Cela fait des jours que Bajir fait usage, chaque matin, de la pierre ponce empruntée aux parents de Soch’é, et pour quel résultat ? Il a des taches sur la peau ; ça ne part pas. Il y ajoute du savon noir et ça pique. Ça le fait même pleurer. Mais rien ne marche.
C’est un abus de langage : la pierre n’est pas ponce. D’ailleurs, ce n’est pas une pierre mais la part abrasive d’une éponge. La mère de Bajir appelait ça le gratte-gratte. La mère de Soch’é, donc, la pierre ponce et c’est elle qui frappe à sa porte une bonne semaine après qu’il s’en est saisi pour, pense-t-il mais il se trompe, la récupérer. Il se sèche. Se rhabille. Traverse l’appartement vide et pieds nus il lui ouvre.
Non, la mère de Soch’é ne vient pas pour l’éponge : qu’il la garde. À la place, elle lui annonce quelque chose qui le trouble : son mari et elle s’en vont. Ils ont de quoi payer un passeur pour franchir la frontière. Ils quitteront la ville et ne reviendront pas. Ce n’est pas la première fois que ce genre de scènes se produit. Bajir revoit sa mère le dire, après la mort du père. Après la mère ses sœurs, les unes après les autres. De fait, l’immeuble est presque vide à présent. Mais ça n’explique pas le teint blême de la mère de Soch’é.
— Nous partirons d’abord à deux, avoue-t-elle à Bajir. Ce serait trop dangereux de passer à plus, le passeur nous l’a interdit. Mais, le mois prochain si tout va bien, nous ferons sortir Soch’é... Je veux dire : c’est son frère Fernao qui viendra pour lui et qui le remettra au passeur. Dans l’intervalle, on aimerait qu’il puisse rester avec toi... Provisoirement. Comme tu le sais, on ne peut pas le laisser seul. C’est beaucoup demander... Mais Fernao ne peut le recueillir, c’est la raison de ma venue. Quelle que soit ta réponse, nous la respecterons. Si tu acceptes, nous subviendrons à ce qu’il mange.
Bajir saisit mal ce qui se joue. Soch’é étant pour lui comme un frère, il se contente de dire que oui, quoi qu’il faille faire il le fera. C’est l’évidence. Soch’é, c’est les souvenirs. L’enfance passée ensemble. La rue des osselets. La petite bande. Leur pacte de l’époque à eux cinq. Tout ça, ce n’est pas rien.
La mère de Soch’é verse une larme. Elle fait celle qui ne se souvient pas du pacte, sans doute car ces temps-ci mieux vaut ne se souvenir de rien. Elle remercie. Puis :
— Tu ferais bien de fuir aussi la ville quand tu en auras la chance, Bajir.
Pendant un long moment, la mère de Soch’é n’a rien vu des gouttelettes d’eau froide qui ruissellent dans le cou de Bajir. Rien des taches violacées qui font cercle à même sa peau, vers l’encolure de sa chemise. Ni rien de toutes les autres, dissimulées par le textile. Avant de faire courir sur son corps un regard qui commence à percer, à soupeser, à voir.
Bajir ne consent pas à fuir. Il pense à cette ville. Ce quartier. Cette rue. Cet immeuble. Cet étage. Cet appartement. Ce corps. Cet esprit. Cette âme. La guerre n’entrera pas en ligne de compte, c’était précisément l’un des enjeux du pacte. Il sait qu’il ne partira pas.
— Si tu n’as pas assez pour payer un passeur, tente au moins le corridor humanitaire.
Peine perdue. Même dans le noir, même sa beauté souillée, même bombardée continuellement, même ses infrastructures amoindries et ses habitants morts, ruinés, ou en fuite, cette ville est aimée de Bajir et la mère de Soch’é ne sait que ça. Elle aperçoit, au mur, la photo de la petite bande des cinq sur laquelle elle reconnaît son fils quand il n’était pas encore l’ombre de lui-même, ainsi que Ruibé, Bajir, Little Lizzle et Melchioriko.
Par rapport à la photo, Bajir a peu changé. Sauf que de nouvelles gouttes d’eau roulent qui imbibent son vêtement, dévoilant d’autres couleurs rances sur sa peau. La mère de Soché détourne pudiquement les yeux.
Elle en revient à ce pourquoi elle est montée le voir. Elle met dans la main de Bajir une liasse de billets tenus par une épingle à linge (pour compenser la charge de Soch’é, dit-elle ). Bajir rechigne à l’accepter. Le père de Soch’é est mécano au complexe qui alimente les orgues de la batterie anti-aérienne. Accepter cet argent, ça reviendrait à profiter des deniers de la guerre or, cette photo consécutive au pacte des cinq l’oblige. À son dos il est écrit, signé de la main de chacun les mots nous soussignés untel untel untel untel untel jurons sur notre vie que jamais de notre vie nous nous laisserons toucher par les laideurs de la guerre.
— Je ne peux pas accepter.
La mère de Soch’é insiste. Elle sait se faire obéir. Quand les gens crèvent la gueule ouverte, il n’y a pas de pacte qui tienne. Tout ce qui compte, c’est de survivre. Et si la guerre y pourvoit momentanément, va pour la guerre. L’important, c’est de rester debout.
Pour autant, elle ne parvient pas à le regarder dans les yeux, Bajir. Ce devrait l’alerter ; ça ne l’alerte pas. Bajir prend ça pour une marque de pudeur tant il estime cette femme, qu’il connaît depuis l’enfance, et dont il n’imagine pas qu’elle soit capable de lui mentir, et de se jouer de lui.
Après l’avoir forcé à accepter l’argent, la mère de Soch’é remet à Bajir une enveloppe à n’ouvrir pas : elle contient le laisser-passer prépayé de Soch’é pour quand Fernao viendra le chercher pour le livrer au passeur.
— Mets tout ça en lieu sûr et cache tout. L’argent comme le laisser-passer. Tout de suite. Ne garde rien sur toi et surtout n’attends pas. Tu comprends ?
Bajir comprend. Il est heureux de se débarrasser du tout.
De fait, il n’attend pas. Il enfourne le tout dans une cache, sous une latte du plancher défaite, sous les yeux de la mère de Soché.
À partir de là, elle cesse de faire semblant de ne pas voir clair en Bajir : des larmes encore au coin de ses yeux coulent, la matière de sa chemise imbibée d’eau savonneuse perle, quelques gouttes de sang tachent sa blancheur. Ça crève les yeux que, sous des vêtements humectés, Bajir a le corps maculé.
— Il t’arrive quelque chose et ça se voit comme le nez au milieu de la figure alors tu vas me dire qu’est-ce et tout de suite.
Bien que Bajir tente de noyer le poisson, la scène suivante consistera à voir la mère de Soch’é le mettre nu dans sa salle de bain pour voir l’étendue des dégâts. Ça part d’un bon sentiment. Elle veut l’aider. Elle veut lui rendre service en échance du service qu’il s’apprête à lui rendre en accueillant chez lui Soch’é. Vite elle déchante à la vue de son corps.
— Bajir... comment tu t’es fait ça ?
Bajir a deux fois honte. D’être incapable de remédier seul au problème et d’être ainsi vu. Il se cache le sexe avec les mains comme s’il avait neuf ans (il en a vingt).
Il a de la peinture sur tout le corps et toutes les couleurs ont séché, le voilà son problème. C’est dur à faire partir. Ça lui fait des écailles. Ça sent fort le produit. C’est astringent. Qui plus est le vert de l’éponge (la pierre ponce) l’a griffé de toutes parts, ne réussissant que partiellement le nettoyage, déteignant même là où ne ça n’abrasait pas.
Alors, pour se montrer utile, et qui sait dissiper le malaise encore un peu présent, la mère de Soch’é s’affaire. Elle retrousse le bas de son pantalon et le rejoint dans le receveur de douche où l’eau s’écoule et où Bajir souffre en silence. Bien sûr, elle dit ce que disent les mères :
— Il n’y a pas de secret, il faut frotter.
Cela dure.
Le savon noir a beau le brûler, Bajir reste digne. Les résidus de couleurs mêlés à l’eau se détachent de sa peau avant de disparaître dans le siphon. Il y a de tout, du jaune, du rouge, du vert... C’est presque beau dans le siphon quand ça prend l’arrondi dû à l’évacuation et que ça se mélange... jusqu’à une totale annihilation.
La mère de Soch’é ralentit la cadence. Elle commence à fatiguer. Il lui en sait gré de ne pas chercher à savoir comment il s’est retrouvé dans cette situation.
— Je ne peux pas plus, dit-elle. Ici (à l’estomac), ce n’est pas en frottant que ça partira.
Bajir acquiesce. À cet endroit, ce n’est pas de la peinture mais la trace d’un coup. C’est un bleu qui en est à jaunir. Il y en a d’autres. Soit. La mère de Soch’é ferme les yeux. Il y a bien longtemps qu’elle ne demande plus à Bajir ce qu’il fait de ses jours, ce qu’il fait de ses nuits. Et comment, au juste, il en vient à survivre dans cette ville en siège qui n’en finit pas de s’éteindre, où personne ne survit, qui plus est tournant dos aux économies de guerre. Ce n’est pas grand-chose ce qu’elle a fait, mais c’est déjà mieux que rien. Bajir la remercie pour son effort. Il redevient humain.
La pierre ponce, elle, est dans un piètre état, d’ailleurs elle la lui laisse.
— Tu en auras plus besoin ici que moi. Dans une semaine nous serons partis. Je te ferai monter Soch’é avant l’heure dite. Si tu revois un jour les tiens, transmets-leur nos pensées.


dimanche 10 juillet 2022 - dimanche 11 février 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)