Ils ont dégagé la place Carrée des Halles avec l’aide des macro-trafiquants. Ils ont passé un accord avec eux : des bras contre le volume des gravats dégagés. La main d’œuvre contre la pierre. Ils ont scellé le deal ensemble sans un mot prononcé : ils avaient des écharpes sur la bouche, ils ont gratté le sol et dessiné des plans dans le sable et la terre. Ils ont craché au sol, ne se sont pas touchés.
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L’extraction des Halles a pris des jours. Ils ont attaqué le roc à coup de pioche quand ils en avaient. Certains à mains nues uniquement. Ils ont tiré des cordes et des chaines, ils ont poussé des cadis remplis de rien. L’expertise des macro-trafiquants leur ont apporté la technicité, la tectonique des volumes lourds. Ils se sont installés porte du Pont Neuf avec leurs carcasses fumantes, la tôle était froissée, les moteurs démarraient mal. Ils ont rempli les réservoirs d’huile de colza qu’ils stockaient dans des bidons pour les grosses extractions. Les chaines accrochées aux pare-chocs et les pneus crissés sous la poussière. Ils ont démarré fort, trainé des blocs d’argile et de pierre depuis l’intérieur de la place. Les déchets agglutinés par la montée des eaux se sont désolidarisés des parois, parfois les poutres porteuses ont cédé. Des corps se sont trouvés enfermés sous les décombres, certains sont morts étouffés, d’autres atteints par le mal rampant qui traversait les organismes, d’une haleine soufflée à une autre. Certains, des heures durant, ont sentis leurs articulations fondre et leurs membres se défaire. Ils n’ont pas crié. Ceux-là sont morts en silence. Les autres, ceux qui ont risqué un éclat de voix dans le noir du dessous, ont expiré plus vite.
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Dans les décombres extraits, les macro-trafiquants ont gardé la pierre, les colonnes encore en bloc, les marches d’escaliers fendillées, les sculptures et le réservoir sec des fontaines. Ils ont laissé le reste : le mécanisme des escalators, les écrans crevés, les parois en placo des anciennes vitrines et les carrelages fendus en diagonale. Ils ont plaqué leur butin dans les bennes des quelques camions qu’ils avaient. Le plus lourd, large, ils l’ont trainé sur les tôles dépareillées d’une remorque aiguisée aux étincelles. Après leur départ, ne restait plus que l’air noir des grands espaces souterrains, les ordures amoncelées, les quelques cadavres encore enfouis, la carcasse du rebut en trop dont personne ne veut jamais..
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Après le départ des macro-trafiquants, les lycanthropes ont pris possession des lieux, et la place Carré des Halles, deux heures par jour, est devenue centre névralgiques des échanges. L’installation électrique éventrée, la lumière n’était plus permise. Ils ont récupéré des miroirs, des plaques en biais et des virgules tranchantes pour rediriger la lumière du jour vers le sol. Ils ont ouvert des puits de lumière, ils ont foré la terre et le ciment où ils pouvaient. Ils ont dégagé du chaos ambiant-souterrain deux heures de lumière vivable. Le reste du jour, la place Carrée demeure dans l’ombre humide de l’après chaos. Ces deux heures de midi permettent au noir de virer gris, on plisse les yeux pour avancer, ou se rapproche des puits béants et minuscules. .
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Ils ont attiré la foule avec des pancartes jaunies par la poussière et la crasse. Ils ont fait circuler des journaux déchirés badigeonnés de l’endroit, l’heure, l’adresse. Ils ont disposés comptoir, planches et tréteaux autour des puits, ont attendus les premiers corps. Aucun corps ne s’est plongé dans l’ombre du dessous, d’abord. D’abord, personne n’est venu. Puis les journaux se sont éparpillés, sont passés de main en main. La nécessité fit que. Il fallait bien s’extraire du vide matériel dans lequel on se trouvait. Il fallait bien s’étendre, échanger. Les premiers regards nus se sont aventurés, ils trainaient derrière eux des charrettes qui glissaient des escaliers, de la terre ou des tronçons de mur. Parfois des objets précieux, des babioles. Au comptoir, ils les attendaient. Ils écrivaient chacun sur des chiffons boueux, des plaques démembrées. Les premiers riches faisaient glisser l’écran texto de leurs téléphones. Au comptoir, ils répondaient, ils échangeaient selon les cours en vigueur, ils montaient un doigt pour oui, deux doigts pour la négociation, le poing fermé pour non. Parfois, entre eux, ils s’adressaient des mains tendues à plat qui coupaient l’air noir mais personne, autre qu’eux-mêmes, autour, ne comprenaient le signal. Passées les deux heures de lumière grise, ils ferment la place, les ombres refoulées remontent et le centre se terre..


vendredi 27 février 2009 - jeudi 18 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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