Exprès je ne me suis pas rasé. C’est encore une femme en face car c’est toujours une femme. Une seule fois je me souviens avoir eu affaire à un homme. C’était il y a quelques années, banlieue de banlieue déjà, mais plus lointaine qu’ici. Elle me fait attendre face à la banque d’accueil et mes pensées diverses. C’était le principal d’un collège ZEP, l’entretien n’avait pas duré très longtemps. L’une de ses rares questions : vous pouvez commencer quand ? J’ai fait le tour de l’immeuble avant de monter les huit étages à pieds. En avance d’une demi-heure, j’ai laissé passé minutes, secondes entre mes semelles et j’ai regardé comment la rue, le quartier, la place étaient organisés. La réponse : en mouvement. Il m’avait serré la main et dit : on vous rappelle dans la journée. J’ai repris mon souffle devant la porte d’entrée puis j’ai sonné. Il m’avait rappelé vers 17h pour me dire que j’étais pris, que je commençais deux jours après. On m’a installé sur une chaise devant la banque d’accueil et c’est là que je suis : à me demander ce que je fous là, autrement dit j’attends. Je lisais Violette Leduc. Sur le papier c’était écrit : « Mon désir, mon refuge, ma catastrophe. » Ensuite le principal avait rappelé pour me dire oui. À quoi je pense, à cette phrase de Violette Leduc, ensuite aussi à Marguerite Duras : « La saleté, ma mère, mon amour ». Ce que je fixe, l’armoire à gauche des sièges et sur les portes métalliques le fameux autocollant jaune et noir, celui qui dit en deux symboles à peine que si on l’ouvre on risque d’y rester. Un petit mec qui souffre et un zigzag censé mimer l’éclair sont dessinés dessus. Des corps sans tête traverse un peu plus loin le peu d’espace de l’open space que je peux mater d’où je me trouve. Ils disent bonjour et je réponds pas mieux. Je repense à Urgences, à l’épisode d’hier. Avant de venir ai mis exprès dans l’MP3 le titre O Superman, de Laurie Anderson, pour me taper la tête. L’intrigue en cours, celle du Dr Lawrence, censé être un héros de la médecine d’urgences, oui mais voilà avec l’âge qui avance on trouve qu’il perd la main. Il ordonne des tests inutiles, mélange dans sa tête les patients, perd ses dossiers, n’est plus capable d’utiliser correctement le matériel trop neuf. La chanson dit : So you better get ready. Je suis prêt. La responsable RH vient me chercher. Je me lève. La poignée de main appliquée droit dans les yeux, comme exigé. J’ai mis une cravate, la seule que j’ai. Ready to go. Je m’assois. Sors de mon sac mon cahier jaune pour prise de notes. Le Dr Lawrence n’est pas juste un peu rouillé. On ne le sait pas encore mais il a la maladie de A. Moi je le sais. Je lui dis vous voulez savoir pourquoi ? Parce que la première diffusion de cet épisode date d’il y a plus de dix ans. Je dis c’est important pour moi d’être ancré dans le passé. Je dis c’est important car nos racines s’y trouvent. Je lui demande : accordez-vous de l’importance à vos racines ? Je dis c’est dans ce genre de boite que moi j’aimerais bosser. Une en phase avec ses racines. Elle m’explique le poste mais pas besoin, je le connais par cœur. Elle me dit c’est un job qui nécessite d’être souvent au téléphone, il serait donc impératif de supporter. Je réponds que le téléphone ne me dérange pas. Je lui dis qu’un jour ou l’autre le téléphone comme invention finira bien par être remplacé. Le jour venu comment savoir s’adapter ? Je lui dis que c’est exactement pour ça qu’elle doit m’embaucher, moi plutôt qu’un autre : parce que j’ai déjà l’oeil dans l’avenir. Je lâche cette phrase essentiellement par convention. Je me demande : au fond, est-ce que j’ai envie de ce boulot ? La DRH m’a appelé le lendemain de ma candidature, le jour même où Svetlana m’apprenait sa pathétique disparition. Je n’avais envoyé qu’un CV, accompagnant le CV d’aucun mail, ni mot, ni lettre de motivation. Au téléphone elle m’avait dit qui elle était et moi répondre : c’est quelle boite ça déjà ? La boite en question souhaitait me rencontrer pour prendre ma candidature en considération. Et il fallait faire vite. 48h plus tard on y était. Je lui ai demandé : est-ce que cette candidature est urgente ? Je lui ai demandé : est-ce que vous êtes à la rue ? Elle m’a dit oui, assez urgente. J’ai noté sur mon cahier jaune ouvert devant mes genoux le mot oxymore. Le Dr Lawrence ne reste que quelques épisodes. Il finira par accepter la maladie, le diagnostique, et quitte piteusement les Urgences, après avoir sauvé une dernière fois une dernière vie. Elle m’explique que le processus de recrutement se poursuivra (ou pas) sur trois étapes. Elle me contactera dans les jours qui viennent pour m’inviter (ou pas) à un deuxième entretien avec le PDG d’ici. Ensuite, si je franchis toutes les étapes, un entretien avec le chef de service. Est-ce que tout est bien clair ? Je lui retourne sa question. Elle ne comprend pas. Je lui dis est-ce que vous avez compris que c’est plutôt moi qui risque de vous refuser plutôt que l’inverse ? And the voice said : This is the hand, the hand that takes. Avant de me serrer la main une deuxième fois, de refermer derrière moi la porte de son bureau, elle m’indique que ma cravate fait très années quatre-vingt et je la crois. Je lui dis moi je suis comme ça, une espèce de paradoxe temporel. Elle me demande vivez-vous dans l’instant ? And the voice said : Neither snow nor rain nor gloom of night shall stay these couriers from the swift completion of their appointed rounds. Je lui réponds l’instant m’ennuie. Je préfère mélanger les choses. J’ai déjà vu ces épisodes des dizaines de fois. Je sais comment ils s’articulent et je sais même prédire l’intrigue avant qu’elle vienne. Je quitte l’immeuble comme j’y suis entré : les escaliers. Au téléphone j’explique que oui, je suis emmerdé, car l’entretien s’est plutôt bien passé. Un seul accroc : la question du salaire. J’ai donné mon chiffre, brut, fictif, bien réel dans ma bouche, et elle m’a répondu un autre chiffre, de quatre cents euros inférieur au premier. Elle a dit : vous voyez, on est presque au même niveau. Je n’ai pas remis en route O superman où il s’était arrêté : en pause toute la durée de l’entretien. Normalement les prochains mots auraient dû être les suivants : And when force is gone, there’s always Mom. Hi Mom ! Je connais tout par cœur, mais j’embraye sur sur autre chose. Je récite le texte à l’envers. Ça dirait si le temps remontait : And when justice is gone, there’s always force. Il y avait une façon très simple pour le Dr Lawrence de deviner l’avenir : ni son personnage ni son acteur n’apparaissaient au générique. Comme ça qu’on peut comprendre si on est engagé, ou pas, sur du long terme. Il n’y a pas de générique pour cette boite là, mais je peux voir quand même et j’imagine très bien dans quel avenir je plante mon oeil. Cette boite, j’explique au téléphone, elle a les mêmes initiales que ce qu’on appelle le Potentiel Hydrogène. Ou bien, si tu préfères, mis à l’envers, un Hôpital Psychiatrique. On me croit pas. Je dis je te jure.


samedi 5 mars 2011 - samedi 2 mars 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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