Hier, je parlais de Careysall et du temps (soufre et suie) comme unité thématique du recueil. Aujourd’hui je me construis ces quatre points à mesure que la journée s’écoule, et au moment de l’enregistrer dans le dossier Journal, je le nomme 11 et non 10, anticipant sur la date de demain, comme je fais toujours, et annihilant l’instant présent, comme je fais trop souvent.

1

Je me réveille les yeux pris par un rêve habituel, sorte de cauchemar léger mais récurent, qui me force, dans des situations diverses et accessoires (ici il s’agissait d’un train à prendre), à rattraper le temps fuyant, la trouille au ventre de devoir le manquer. L’heure m’obsède, je suis définitivement et irrémédiablement en retard, je cours après elle. Les chiffres rouges de mes réveils décalés s’enchaînent, souvent sur des heures fixes qui croissent mal. Arrivé à la gare, les écrans de contrôle ont été happés sur l’envers, ils ne rendent plus rien, ni horaire ni informations d’aucune sorte. On me dit que les trains sont annulés, que des bus les remplaceront plus tard, et toutes les pièces déroulées de cette gare en carton pâte se prolongent les unes les autres : ce sont toutes des salles d’attente. Au réveil, le vrai, je me défais du rêve et l’oublie un moment, je jette un œil sur l’heure, soustrais mes dix minutes habituelles pour calculer le temps réel, opération de chaque matin qui me force à émerger plus tôt que le reste du monde. Il doit être quelque chose comme huit heures dix moins dix. Le temps de s’accorder un quart d’heure avant de me forcer à me lever pour de bon. Je vois traverser le lapin d’Alice au pays des merveilles entre deux paupières mi-closes.

2

J’arrive au bout d’un week-end (forcé) de six jours, onze novembre oblige, mais ce qui m’occupe dans la journée c’est bien l’anticipation des suivantes. Mes jours bousculés par ce pont de début de semaine et mon onze novembre, justement, happé par cette redistribution de mon temps de travail. Au lieu de travailler lundi-mardi-mercredi comme de coutume, ce sera pour cette fois mercredi-jeudi-vendredi. Je n’aime pas être déréglé dans mon propre petit quotidien répétitif. J’ai besoin d’avoir mes jours identifiables. Alors pour ne pas être pris au dépourvu, j’anticipe à outrance l’anomalie exceptionnelle de cette présente semaine. En vain. Aujourd’hui (et non samedi, comme il faudrait que ce soit), nous allons faire les courses. Nouveau décalage qui m’oblige à savoir que nous ne sommes pas lundi mais bien un autre jour encore non-identifié.

3

Ma journée toute entière prise sous le poids de ce temps qui m’obsède, j’essaie d’en régler les incohérences en dissertant intérieurement sur le sens de ces anomalies. Je détermine à l’avance les étapes à venir de ma journée en friches. Je décide de ce qui va être par peur de ne pas contrôler ce qui pourrait arriver. Je planifie sec pour être sûr de pouvoir régler dans un laps de temps donné les éléments du jour pour, justement, ne pas le perdre, mon temps. Au cœur de ce chaos temporel, pourtant, je me laisse gentiment attendre dans une file interminable à la Poste, ça ne me dérange pas, au contraire. Pour une demi-heure, se prendre le luxe d’immobiliser le temps. L’horloge tourne droite, pourtant, sur l’écran rétro-éclairé de mon MP3, mais la parenthèse prend et ça n’a plus d’importance.

4

En zappant au hasard de la TNT ce soir, je tombe sans m’y attendre sur une énième rediffusion du premier Terminator. Celui-là même dont j’avais épuisé la bande magnétique de notre VHS quand j’étais gamin à force de visionnage répété. Le tout premier, celui où ça dit : Sarah Connor bien comme il faut. Le film pose plusieurs paradoxes temporels que je ne m’amuserai pas à décrypter. Simplement : voilà une pellicule qui a bien (mal) vieillie depuis le temps. J’en avais oublié les effets spéciaux image-par-image, la bande son synthétisée et le doublage français grésillant. J’en avais oublié la mode trop eighties et les coiffures afro-forcées. J’en avais oublié le jeu d’acteur douteux et les prolepses apocalyptiques datées. Ces quelques images prises au vol réactivent par conséquent des nostalgies à demi pouffées, car clairement révélées vieillies à la lumière du jour. A la fin du film, Sarah Connor sort survivante d’une ellipse de plusieurs mois au volant d’une jeep et d’un chien dans le décor. Elle conduit sur une route mexicaine abandonnée et dicte à un enregistreur le résumé du film qu’elle vient de vivre à son fils-prophète du futur pas encore né. Elle s’arrête à une station service où un enfant la prend en Polaroïd qu’il lui vend dans la foulée. Elle pose la photo sous l’enregistreur, redémarre la jeep, et s’en va droit sur la route de carte-postale, un décor de cinéma flashy en fond lointain, une tempête invisible qui s’annonce, puis le noir du générique double l’apocalypse précédemment évoquée via des flash-backs inversés et les paradoxes temporels diffus se résorbent, y compris celui, majeur, qui se rapporte à l’identité du fils, l’identité du père, syndrome attendu du je-suis-mon-propre-grand-père à la clef. Time (is on my side) in Quaaludes and red wine, etc.


lundi 10 novembre 2008 - mercredi 24 avril 2024




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Article publié Article 211223 GV il y a 14 heures
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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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