Si je m’écoutais, m’écoutais vraiment, je citerais l’intégralité de Cambouis d’Antoine Emaz, paru en ce début d’année au Seuil, collection Déplacements. J’ai corné vingt-quatre pages, noté vingt-quatre passages importants. J’aurais tout aussi bien pu corner tout, tout noter. Ma chronique s’écrirait d’elle-même et je n’aurais rien à faire de plus.

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On idéalise trop l’écrivain. On n’a en tête que l’auteur reconnu, en représentation, l’image ou l’icône… C’est méconnaître tout le côté cambouis ou cuisine de cette activité. Il suffirait, pour corriger le tir, de lire les carnets, journaux, correspondances…

Cambouis est un carnet de notes rogné jusqu’à l’os, composé de fragments courts qui s’enchainent coupés du reste. Il n’y a pas de date, ce n’est pas un journal, plutôt un carnet de bord. La page est parfois décontextualisée, d’autres clairement rattachée à une période, un événement, un livre. Parfois la note mue aphorisme et décortique la toile sur laquelle elle se pose.

Voir ce que peut donner le dictaphone dans la voiture, mais je n’y crois pas ; il faudrait faire de longs trajets seul, et encore. Je préfère écouter du rock.

Les notes entre elles sont séparées par des étoiles (trois, centrées, à la suite), elles ne se font pas suite les unes les autres sinon via la réflexion qu’elle propose par en dessous. C’est la question de l’écriture, bien sûr, qui est débattue, la question de la poésie. Le texte équilibré en lui-même (réduit à sa plus simple portion) articule tous les silences qu’il produit. Emaz théorise ces silences et les explique – tente de les cerner.

Le silence provoque une sorte d’implosion du mot ; il n’est plus saisi qu’à peu près dans la suite, il pèse surtout en soi et résonne de tous ses possibles de sens, de mémoire. En prose, c’est l’inverse, le mot est d’abord saisi dans un continu, un lié ; il participe au flux, et de ce fait, sa bande passante est réduite à son sens dans la phrase. Même les procédés de mise en relief, en prose, ne créent pas un arrêt équivalent à ce que peut donner le mot isolé, en vers. En simplifiant, on pourrait peut-être dire qu’en vers il y a une saisie verticale du mot, alors qu’elle est horizontale en prose.

L’élan qui se dégage du texte est un élan (effort) qui va vers la simplicité, l’extrême justesse des écritures brèves, strictes. La lecture coule naturelle et, même sans jamais avoir ouvert le moindre de ses autres livres, on accède peu à peu à l’esthétique d’Emaz, épurée à l’extrême et qui pourtant ne s’assèche jamais.

« Ajoutez quelquefois, et surtout effacez. » Boileau, Art poétique. Juste. On n’a jamais fini d’enlever du trop.
Ne pas trop se poser de questions : voir 1) ce qui tient, 2) ce qui vaut le coup d’être risqué, 3) éliminer le reste, tout le reste.

Le carnet de bord d’un écrivain, c’est la porte ouverte à sa propre petite cuisine intérieure. Cela permet de voir, sentir, comment la langue se forme et vers quoi elle tend. C’est décrypter les incertitudes, les souffles forts et les ratés. Souvent les ratés.

Un mot comme « évanescent » bousille facilement trois pages : la précédente, qui t’a amené là, la page que le mot tache, et la suivante, le temps d’oublier le couac. Un poème, c’est une toile d’araignée électrique ; si, à un croisement de fils, un court-circuit se produit, c’est toute la toile qui, hors tension, se met à pendre comme une loque.
Écrire, c’est prendre ce qui vient comme ça vient, avec les mots qui viennent. Et après, trier. Durant toute sa vie, ce qu’un auteur produit le plus, ce ne sont pas des œuvres, mais des déchets.
Ne jamais regretter d’avoir bossé sur un texte qui finalement s’est écroulé, éboulé, s’est réduit à rien. C’est décevant, mais ce n’est pas du temps perdu. Dans la masse, on a vu passer, on a pesé, soupesé deux-trois moyens neufs dans la langue. D’accord, ils n’ont pas suffi pour sauver le bâti, mais ils reviendront un jour ou l’autre ; ils sont rentrés en mémoire comme possibles.

Ce qu’on remue dans le cambouis, c’est aussi ce qu’on va tenter d’inscrire dans les marges du texte, non pas comme une notice explicative mais comme note complémentaire. La fenêtre est ouverte sur travail quotidien du sens, du mot et du rythme, un peu blog-papier éclairé, tranché par la sélection du texte. C’est aussi ce qui permet, en tant que lecteur ou écrivant, de cheminer une réflexion nécessaire sur la langue et ce qui l’amène.

Il y a autant de travail pour écrire, ou arriver à écrire un vers comme « ça va sans voir » que pour écrire « Ses purs ongles très hauts dédiant leur onyx… » On ne joue pas sur le même instrument de langue, mais le triangle peut être aussi musical que le violon, le gong que la clarinette.

Et toujours, toujours, ce mouvement permanent vers l’épuration des mots. Un poème, explique Emaz, doit pouvoir être lu et senti par n’importe quel lecteur, quel qu’il puisse être.

Extérieur bleu. Intensité du ciel. Rester au plus près du simple. Ne pas s’élever. Alors le plus simple, un volet, une lumière, un feuillage, devient vertigineusement dense, profond. Alors, je suis dans dehors.

Je suis du genre à lire à l’envers. Commencer par le laboratoire extirpé papier avant d’avoir découvert le texte déjà manufacturé. D’Antoine Emaz je n’avais jusque là rien lu ; sa cuisine, sa mécanique, ce sera ma porte d’entrée.

Peut-être qu’être poète, c’est articuler.

D’autres lectures convergentes :

 François Bon via Tierslivre

 Sur Poezibao

 Du côté des pas perdus

  Sur Remue.net

 Terre des femmes

 Et Jardin d’ombres


samedi 7 mars 2009 - dimanche 21 janvier 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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