Dominique Dussidour



  • 190617

    5 août 2017

    Plus de force, rien. 599 mots. Il fait une chaleur épouvantable. Traverser Paris jusqu’à la rue de l’école polytechnique, c’est un calvaire tout moite. En plus en quatre lignes distinctes : je ne pense jamais à prendre le bus. Ce matin appris que Matthieu, qui devait lire ce soir à L’autre livre avec Dominique Dussidour et Jean-Pierre Suaudeau, ne pourra pas. Je vais chercher un texte à lui à lire sans lui. Ce sera « Tarkos ». Et dire que je n’ai même jamais lu Tarkos ! Ce n’est pas évident à lire, longues langues, monoparagraphe dense, ça part dans tous les sens. Et pourtant c’est construit. Annonces répétées sous la terre, des la station Concorde est fermée au public sur ordre de la police ou quelque chose comme ça. Et apprendre après coup qu’une tentative d’attentat a eu lieu.

  • Journal de Coup de tête : 200707

    10 décembre 2017

    Il y a des livres, on le sait, ils sont extraordinaires. Avant même de commencer à les lire. Mantra est de ceux-là. Tombé dessus par hasard, en janvier 1, alors que je cherchais des livres capables de me sauter à la gorge.

    On ne peut pas vraiment dire que Mantra raconte une histoire ; il serait plus juste de dire que Mantra raconte des histoires. Une par partie (trois) et autant de narrateurs, même si rien n’est clair. Au-delà du découpage, le roman s’axe sur un concept séduisant : s’attaquer à la représentation littéraire d’une ville, en l’occurrence, celle de Mexico. Et pour représenter Mexico, rien de mieux que de s’embarquer (« bon voyage » lance l’auteur en préambule de son roman) dans un récit foisonnant, luxuriant, souvent complètement décalé, parfois aberrant ou incohérent, mais « résolument génialiforme ».

    Partir en quête de Mexico : Fresán choisit plusieurs systèmes qui lui permettent de contourner le problème de la représentation. Le personnage de Martin Mantra, [par exemple], véritable œil du cyclone dans le roman. Martin Mantra, personnage-clé que recherche le narrateur (les narrateurs successifs), Martin Mantra, [youtubeur avant l’heure], petit garçon à grosse tête qui filme tout ce qu’il voit grâce à la caméra qu’il a fixée sur son crâne. Martin Mantra, diable faiseur de fiction, personnification de l’Art et de la Vie, représentation humaine de Mexico [jusque dans] sa double initiale (M. M. comme Mexico, Mexico ; la ville et le pays réunie dans le même mot) ; Martin Mantra qu’on cherche et ne trouvera jamais, permettant, heureusement, de retourner en arrière, pour mieux se remettre à le chercher, et échouer [encore dans la lecture].

    On ne peut pas dire que Mantra raconte une histoire, non. Des intrigues sont racontées, toutes plus diverses les unes que les autres (des histoires de piscines, de revolver, de suicide subliminal, de momie en métal, des épisodes de la Quatrième Dimension qui n’existent pas, des films qui existent, des anecdotes, des légendes aztèques, des récits de conquistador, des histoires de religion, de croyance et de morts, une apologie des catcheurs masqués, un petit garçon avec une caméra sur la tête...), mais on ne peut jamais rien résumer, on ne peut jamais réduire Mantra à [une unité]. C’est sans doute son charme. Le roman de Rodrigo Fresán [réinvente] Mexico comme [une] « tumeur géographique ».

    La première partie peut apparaître assez classique, [pas] le cœur de l’œuvre : elle prend la forme d’un abécédaire tentaculaire (cf. extrait plus bas), sorte de guide touristique de l’impossible qui réunit suffisamment d’éléments sur Mexico (réels et fictifs) pour parvenir à bâtir un labyrinthe dans lequel non seulement on prend plaisir à se perdre, mais dont on espère secrètement ne jamais pouvoir ressortir. Et le charme opère. Le temps s’interrompt pour prendre la forme circulaire du temps mexicain si particulier, de là s’enchaînent les bouts d’histoires, les dialogues perdus, les réflexions, les anecdotes réelles sur des personnages historiques, les anecdotes fausses sur des personnages fictifs (et inversement).

    ALFABETICO (ALPHABETIQUE) (L’ordre)

    Non, ce n’est pas sûr et rien ne permet de l’affirmer, Marìa-Marie, que ta vie tout entière défile sous tes yeux comme une émission de télévision bourrée jusqu’aux antennes d’amphétamines pendant ta dernière seconde de vie. Ce qui se passe, ce qui s’est passé (en tout cas pour ce qui me concerne) est bien différent : à la fin du début et au début de la fin apparaît Rod Sterling, le présentateur de The Twillight Zone – tu te rappelles, Marìa-Marie ? - et il t’informe que désormais, certains fragments de ta biographie vont être repaginés. Par ordre alphabétique pour qu’on puisse te consulter plus facilement à l’avenir. Tu y crois ? On te consigne sous forme d’entrées encyclopédiques plus ou moins longues, on te divise en doses homéopathiques d’informations. Dans la langue de l’endroit où tu es décédé, qui plus est. Aïe, Marìa-Marie : heureusement que tu m’as appris l’espagnol, sans quoi je ne comprendrais plus ni ma propre histoire, ni ma propre vie ou ma propre mort, qui sont les choses les plus personnelles que je possède. L’histoire de tout individu, sa vie entière, peut connaître beaucoup de maîtres différents, commes certaines compagnies multinationales dont le paquet d’actions est divisé. Comme Snob, par exemple.
    En revanche, la mort n’appartient qu’à celui qui meurt.
    On comprendra aisément qu’aucun vivant n’a intérêt à investir dans une chose morte dont on lui retirera tôt ou tard la propriété.

    Rodrigo Fresán, Mantra, Passage du Nord-Ouest, [traduction Isabelle Gugnon], P. 152

    L’écriture de Rodrigo Fresán, elle m’est presque déjà familière. Elle va à la fois vers le réalisme magique (« irréalisme logique ») et le verbe épuré, la formule rituelle, le slogan effréné et efficace (dangerous writing de Spanbauer, style incisif et corrosif de Palahniuk). Le parti pris narratif du livre lui-même permet une plus vaste maîtrise du sujet : l’intrigue tellement éclatée qu’il n’en subsiste que des fragments dispersés dans le désordre, le roman s’axe de fait beaucoup plus sur les personnages eux-mêmes, constamment évolutifs, jamais réellement fixés quelque part. L’écriture de Fresán s’apparente à une passerelle psychédélique vers des terres rougeoyantes, des temples syncrétiques et des morts ressuscités. Mexico transpire de ces mots classés par ordre alphabétique. Non pas la Mexico réelle mais une autre Mexico (« La Nouvelle Tenochtitlan du Tremblement de Terre »), fictive, superbe, horrible, infernale, emmêlée, insurmontable dont la devise pourrait être ce dyptique très court classé à la lettre « C » :

    CLICHÉ
    (Étranger)

    Devenir fou dans la ville de Mexico sous les regards à la fois pieux et satisfaits des mexicains.

    CLICHÉ
    (Mexicain)

    Regarder d’un air à la fois pieux et satisfait les étrangers devenir fou dans la ville de Mexico.

    Mantra, Ibid, P. 201

    Mantra, c’est ce passage entier où le narrateur décrit l’histoire du Mexique en énumérant les évènements clés (et parfois fictifs)... à l’envers. [Scène probablement empruntée à l’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut auquel l’auteur se réfèrera beaucoup]. Mantra [c’est] un puzzle, un puzzle où chaque pièce, chaque motif, pourrait en réalité s’imbriquer à n’importe quel autre endroit du dessin. Chaque passage fait partie d’un tout, : d’un tout sans forme, sans temps, un tout tellement malléable qu’on peut le tordre à loisir pour mieux le rendre sien. Principe du cut-up.

    CUT-UP
    (De Burroughs)

    De toute manière, après avoir travaillé dans la publicité, j’ai été un moment dans l’armée. J’ai été réformé honorablement pour m’essayer aussitôt après à tous les métiers qu’on exerce en temps de guerre : barman, dératiseur, reporter, divers postes dans des usines et des bureaux.
    Et après, Mexico City, un endroit sinistre.
    William Seward Burroughs II,
    Interview in The Paris Review (1965)

    Mexico DF est la ville la plus cut-up du monde. C’est sûr. Je ne connais pas Hong Kong (je ne connaîtrai jamais Hong Kong), mais je ne crois pas qu’elle lui arrive à la cheville.

    Mexico CU :
    « Le cut-up en tant que nouveau langage où tout est fragmenté, où les histoires commencent là où elles se terminent, sans respecter l’ordre chronologique des faits. L’important, c’est de tout mettre par écrit, vite, avant que le récit disparaisse ou sombre dans l’oubli. Soumettre chaque instant au plus grand nombre possible de variations dont chacune serait présentée sous un angle intéressant et également justifiable. Modifier sa façon de lire, de voir un film, de penser. Altérer d’abord le nerf optique et, à partir de la pupille, atteindre le cerveau et reprogrammer tout le système nerveux. Laisser ainsi des mots, des dates et des sentiments en dehors. En tant que mode de vie, le cut-up ne fait pas autre chose que rendre le processus psychosensoriel explicite et clair, comme sur ces dessins en noir et blanc où chaque chiffre correspond à une couleur différente. Je me rappelle être assis dans une cafétaria, à New York. Je prends mon petit déjeuner dans un compartiment. Je me rappelle m’être demandé ce qu’on ressentait dans cette ville à force d’être constamment compartimenté, de passer d’une caisse à une autre. J’ai regardé par la fenêtre et vu s’avancer dans la rue un camion gigantesque puis, cut-up : coordonner ce qui se passe à l’extérieur de ce que l’on pense. Tel est mon message : gardez les yeux ouverts. Ce ne sera pas simple. Il n’est pas facile d’éliminer la puissance énonciative de certaines phrases qui fonctionnent l’une à côté de l’autre afin de les désactiver, de les transformer en son, en musique d’accompagnement pour un autre paysage. Décider, choisir une alternative, être les maîtres de notre propre création », dit un vieil homme, un très vieil homme qui ressemble à la momie craquante d’un pharaon égyptien. Je sais de qui il s’agit.

    Mantra, Ibid, P. 209-210

    Mantra est un livre en perpétuelle évolution, en perpétuel renouvellement. Un livre ne finit jamais 2.


    Source : https://web.archive.org/web/20140216105813/http://www.omega-blue.net/index.php/post/2007/07/20/305-rodrigo-fresan-mantra

  • 250419

    26 mai 2019

    Choses qui vont revenir au cours de cette journée faite de bric et de broc. Cette chanson qui va passer dans la playlist exactement au même moment qu’hier, exactement au même endroit aussi, à savoir dans les sous-sols de Nation et qui me demande de façon détournée si je suis effrayé par le noir (non). Ai-je jamais mis les pieds dans un pressing ? Non. Et quand était-ce, la dernière fois que je suis allé aux obsèques de quelqu’un ? Je veux dire, bien sûr, je sais qui, mais je veux dire quand ? Se poser la question, c’est déjà reconnaître que notre orbite s’est éloignée imperceptiblement de l’astre. D’ailleurs ai-je jamais prononcé le mot obsèques à voix haute jusqu’à aujourd’hui ? Probablement que non. Peut-être si on marquait les temps de passage de ces moments dans nos vies, comme on chronomètre les tours de stade quand on court, ou moi l’autre jour les cercles de la douleur autour d’un œil, et qu’on analysait ces données, on en viendrait à déduire une forme de pulsation qui nous rapproche de notre propre disparition. Mais aussi : qui était Dominique Dussidour ? Je l’ai très peu connue, je veux dire nous nous sommes croisés, et évidemment nous avons échangé ensemble lorsque nous avons réédité ses Petits récits d’écrire et de penser il y a deux ans mais je veux dire, qui était Dominique Dussidour ? Qui était-elle vraiment ? Au regard de sa bibliographie, on peut dire que je l’ai peu lue. Sur remue.net, une page est à son nom alors cela fait partie des choses qui vont revenir, elles aussi, au cours de cette journée faite de bric et de broc : je vais lire ça, je vais lire ça. C’est ce que je me disais. Des fois, on est ces phrases qui nous ont pris pour orbite et qui tournent. Ce sont elles qui tournent. Nous non. Nous, on peut dire qu’on est pris dans la fixité même (ou dans l’illusion d’elle).


  • ↑ 1 2007.

    ↑ 2 Je lui piquerai un truc fresanien : l’adresse à un personnage, que l’on retrouvera aussi dans les Jardins de Kensington et d’autres. Sur Mantra, lire aussi cet article de Dominique Dussidour sur Remue.