Le temps n’adopte aucune structure régulière parce que mes semaines fluctuent au gré de ce que l’on me demande. L’impression que depuis un mois je n’ai pas fait deux semaines de suite identiques, ce qui est probablement faux, mais l’impression disais-je. Cette semaine, par exemple, décalée du mardi au jeudi, et non du lundi au mercredi comme elle aurait dû être, puis du jeudi prolongée au vendredi pour faire face aux circonstances qui ont fait que. Une semaine de quatre jour qui, du coup, aspire vers elle un jour de la semaine à venir pour équilibrer le tout pendant qu’entre temps, j’apprends en début de semaine, passée celle-là, que je suis bien prolongé, comme prévu, pour trois mois supplémentaires, donc un peu moins que prévu, mais peu importe, du moment que je peux prévoir.

Alors le rythme des jours martelé par les allers-retours en train, d’un climat gris à un autre, d’un matin froid à un dix-huit heures nuit, c’est un peu répétitif mais Kafka aide, quinze pages ici et là, puis le reste du temps rester figé malgré la nuque qui flanche et les poignets mous contre la vitre. Autour, d’autres nuques brisées, celles de ce couple, par exemple, que je croise chaque matin en partant, puis que j’ai le loisir d’observer ensuite, toujours dans le même wagon, piquer du nez l’un contre l’autre, entouré d’autres nez piqués par brochette qui m’épuisent, m’épuisent déjà, alors qu’il n’est bien souvent pas encore huit heures trente. Lorsque j’arrive au bureau, j’ai à peine le temps de poser mes affaires que le téléphone sonne déjà et l’on me dit un nom à l’autre bout de la ligne, souvent suivi d’un j’ai déjà appelé hier et avant-hier aussi, ces journées commencement bien, et effectivement, c’est bien un nom qui me rappelle quelque chose, mais impossible de retrouver le post-it de la veille ou l’avant-veille correspondant.

Je profite tout de même des heures creuses de midi pour reprendre Melliphage l’air de rien, quelques relectures de plus, histoire de pouvoir en terminer les corrections. Normalement ce devrait être prêt d’ici la fin du week-end. Depuis les échos de la rue voisine, passé deux heures, l’air un moment de Strangers in the night à la trompette résonné, puis aspiré à l’intérieur du bureau, depuis l’envers de nos vitres. Malheureusement le trompettiste est itinérant et son air s’échappe avec.
Entre temps, voilà qu’on me propose, comme je le redoutais depuis le début, je ne pensais pas que ça viendrait si vite cela dit, si ça m’intéresserait de passer à quatre ou cinq jours par semaine au lieu de trois. Je décline gentiment, entre deux e-mails agacés, prétextant qu’avec mes trois jours je m’y retrouve parfaitement. Non que la semaine ait été éprouvante, malgré l’absence de mon responsable, me laissant de fait tout seul pour gérer le service client, mais je vois bien qu’avec quatre jours de pris dans la semaine, si le boulot est bien rempli, le travail, lui, n’avance pas : je n’ai presque rien écrit depuis plus d’une semaine.

Je sors hier à cinq heures moins quart, mes fantasmes de 16h37 évaporés, je traine donc un peu les pieds, je ne suis pas pressé, avant de m’engouffrer sous la carcasse des Halles. En chemin jusqu’à mon quai, je croise le corps de ce mendiant, à genoux sur le sol, iceberg humain planté immobile entre les flots de jambes indifférentes qui continuent d’avancer, dans un sens ou dans l’autre. Son visage lisse et fermé, ses deux mains jointes en prière. Personne autour ne s’arrête devant lui. J’aurais envie de le prendre en photo, mon appareil est à portée de bras, mais ses yeux sont grand ouverts et je ne voudrais pas qu’il puisse me voir. Compliqué. J’avance. Le matin même, c’était une dame effondrée dans un escalator à l’arrêt, les équipes de secours rassemblées autour d’elle, le souffle court, des dizaines d’yeux passants agglutinés par dessus. Puis, un peu plus tard, l’impression, en traversant une gare à l’arrêt, d’apercevoir sur le bord d’un quai, un corps démembré pris dans une couverture allu, et plusieurs usagers aveugles, pressés, qui engouffraient leurs pas dans la couverture, leurs corps soudainement aspirés par l’autre, inanimé. Mais le train redémarre et mon angle se bouche, je ne vois pas la suite.


samedi 22 novembre 2008 - vendredi 19 avril 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)