Je me pose depuis quelques jours la question du rêve. Paradoxalement, elle m’empêche de rêver. Filtre toutes les nouvelles images, ne laisse passer que des bribes inutiles. Au réveil je ne retrouve qu’un débat intérieur, celui que je me suis imposé la veille. C’est la question du rêve. Comment le prendre pour base (solide) et comment s’en défaire ; comment transformer une trame onirique en fiction autonome.

Ochracé comme exemple tout trouvé : l’année dernière, même mois de janvier, locaux différents, je modelais cette histoire de dix pages, le rêve d’Elise comme patron. Elle m’envoie par mail les grandes lignes de son récit et me laisse carte blanche pour le reste (carte blanche pour la terre bleue). Libre à moi de tout tordre comme je l’entends, ce que je ne me prive pas de faire. Le récit en lui-même est globalement reproduit, je retrace avec elle toutes les étapes importantes et les suis plus ou moins scrupuleusement une fois venu le temps de l’écriture.
C’est avant tout un bon exemple car probablement un exemple manqué. Je ne dis pas raté, mais manqué, ce n’est pas la même chose. Au bout de ce processus, Ochracé est pour moi un texte satisfaisant, pour Elise également. Mission accompli, tout va bien. Mais le texte, comme nouvelle, manque le côche. Ce que m’explique Fabienne Swiatly par courrier, lorsque Ochracé est refusée par le comité de lecture de l’Espace Pandora. La fin de la nouvelle, disons le dernier quart, est dissonante. Le texte ne tient plus. Il manque de cohérence et d’unité.

Le problème d’Ochracé tient en un mot : cassure. Il y a une cassure narrative entre le début et la fin, déséquilibrée. Jusqu’à l’apparition du père, des sœurs, le texte, pourtant collé au rêve, ne révèle aucune transparence. Passé ce twist narratif, qui se révèle surtout le point de fusion du rêve original, le calque devenu liquide laisse entrevoir le truc : le rêve redevient visible, l’espace narratif est bousculé et la continuité générale s’égare pour se révéler esthétique de rêve, impression d’ensemble. La fiction n’est pas autonome, elle échoue à se fixer en tant que telle. La métamorphose donne l’illusion d’exactitude, puis le truc se laisse surprendre, et c’est le numéro tout entier qui en pâtit. Le dernier tiers est trop flagrant, il pousse le lecteur vers l’arrière, on ne peut plus par la suite se raccrocher au wagon, le soleil couchant des jours de sable est percé, irrécupérable.

Avant de réitérer les mêmes maladresses pour des projets du même type, j’ai commencé à réfléchir sur la spécificité de ce type d’écriture. Le soucis majeur est clairement identifié (c’est aussi la tentation de raccourci la plus tentante car la plus directe) : ne pas se contenter de retranscrire une trame onirique, ne pas en rester à figer une impression. Les rêves se propagent de cette façon : images, impressions d’ensemble, hallucinations. Il n’est pas tellement question de travestir le rêve, mais plutôt d’en assimiler les symboles, les sensations, afin de pouvoir les greffer sur des situations terrestres, de terrain. C’est en partie pour cela que j’utilise souvent une sorte de « mise en pathologie » qui consiste à fixer le personnage, le narrateur, dans une position de dépendance physique vis à vis de ses maladies, qu’elles soient physiologiques ou non. Cet artifice sert, dans Ochracé, à ancrer réellement la narratrice dans sa propre réalité personnelle (dans le cas présent, l’utilisation d’un psychotrope – la terre bleue – comme vecteur de personnalité). La pirouette est identique dans Scapulaire et Melliphage, idem pour des récits plus long, type Cette vie et Coup de tête.

La mise en pathologie comme raccourci n’est pas suffisante, d’où les discordances dans Ochracé. La fiction, comme je l’ai expliqué plus haut, n’est pas (encore) autonome. Afin de franchir un palier, il me faut comprendre la transition nette, le passage entre les deux. Je m’en tiens à ce que je sais déjà, s’agissant d’un texte court : brièveté de la situation (une journée, c’est déjà trop : une soirée, une heure, une fuite), concision des impressions crus (la fragmentation du texte, dans Ochracé, n’était pas là par hasard), mécanique ordonnée du récit (avec ou non présence de chute), et peut-être même : angoisse des espaces clos, pour l’unité de lieu, il est vrai, assez tentante. Pour parvenir à un résultat probant, ne pas hésiter à tordre la trame première pour la désosser complètement, n’en garder que les saveurs, les vertèbres, reconstruire brut par dessus, puisqu’il s’agit d’une histoire, brève ou pas, poser des lignes, des limites, organiser un sens, prêt à toujours pouvoir être basculé, amorcer le mouvement de bascule, puis attendre qu’on (lecteur) le déclenche. Au bout : une fiction autonome, enfin.

Vrac de réflexion toujours en cours, toutes ces notes ne sont qu’un brouillon, avec The harvest pour toile de fond ; ma tentative de comprendre comment fonctionne la fiction courte reste en suspens.


mercredi 14 janvier 2009 - jeudi 25 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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