rarement quand on y pense. Le reste ne serait donc pas de la musique mais un succédané d’elle. Une copie. Un écho. Il en va de même pour ces littératures de synthèse qu’on nous vend pour de la vraie, quand elle est manifestement recouverte d’un film plastique permanent (dedans comme au-dehors) : ce sont les livres que tu peux lire en faisant, en l’occurrence en pensant à, autre chose. Et c’est pour ça que les éditeurs sont obsédés par le fait d’être clair : pouvoir toucher ce public-là, celui dont on dit qu’il est grand. Je ne crois pas que Ducks, Newburyport, intitulé Les Lionnes dans sa version française traduite par Claro, soit considérée comme un roman clair par les habituels maillons de la chaîne. Pourtant, il l’est parfaitement. Chaque proposition prise séparément l’est, formant une phrase interminable certes, mais néanmoins séquencée (commençant donc toutes par the fact). La situation d’énonciation l’est aussi (une femme seule avec ses pensées face aux violences de ce monde), et le récit transversal qui l’accompagne également (une lionne dans la nature dans un cycle de vie sauvage, confrontée à ses propres violences, laquelle lionne gravite autour de là où la femme et ses pensées habitent). Mais s’agissant d’un livre exagérément (par rapport à quoi ?) long, on le vendra comme un roman difficile, complexe, exigeant. De fait, moi-même lisant, je me suis plusieurs fois demandé si j’irai au bout, vu combien il croit de prime abord qu’il est facile de saisir où il veut en venir en amont. En voilà une idée étrange. Et stupide. Dans un livre comme celui-là, dont deux fils sont distinctement séparés, le moteur de tension est souvent de voir les fils, sinon se croiser tout à fait, du moins s’approcher, se frôler. Quant au fait qu’il ne se passe rien, c’est tout à fait vrai et tout à fait faux à la fois. Et on n’imagine pas le rush d’adrénaline que c’est, après 800 pages à ne rien se passer, quand il se produit quelque chose d’émotionnellement fort. C’est incomparable.
(c) Emil Ferris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres
↑ 1 Comprendre, une page fictive.
↑ 2 Intéressant de constater que ce reproche de la longueur, il a été fait souvent à l’autrice par des journalistes alors même que ce livre est parfait à chroniquer pour quiconque ne souhaiterait pas le lire pleinement : pas besoin de le lire en entier pour en saisir les énergies, il suffit de prendre quelques pages ici et là au hasard pour comprendre où le livre veut en venir (quitte bien sûr à passer à côté de la justesse de son propos, mais enfin dans le type d’articles auxquels je pense, ça n’est pas un problème.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |