Dans le prolongement de son précédent livre, Récit d’un avocat, Antoine Brea pose avec L’instruction une embardée dans la fiction, un pas de côté par rapport au polar ou au roman noir : se dévoile alors un genre d’enquête judiciaire, mais qui ne cherche pas à faire de la machine administrative l’appareil ni l’objet de son récit. En réalité, L’instruction est un roman tout à fait conscient de sa propre hybridité, tant il paraît osé, mais stimulant, d’imaginer faire se croiser les faisceaux d’influence d’auteurs aussi divers que Simenon, Kafka, Chrétien de Troyes ou Tony Duvert (et j’en oublie). Mais là oui.
Ce mauvais sentiment qu’éprouvent les gens comme moi qui n’ont pas eu de bons parents corrects, qui ne se rattachent à aucun milieu social précis. Ceux que la vie contraint à vivre une deuxième vie au cœur de la vie quotidienne, une vie de rêve ou de cauchemar, une vie illusoire, alcoolisée peut-être, toxique, mais qui donne à l’autre une phosphorescence qu’autrement elle n’aurait pas, et qui permet de regarder la société sans se crever les yeux.
Loin d’être quelque chose d’assez balisé, sans danger, intéressant surtout au point de vue commercial, comme il est dit avec un peu d’humour dans le fil du roman, L’instruction développe autre chose, ou plutôt se développe autrement. L’affaire elle-même qui occupe le personnage principal (un juge d’instruction, donc, justifiant là le titre, dans l’une de ses premières affectations en banlieue de banlieue) n’est pas une affaire belle, ce n’est pas pitch clinquant pour un film ou une série policière. C’est un truc un peu sale, à demi-oublié, où se croisent des figures un peu tristes qui font ce qu’elles font pour des motifs peu avouables, et où surtout la plupart des acteurs ont tendance, sinon intérêt, à se détourner de la vérité. On est plus proche d’une enquête de Maigret visant à faire sortir de ses protagonistes des vies, qu’un thriller policier qui se fait le spectacle de son propre rapport à l’adrénaline. Si j’emploie le mot vies, ce n’est pas un hasard, tant on trouve dans ce roman des récits condensés de destins un peu torves, ou éteints : des figures à des années lumières des arcs narratifs de la fiction qui se vend au kilo. Voilà pourquoi je préfère parler ici de vies que de personnages. Ces témoignages, indispensables à toute forme d’enquête, sont les pointes émergées d’une réelle humanité figée dans des glaces inférieures, l’humanité minuscule tracée en quelques phrases d’une écriture jamais toujours aussi blanche qu’il n’y paraît. Mais des vies qui ne passent pas nécessairement par le révélateur policier, qui, lui, écrase les récits de sa domination, de sa violence, et qui les extirpe des bouches qui les disent, contraintes et forcées de le faire. C’est une nuance de poids et qui apporte à L’instruction des éclairages particuliers.
La police qui aime tellement savoir, tellement interroger… Je me souvenais, c’était au cours d’un stage en commissariat, au temps de l’École de magistrature, je me souvenais des enquêteurs qui s’asseyaient sur un coin de bureau tandis qu’un collègue tapait à l’ordinateur, je me souvenais comme leurs yeux brillaient, et qu’avec leur bouche luisante ils parlaient, parlaient, ils disaient toutes sortes de choses, ils demandaient des choses, ils voulaient connaître des noms, des adresses, des téléphones, le nom du père, le nom de la mère, ils n’en avaient jamais assez, ils demandaient encore ceci ou cela, c’était fastidieux au possible, vraiment très fastidieux, mais en général en face ça finissait par céder, à un moment ou un autre les résistances lâchaient, et tous les enquêteurs d’un seul coup s’éloignaient, ils se retiraient dans la pénombre, ou dans le couloir, ils partaient chercher un café, quelque chose à manger, un seul d’entre eux restait à la lumière, qui couchait alors les déclarations sur procès-verbal avec un soin presque érotique, une sollicitude et une discrétion religieuses envers l’interlocuteur. Oui, la police sait sonder les reins et les cœurs quand elle veut, me souvenais-je.
Les récits que proposent L’instruction, et qui semblent ici au fond le prétexte à l’élaboration d’une fiction globale pour les tenir, proposent des vérités judiciaires, des faits administratifs, des points d’état civil. Il en résulte des sillons narratifs comprimés à l’os, d’un parfait équilibre, qui éclairent les figures ou les silhouettes qu’ils circoncrivent au néon, laissant voir les informités, les failles, les cernes, les chairs lâches. C’est que le regard qui anime le récit, genre oblige, est celui de la quête de vérité. Une vérité qui ne se soustrait à aucun effet de miroir : l’appareil judiciaire tel qu’il est avancé ici, non comme décor mais comme matière, apparaît lui aussi sans fard. Pas au centre des regards mais le long de leur circonférence. En lambeaux au sens propre comme au figuré, pas nécessairement dédié aux idéaux de justice qu’on souhaiterait devoir lui prêter. C’est que l’environnement ou l’univers du récit est aussi celui de la banlieue abandonnée et de son peuple. Les lieux du roman sont ceux de la mise au rebut voire de la concentration : espaces pénitenciaires, EHPAD, centres pour mineurs, quais ou rames d’RER, sans oublier bien sûr les locaux vétustes des administrations judiciaires et policières, elles-mêmes le décor de leur propre déréliction. Les descriptions extérieures ont la justesse narrative de toucher jusqu’aux perspectives science-fictionnesques qu’elles semblent d’elles-mêmes convoquer, tant il n’est pas rare en traversant les espaces bétonnés d’Île-de-France de se croire dans cette scène sidérante de Solaris où la seule dimension du futur s’incarne dans la succession blême des échangeurs autoroutiers. Nous y sommes (au fond, pour nos générations du moins, y avons toujours été).
La boîte de vitesses a produit une suite de craquements atroces, on est sortis de l’autoroute et on a franchi un canal, des voies désertes, presque pas de présence humaine, les fenêtres à paraboles des grands ensembles trop éloignées de nous pour être percées à jour, on commençait à reconnaître mieux les formes de la banlieue, ses concentrés de solitude étirés dans un cadre indéfiniment provisoire. Ses paysages de fantaisie métallique, végétative, hors de l’histoire, incolore.L’Opel circulait à présent derrière des voies ferrées où divaguaient les chiens, où s’étaient installées des caravanes, longeait d’immenses dépôts, de grands parkings dégarnis de voitures, des étendues d’herbe pelée semées de constructions, tôle ou ciment, aux fonctions indécises. Ensuite est venu un plan d’eau, est venue une zone rémanente de terrains cultivés avec, vers l’intérieur, plus loin en direction de l’est, la silhouette d’énormes blocs d’immeubles, un peu confuse à cause de la pollution oscillant autour qui leur faisait des contours fantastiques : tourelles brisées de vaisseaux cuirassés géants, forteresses de planètes lointaines entrées en déshérence, ruines découpées, déchiquetées, désertées de station galactique à l’ère post-nucléaire, remparts, boucliers, pas de tir, émetteurs
De la SF il n’en est pas question mais d’autres genres affluent. Dans son dispositif, L’instruction rappelle alors ces récits fantastiques du dix-neuvième visant à déplacer (ou replacer) l’autorité d’une voix se racontant dans l’écoulement même d’une narration qui se joue du lecteur : ainsi le narrateur du livre (qui est comme chaque personnage fictif le jouet d’un auteur quelque part) s’en remet à la parole d’un autre personnage antérieur à lui, qui témoigne d’une situation passée, en la personne du juge Herzog qu’il est précisément là pour remplacer. Savoir alors si les pièces laissées par son précédesseur, notes et journaux compris, et qui seront à plusieurs reprises instrumentalisées dans le roman, sont bien l’expression de la vérité, ou d’une vérité partiale, biaisée, ou du moins subjective ? Et le roman entre les genres n’est pas le lieu où l’on se doit de trancher quoi que ce soit : c’est par ce dispositif qu’Antoine Brea fait se déplacer les enjeux de son livre. Non plus nécessairement l’expression de la vérité de l’enquête (qui, comme on le constate dès l’incipit, ne peut qu’aller linéairement, comme sur des rails, jusqu’à son éllucidation : c’est le propre de la quête) mais d’un faisceau de vérités plurielles sur ce qu’il convient d’appeler la déliquescence de la justice aujourd’hui. En dévoilant ces vérités tristes à voir, Antoine Brea touche en réalité une autre extrémité de sa quête que sans doute seule la littérature est à même d’approcher (et comme il y parvient) : pas la justice, mais la justesse.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |