Martin Winckler



  • 081017

    8 novembre 2017

    Tout se recharge de nos jours. Ton ordi. Ton portable. Ton MP3 si ça existe encore. Ta montre. Le phare de ton vélo pour quand tu roules la nuit. L’estime de toi après une semaine de travail réussie. La croyance que ce que t’écris doit être écrit, que ça fonctionne, que l’on progresse après chaque heure, chaque session. L’angoisse car tout cela est si fragile, tu sais. Couru 8km90, 50 minutes, sur le Repeating piano history (et d’autres trucs encore). Peu de chiens, c’est souvent comme ça le matin. L’un deux plongera dans le lac pour attraper le fantôme de quelque chose. À combien était l’eau dans ce lac ? Éloge des voyages insensés 1 :

    Deux chamans décident un jour de mesurer leurs forces. La nuit, l’un apparaît en rêve à l’autre sous la forme d’un khora (un renne mâle) et l’autre, qui se trouve être le plus fort, sous la forme d’un a-khora (un renne mâle vivant sous terre, c’est-à-dire un mammouth). Terrorisé à l’idée d’avoir à affronter ce redoutable géant, le renne prend la fuite mais le mammouth le rattrape et lui donne-un coup de « corne » : le lendemain matin, le chaman vaincu se réveille avec, à la fesse, un énorme bleu.

    Je retire le marque-page de Suicide après l’avoir fermé : Senteur de belladone. 554 mots pour Eff (j’y suis pas) sur Zankyou no terror. Il y a un marché aveyronnais entre la rue de la Nativité et la rue de l’Aubrac pas très loin d’ici. C’est surréaliste. Hommes et femmes en costume traditionnel sur une scène et ils dansent. Il y a un monde fou pour ça, il faut se faufiler. Des stands. Alcools. Charcuterie. Fromages. Bijoux. Artisanat local. Il doit exister un mot quelque part, au Japon ou ailleurs, pour exprimer la détresse intérieure qui se manifeste dans sa tête quand un auteur réalise que le projet sur lequel il travaille depuis plusieurs années a déjà été achevé par un autre. Ça n’a pas besoin d’être réel, ça peut, comme ici, être une impression mentale erronée. Constaté ça en écoutant le podcast de La maladie de Sachs, un récit de médecin écrit au tu, comme Morphine. En réalité ça n’aura rien à voir avec Morphine, qui est déjà parasité par X récits, russes pour la plupart. Hanté même. Mais pendant quelques minutes, un puits sans fond de ça. La détresse. Cherché le livre un moment, pour vérifier dans les pages l’évidence. Je sais l’avoir acheté il y a quatre ou cinq ans en poche, Folio ou quoi. Pas trouvé. Pas impossible que je l’ai déposé dans la boite à dons sur la place sans l’avoir lu. J’écouterai donc le podcast au lieu de le lire lui. Et cette vidéo d’un type s’immolant par le feu quelques secondes pour finir par plonger dans un lac (?). La voici. M’en servir pour Morphine car Wim pourrait faire ça.

  • Un herbier pour Morphine(s)

    9 mars 2019

    Akhmatova, Anna

     ?

    « En une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans. »

    Élégies, (Harpo &, traduction Christian Mouze)

    « Cent mille bouleaux me suivent,
    Tel un mur de verre
    Ruisselle le gel. »
     
    .
     
    « Je ne connaissais pas
    Cette marque de la lune
    Sur chaque chose. »
     
    .
     
    « Longtemps j’ai attendu
    Le grand hiver »
     
    .
     
    « La Russie de Dostoïevski. La lune
    Que dissimule à peine un clocher. »
     
    .
     
    « Quoi d’autre que nous vivait dans cette maison ? »
     
    .
     
    « Moi-même j’étais devenue granit »
     
    .
     
    « Je ne connais qu’une ville au monde,
    Je la trouverais à tâtons dans le sommeil. »
     
    .
     
    « Vous alliez par les chemins impraticables,
    Comme dans les ténèbres tombe une étoile. »
     
    .
     
    « Le rayon de lune trace un profil. »
     
    .
     
    « ... Et je me tais — trente ans que je me tais. »
     
    .
     
    « Et ce n’était pas lui mais un masque... »
     
    .
     
    « Les champes labourés et à peine
    Blanchis par l’automne finissant »

    Requiem (Minuit, traduction Paul Valet)

    « C’est pour les autres que souffle la brise fraîche
    C’est pour les autres que s’attendrit le crépuscule » (P. 17)
     
    « Non, ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre qui souffre. » (P. 25)
     
    « Maintenant, je ne peux plus distinguer
    Où est la bête et où est l’homme. » (P. 29)
     
    « L’éclat bleu des yeux que j’aime » (P. 35)
     
    « Et j’ai compris
    Que je devais capituler
    En écoutant mon propre délire
    Comme s’il était celui d’une autre » (P. 37)
     
    « Et j’ai appris comment s’effondrent les visages » (P. 41)

    Alexievitch, Svetlana

    La guerre n’a pas un visage de femme (J’ai lu, traduction Galia Ackerman et Paul Lequesne, P. 169)

    « Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’ y a pas de sang... On voit de la chair blanche, bien propre, le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet, si sa chair est trop blanche et nette. Un atroce goût de sel me vient dans la bouche... »

    Les cercueils de zinc (Christian Bourgois, "Titres", traduction Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest, P. 207)

    « Ça fait trois ans que j’ai perdu mon fils et je ne l’ai pas vu une seule fois en rêve. Je mets pourtant son pantalon ou son maillot sous mon oreiller :
    — Viens-moi en rêve, mon petit. Viens voir ta maman. Il ne vient pas. Que lui ai-je fait pour qu’il m’en veuille ? »

    Artaud, Antonin

    L’ombilic des limbes (Édition Quarto Gallimard, P. 107)

    Docteur, « Il y a un point sur lequel j’aurais voulu insister : c’est celui de l’importance de la chose sur laquelle agissent vos piqûres ; cette espèce de relâcement essentiel de mon être, cet abaissement de mon étiage mental, qui ne signifie pas comme on pourrait le croire une diminution quelconque de ma moralité (de mon âme morale) ou même de mon intelligence, mais, si l’on veut, de mon intellectualité utilisable, de mes possibilités pensantes, et qui a plus à voir avec le sentiment que j’ai moi-même de mon moi, qu’avec ce qu’en montre aux autres. Cette cristallisation sourde et multiforme de la pensée, qui choisit à un moment donné sa forme. Il y a une cristallisation immédiate et directe du moi au milieu de toutes les formes possibles, de tous les modes de la pensée. Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fiat de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j’espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d’agents spécieux, de morphine mentale, capables d’exhausser mon abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparer, de recomposer ce qui est détruit. Ma pensée vous salue. »
    Or, l’esprit sème son phosphore. (P. 111)
    une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétraction devant le mouvement, et le bruit. Un désarroi inconscient de la marche, des gestes, des mouvements. Une volonté perpétuellement tendue pour les gestes les plus simples, le renoncement au geste simple, une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante. Les mouvements à recomposer, une espèce de fatigue de mort, de la fatigue d’esprit pour s’accrocher inconsciemment à quelque chose, à soutenir par une volonté appliquée. Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur, un état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé d’un membre, et ne présentant plus au cerveau que des images de membres filiformes et cotonneux, des images de membres lointains et pas à leur place. une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs. Un vertige mouvant, une espèce d’éblouissement oblique qui accompagne tout effort, une coagulation de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou s’y découpe par morceaux, des plaques de chaleur qui se déplacent. Une exacerbation douloureuse du crâne, une coupante pression des nerfs, la nuque acharnée à souffrir, des tempes qui se vitrifient ou se marbrent, une tête piétinée de chevaux. Il faudrait parler maintenant de la décorporisation de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée, on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses et le sentiment qu’elles produisent sur notre esprit, la palce qu’elles doivent prendre. Ce classement instantané des choses dans les cellules de l’esprit, non pas tellement dans leur ordre logique, mais dans leur ordre sentimental, affectif (qui ne se fait plus) : les choses n’ont plus d’odeur, de sexe. Mais leur ordre logique aussi quelquefois est rompu à cause justement de leur manque de relent affectif. Les mots pourrissent à l’appel inconscient du cerveau, tous les mots pour n’importe quelle opération mentale, et surtout celles qui touchent aux ressorts les plus habituels, les plus actifs de l’esprit. (P. 110)

    D’un voyage au pays des Tarahumaras

    « De la montagne ou de moi-même, je ne peux dire ce qui était hanté »

    « À tous les tournants de chemins on voit des arbres brûlés volontairement en forme de croix, ou en forme d’êtres, et souvent ces êtres sont doubles et ils se font face, comme pour manifester la dualité essentielle des choses »

    « Faire un pas n’était plus pour moi faire un pas ; mais sentir où je portais la tête. »

    Balzac

    Le médecin de campagne

    « Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. »

    « Maintenant, tout est pourri de cuire. » (trop cuit)

    « Je me défendis mal, j’avais des complices en moi. »

    « isochrones » (battements du cœur)

    « Il avait la tête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. »

    « Mais qu’a-t-il ?
    — Bah, répondit Benassis, il est dans un mauvais moment. »

    Benjamin, Walter

    Sens unique, Maurice Nadeau, traduction Jean Lacoste

    « Des planches sales forment le fond argileux dans lequel, brillantes dans l’air froid, quelques rares couleurs se dissolvent. » (P. 201)

    Benson, Stépahnie

    Cheval de guerre

    La fille était canon. Mais alors vraiment belle. (...) Et pieds nus. (je souligne)

    Bigflo & Oli

    « Autre part » (sur La vraie vie)

    Je voudrais pas être moi et quelqu’un d’autre non plus

    Boulgakov, Mikhaïl

    Tout Récits d’un jeune médecin
    Tout Morphine

    Buzzati, Dino

    Sur le Giro 1949 : « Au cours d’un duel serré en pleine tempête, Coppi défait son principal adversaire »

    Cervantès

    Don Quichotte (traduction ici Louis Viardot)

    (...) tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle, avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire : c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande.

    Claro

    Madman Bovary, Verticales

    « Je deviens tendons. Le sang dans mes veines fait presque du bruit. » (P. 13)

    « Ce que je ressens, c’est la douleur de l’os qui remplace mon être. » (P. 39)

    Claro

    Tous les diamants du ciel, Actes Sud

    Oh, comme Lucy voyageait peu, sa vie vouée à la consommation de ce qui l’émaciait, l’effaçait. Comme Lucy voyageait peu, hormis l’excursion baptisée !!! TRIP !!! quand, enfin, durant quelques heures, elle pouvait, recroquevillée, tour à tour sèche et moite, folle et cassante, courtisée par le seul poids des draps, les mains entre ses cuisses rougies, rejoindre ce seuil impalpable depuis lequel il est possible d’apercevoir non le mariage du ciel et de l’enfer mais l’union de la vérité et du mensonge, quand tout ce qui détruit se veut invention – après, c’était la chute, le flip, l’étroitesse du corps devenu vasque où allonger les dernières fleurs, à quelques pétales de l’overdose, qu’elle cueillerait un jour, afin de mieux pâlir sous cette pluie qui n’est pas la pluie, ce feu qui n’est pas le feu, ce temps qui n’est plus le temps.

    Colautti, Ricardo

    La trilogie Sebastián Dun, Éditions de l’Ogre, traduction Guillaume Contré

    « M. Juan était mon confident et moi, j’étais son confident. »

    Collobert, Danielle

    Dire I

    « n’êtreplus qu’arborescent, effilé par les muscles allongés, mugissant par la rapidité du sang, nos circulations prisonnières du même cycle »

    Dostoïevski, traduction libre de droit traducteur non précisé

    Parfois on fait des songes étranges, inimaginables, contraires à la nature ; au réveil on les évoque avec netteté, et alors une anomalie vous frappe. Vous vous souvenez surtout que la raison ne vous a manqué à aucun moment de votre rêve. Vous vous rappelez même avoir agi avec infiniment d’astuce et de logique pendant un temps fort long, cependant que des assassins vous entouraient, vous tendaient des embûches, dissimulaient leurs desseins et vous faisaient des avances amicales, alors que leurs armes étaient déjà prêtes et qu’ils n’attendaient plus qu’un signal. Vous vous remémorez enfin la ruse grâce à laquelle vous les avez trompés en vous dissimulant à leurs yeux ; mais vous avez deviné qu’ils avaient déjoué votre stratagème et qu’ils faisaient seulement semblant d’ignorer votre cachette ; alors vous avez eu recours à un nouveau subterfuge et réussi encore une fois à leur donner le change. Tout cela vous revient clairement en mémoire. Mais comment concevoir que, dans ce même laps de temps, votre raison ait pu admettre des absurdités et des invraisemblances aussi manifestes que celles dont fourmillait votre rêve ? Un de vos assassins s’est transformé en femme sous vos yeux, puis cette femme en un petit nain rusé et repoussant. Et vous, vous avez accepté aussitôt tout cela comme un fait, presque sans la moindre surprise, au moment même où votre entendement se livrait, par ailleurs, à un vigoureux effort et à des prodiges d’énergie, d’astuce, de pénétration et de logique.

    Pourquoi encore, lorsque vous vous éveillez et réintégrez la vie réelle, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une extraordinaire intensité d’impression, que vous venez de laisser, avec le domaine du rêve, une énigme non résolue ? Vous souriez de l’absurdité de votre rêve et vous avez en même temps le sentiment que ce fatras d’extravagances enserre une sorte de pensée, une pensée réelle appartenant à votre vie actuelle, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur. C’est comme si une révélation prophétique, attendue par vous, vous était apportée dans votre songe ; il vous en reste une forte émotion, joyeuse ou douloureuse, mais vous n’arrivez ni à comprendre ni à vous rappeler nettement en quoi elle consistait.

    Fédorovski, Vladimir

    Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg

    « Anna Akhmatova s’était transformée en « veuve des poètes », rappelant les victimes de la révolution, pleurant sur la grandeur perdue de la capitale de l’empire des tsars. Elle s’était muée en vestale chargée de garder la flamme. Akhmatova a chanté Saint-Pétersbourg d’un poème à l’autre, et la terre dure qu’elle devait pétrir a été amollie par le sang, liquide vivant et fumant sans lequel aucun sacrifice, aucune prédiction ne peut être fécond. À l’époque de la terreur stalinienne, Anna Akhmatova a créé le mythe ésotérique du Saint-Pétersbourg martyr à travers ses vers (en particulier, le Requiem, œuvre poétique inégalée, qui est la quintessence de la terreur et son interprétation par un témoin). À l’époque seuls quelques intimes d’Anna Akhmatova avaient lu son Requiem et l’apprenaient par cœur car il était trop dangereux de le noter par écrit. Il se transformait ainsi en mémoire des vérités interdites.
    Mais aujourd’hui son nom est indissociable de la gloire immortelle de la ville. »

    « [Alexandre] il fit l’acquisition d’une propriété où il souhaitait se retirer bientôt pour y vivre comme un simple mortel, loin de Saint-Pétersbourg. Mais Alexandre prit froid. Rentré à Taganrog, où l’attendait l’impératrice, il s’alita. C’est dans une modeste demeure mise à la disposition du couple impérial, le 18 novembre, qu’Alexandre Ier sombra dans un semi-coma et expira le lendemain.
    Mais, très vite, la rumeur se répandit dans tout l’empire que le tsar n’était pas mort et avait renoncé au monde…
    En effet une grande confusion entoura les derniers instants d’Alexandre, et le transport de son corps – jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou – fut probablement responsable de la légende qui accompagna sa disparition8.
    Est-il effectivement mort à Taganrog en 1825 ou a-t-il réalisé son rêve de fuir le monde temporel pour devenir ermite en Sibérie ?
    Tandis qu’Alexandre luttait contre la fièvre, un accident coûta la vie à l’un de ses aides de camp. Son cadavre aurait très bien pu, avec la complicité de quelques proches, être inhumé sous le nom du tsar, pour permettre au souverain mystique de fuir vers son ermitage sibérien. Le fait que le peuple se vit interdire de défiler devant le corps placé dans la cathédrale de l’Archange au Kremlin et que l’impératrice douairière eut du mal à reconnaître son fils plaide en faveur de cette hypothèse.
    Est-ce un des grands mythes de Saint-Pétersbourg savamment entretenu ? Quelle que soit la réponse, le comportement de l’ermite sibérien Fiodor Kouzmitch pouvait corroborer les dires de ceux qui ne doutèrent jamais de ses origines. Ainsi, dix ans après la mort d’Alexandre, durant l’automne 1836, dans la région de Perm, en Sibérie occidentale, des paysans aperçurent une tache blanche à la lisière d’une forêt. Peu à peu, ils distinguèrent la silhouette altière d’un homme à la barbe blanche chevauchant une monture de robe gris clair. Intrigué par l’allure inaccoutumée de l’homme qui lui demanda de s’occuper des sabots de son cheval, le maréchal-ferrant alla aussitôt faire son rapport à la police. Refusant de répondre aux questions des gendarmes, l’homme déclara simplement s’appeler Fiodor Kouzmitch et n’avoir ni amis ni famille. Il fut alors envoyé au fin fond de la province. Loin de toute civilisation, l’homme s’installa dans une masure. Bientôt, un nombre croissant de visiteurs se rendit jusqu’à sa retraite. Des princes et autres personnages illustres venaient de loin pour voir l’ermite. Plus audacieux que les autres, un villageois entra chez lui et découvrit des tableaux magnifiques ornant les murs. Un autre jour, des visiteurs, pris de pitié devant la vétusté des lieux, lui proposèrent de réparer sa fenêtre. Devant son refus, ils insistèrent. Fiodor se mit en colère : « Si vous saviez qui je suis, s’exclama-t-il, vous ne vous permettriez jamais une telle insistance ! »
    Préférant sa pieuse solitude au contact des hommes, l’ermite refusa peu à peu toute visite. Un vieux soldat s’étant battu entre autres à Austerlitz le reconnaît, un jour, formellement : « C’est notre tsar ! C’est Alexandre Ier ! » L’intéressé proteste mais refuse, toutefois, de dévoiler ses véritables origines. La région tout entière le considère bientôt comme un saint, lui attribue d’innombrables miracles. À sa mort, il fut enterré dans le cimetière local, mais sa tombe fut l’objet d’un tel culte que les autorités décidèrent de l’inhumer dans une chapelle vers laquelle afflua bientôt une foule de pèlerins, convaincus que l’ermite était leur tsar Alexandre trop tôt disparu.
    Les années ont passé. Le nom de Fiodor Kouzmitch est toujours vivant dans la légende de Saint-Pétersbourg et son tombeau demeure un lieu privilégié de pèlerinage…
    Le géant de la littérature russe Léon Tolstoï voulait écrire un livre sur cette histoire. Sans doute avait-il raison d’affirmer haut et fort : « Que l’on démontre historiquement l’impossibilité d’une identité entre Alexandre et l’ermite, la légende demeure dans toute sa beauté et sa vérité. » »

    « ...affirmation subtile du marquis de Custine à propos de son voyage à Saint-Pétersbourg : « Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs. Ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter, ils sont souverainement aimables. » »

    « Trezzini fut donc chargé du projet d’urbanisme et de la gestion des travaux traçant de grandes avenues et d’innombrables projets de parcs et de palais.
    Il construisit également quelques premiers bâtiments importants de la ville, comme la forteresse Pierre-et-Paul, la cathédrale Pierre-et-Paul et le palais d’Été. »

    « Ce dernier propose alors au tsar de donner à la ville un plan « idéal », ovale, avec une matrice des rues se croisant à angle droit et plusieurs places, bâties dans l’esprit des places royales françaises. »

    « Les brumes argentées enveloppent souvent les palais de Saint-Pétersbourg, effaçant les quais de la Neva dans un halo fantomatique. Ce paysage incertain de la capitale de l’empire des tsars était devenu pour Catherine II le symbole des aléas de sa vie. »

    « L’hiver, dans la chambre à coucher de l’impératrice on faisait entrer une section de soldats. On leur donnait l’ordre suivant : « Respirez bien chaud ! » »

    « Le Cavalier de bronze se veut un monument impressionnant, illustrant le fondateur de Saint-Pétersbourg, Pierre le Grand, qui se dresse au centre du carré Senatskaia Ploshchad. Face à la rivière Neva, la statue est également entourée par l’Amirauté, la cathédrale Saint-Isaac et les bâtiments de l’ancien Sénat et du Synode, établissements civils et religieux emblématiques de la Russie prérévolutionnaire. »

    Froehlich, Patrick

    La voix de Paola (publie.net)

    son corps se réduisant à une veine qu’il faut piquer pour injecter les drogues, un corps d’une cinquantaine de kilos à déplacer sur la table elle est mal centrée, une tête à mettre en extension avec dedans son cerveau qui peint, elle aura mal à la nuque, doucement, des zones qui s’interposent entre le système optique nécessaire à l’intervention et ses cordes vocales, zones qu’on shunte par la spatule de laryngoscopie introduite dans sa bouche, attention à sa lèvre, la langue à charger, elle n’est pas assez relâchée, refais lui des drogues, ça va mieux, les cordes vocales sont presque dégagées, appuie sur son larynx, merci c’est parfait

    Golovanov, Vassili

    Éloge des voyages insensés, Verdier, traduction Hélène Châtelain

    Piter = Saint-Petersbourg

    « Qu’est-ce qu’il disait, Korepanov ? Que sur l’île existeraient deux temps parallèles : le temps de l’abstinence et le temps de la soûlerie ? Et qu’il valait mieux ne pas arriver dans le second ? » (P. 12)

    « Je me souviens de bancs d’argile émergeant de l’eau, luisants comme des dos de baleines. Nous sommes remontés plusieurs fois dans le canot : lorsque nous trouvions une coulée d’eau profonde entre les fonds qui se dénudaient, nous mettions le moteur en marche et foncions à travers ce labyrinthe d’agile.
    Puis, nous sautions de nouveau à l’eau et, de nouveau, nous tirions le canot.
    Autour de nous, un univers né de l’argile.
    Argile des bancs de sable : argile grise, la plus tendre, la plus fine qu’il m’ait été donné de voir. Argile que rien, jamais, n’a effleuré ; argile primordiale, dans sa forme originelle, travaillée par l’eau jusqu’à devenir idéalement lisse ; argile s’accumulant, gonflant ici d’année en année, couche après couche, siècle après siècle , argile vivant d’une vie sombre et aveugle, respirant d’un souffle primaire, lourd et cru ; principe mis à nu du monde où seuls de minuscules touffes d’algues iodées et des vers d’eau survivent en s’y accrochant... »

    (P. 170)

    « Nous ne savons rien du nickel coulé près de Kolgouev en 1978 avec des déchets radioactifs, nous ne savons rien des bases de sous-marins atomiques près de Mourmansk, ni du polygone nucléaire de la Nouvelle-Zemble, et encore moins des autres bases situées dans les lieux les plus reculés du monde. »

    (P. 250)

    « Nous quittons l’espace vierge qui nous a accueillis pendant dix jours... Et pendant ces dix jours, nous nous sommes tant et tant gorgés de cet espace, que je me demande comment nous n’avons pas explosé : nous l’absorbions sans retenue, comme l’air qu’on respire, pour longtemps, pour des années. Et lorsque, après trois ans, je suis revenu à Kolgouev, j’ai compris à quel point cet espace basique, matriciel s’était imprimé en moi, et qu’il y avait bien des choses auxquelles, désormais, je n’avais plus besoin de prêter attention : je pouvais tranquillement m’attacher à des détails et photographier ceux qui me faisaient signe : « buisson de saule après la neige », « lentille » (un petit lac qui reposait dans la toundra à la veille de l’été, encore recouvert d’une lentille de glace), « minerai des marais » (ça, c’était au moment du dégel. Quand j’étais petit, on nous disait, en cours d’histoire, que nos ancêtres extrayaient le fer d’un certain « minerai des marais » que j’étais curieux de découvrir et que j’ai vu là — dépôts rouge brun d’une rouille absolument pure, véritables chaudrons creusés dans une terre saturée de rouille elle aussi, tiges de plantes durcies de rouille transformant les marécages en jugnles brun métallisé, coulées de rouille, légères suspensions de rouille au fond des marais criblés de bulles de gaz : des dizaines, des centaines de tonnes de rouille) ; « poisson sur la neige » (les écailles argentées du lazazret scintillant d’un éclat particulier sur la neige tardive et granuleuse) ; « gouttes » (impressionnant talus de neige avec des gouttes au bord des surplombs), et « horizon lointain ». »

    (P. 327)

    « La nuit, je vois un spectacle stupéfiant : après minuit, sur le lac, le brouillard masque totalement le soleil, et la rive opposée s’assobrit au point que je ne distingue plus que celle sur laquelle nous nous tenons, et la surface lisse de l’eau se fondant lentement dans la brume avant d’y disparaître. Mais au-dessus du brouillard, le ciel est parfaitement bleu et sa clarté froide se reflète dans l’eau. Ainsi la masse diffuse du brouillard occupe le milieu du tableau, l’eau se fond dans le ciel, et le ciel dans l’eau, sans ligne de partage, sans frontière, sans ligne d’horizon. À travers ce vide du brouillard, il me semble que le ciel est sur le point de basculer sur moi. Une oie passe et son reflet pâlit dans le miroir embué du lac. Dans ce monde d’eau et de ciel confondus, il n’y a rien, rien que les voix des oiseaux de nuit. L’eau, le vide, le reflet de deux nuages jaunâtres dans le bleu du lac. Personne à des kilomètres à la ronde. Une paix hallucinante. »

    (P. 401)

    Sieno (prénom)

    « Sur les dix-neuf jours que nous avons passés en juillet et août en divers endroits de l’île, la température n’a jamais dépassé +9 °C, et encore cela ne s’est produit qu’une seule fois, à midi ; le plus souvent elle oscillait entre +4 °C et +5 °C, en baissant de temps en temps jusqu’à +2 °C ou +1 °C, tandis qu’à Kanine régnait une température de +10 °C à 12 °C, et immédiatement après notre arrivée de Koulgouev, sur la vôte de Timansk, elle est montée jusqu’à +15 °C. »

    (P. 481-482)

    Jirgl, Reinhard

    Renégat, roman du temps nerveux, Quidam, traduction Martine Rémon

    ...des nuées d’oiseaux ricochent sans bruit contre le ciel.

    Kafka, Franz

    Un médecin de campagne, traduction Bernard Lortholary, GF Flammarion

    « comme si la ferme de mon patient se trouvait juste à mon portail, j’y suis déjà ; les chevaux, paisibles, sont arrêtés ; la chute de neige a cessé ; clair de lune alentour ; les parents du malade sortent en hâte de la maison ; sa sœur derrière eux ; on m’arrache presque à ma voiture ; de leurs propos confus je ne retire rien ; dans la chambre du malade, l’air est à peine respirable ; le poële négligé fume ; j’ouvrirai la fenêtre d’une poussée ; mais d’abord je veux voir le malade. Maigre, sans fièvre, ni froid ni chaud, les yeux vides et sans chemise, le garçon se soulève sous son édredon, se pend à mon cou, me chuchote à l’oreille : « Docteur, laisse-moi mourir. » »

    « C’est facile de rédiger des ordonnances ; mais, pour le reste, se comprendre avec les gens, c’est difficile. »

    « Pauvre garçon, on ne peut plus rien pour toi. J’ai découvert ta grande plaie ; c’est de cette fleur à ton flanc que tu es en train de mourir. La famille est heureuse, elle me voit en action ; la sœur le dit à la mère, la mère au père, le père à quelques hôtes qui entrent sur la pointe des pieds, les bras écartés en balancier, par le clair de lune de la porte ouverte. « Vas-tu me sauver ? »

    « « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici ébloui par cette vie dans sa plaie. Les gens sont comme ça, dans ma région. Toujours exiger du médecin l’impossible. Ils ont perdu l’ancienne foi ; le prêtre reste chez lui et fait de la charpie avec ses chasubles, l’une après l’autre ; mais le médecin est crédité de tous les pouvoirs, avec sa main délicate et chirurgicale. Eh bien, comme il vous plaira ; ce n’est pas moi qui me suis proposé ; si vous m’exploitez à des fins sacrées, là encore je me laisserai faire ; que puis-je désirer d’autre, vieux médecin de campagne, privé de ma bonne ! Et les voici qui viennent, la famille et les anciens du village, et qui me déshabillent ; un chœur d’écoliers conduit par l’instituteur a pris place devant la maison et chante une mélodie extrêmement simple sur ce texte :

    Déshabillez-le, il saura soigner,

    Et s’il ne sait pas, alors tuez-le !

    C’est qu’un médecin, c’est qu’un médecin.

    Je me retrouve déshabillé et, les doigts dans ma barbe, je regarde tranquillement les gens en penchant la tête. Je suis tout à fait calme et me sens bien au-dessus d’eux tous, et je reste dans ces dispositions, quoique cela ne me serve à rien, car à présent ils me prennent par la tête et les pieds et me portent dans le lit. Ils m’y posent vers le mur, du côté de la plaie. Puis ils sortent tous de la pièce ; la porte se referme ; le chant cesse ; des nuages viennent devant la lune ; la chaleur de la literie m’enveloppe ; les têtes des chevaux bougent comme des ombres dans l’orifice des fenêtres. « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici comme n’importe où, tu n’arrives pas sur tes propres pieds. Au lieu de me porter secours, tu me prends de la place sur mon lit de mort. Pour un peu, je t’arracherais les yeux. » »

    « c’est à jamais irréparable »

    Kerouac, Jack

    Sur la route (le rouleau original, Gallimard, traduction Josée Kamoun

    « Je suis allé prendre un Coca vite fait dans une petite épicerie le long des voies, et voilà qu’entre un jeune Arménien mélancolique, le long des wagons de marchandises rouges, et juste à ce moment-là on entend hurler une loco. »

    « Quand le soleil est devenu rouge… »

    « ...il se carapatait dans les rues comme une grosse araignée... »

    « Hinkle était parti balader son fantôme dans les rues de la ville... »

    « On aurait dit que j’avais des nuées de souvenirs qui remontaient à 1750 en Angleterre, et que je me trouvais réincarné à San Francisco dans une autre vie, un autre corps. »

    « C’est le lendemain que tout est arrivé »

    « Neal et moi, on frissonnait dans les haillons du jour. »

    « ...elle rentre chez elle, je ne la reverrai plus jamais... »

    « ...il avait le sang trop chaud ; ses narines se dilataient ; mais il lui manquait la sainteté native et singulière qui lui aurait permis d’échapper aux verrous du destin... »

    « ...sa silhouette s’amenuisait, s’amenuisait... »

    « ...noires comme la lune... »

    Ioànnou, Yòrgos

    Douleur du Vendredi saint (traduction Michel Volkovitch, publie.net)

    (Après avoir donné son nom) « C’était mon nom à ce moment-là. »

    « Et pendant la conversation, qui de plus en plus s’animait, j’appris que le jeune maigrichon était d’origine grecque, des régions du sud bien sûr ; ici il avait faim, il souffrait, il vendait son sang à la Croix-Rouge et mettait des journaux sous sa chemise, car à Pâques cette année-là il faisait froid, il pleuvait, un vrai Noël. »

    Jünger, Ernst

    Approches, drogues et ivresse (traduction Henri Plard)

    « Quand le « Nègre » dont je reparlerai eut dévirginisé son amie, et lui demanda ensuite ce qu’elle avait ressenti, elle lui dit : « Je m’en faisais une plus belle idée. » »

    « Cette même aspiration dévorante est aussi un trait propre à la drogue et à son usage ; le désir reste toujours en deçà de l’exaucement. »

    « L’euphorie et l’insensibilité à la douleur résultent de l’inspiration de substances volatiles, telles que le gaz hilarant ou l’éther, qui fut, vers le tournant du siècle, un narcotique à la mode, et auquel Maupassant a consacré une étude. »

    « Le temps s’écoule plus rapidement aux alentours du pôle animal, plus lentement dans les parages du pôle végétatif. C’est aussi de ce point de vue que s’éclairent les rapports des narcotiques avec la souffrance. La plupart des hommes font connaissance des narcotiques par leurs propriétés anesthésiques. Ce qui provoque l’accoutumance, c’est l’impression de bonheur, l’euphorie liée à leur usage. Si les dépressifs succombent avec une facilité particulière à la morphine, c’est qu’ils ressentent l’existence en elle-même, à elle seule, comme une souffrance. »

    « La cocaïne put être isolée vers 1860, dans le fameux institut de Wöhler, à Göttingen, l’une des boîtes de Pandore pour notre monde. Cette précipitation et cette concentration de matière hautement efficaces, à partir de substances organiques, traversent tout le XIXe siècle ; elles ont commencé par l’extraction de la morphine, due à un jeune homme de vingt ans, Sertürner, qui développait ou, pour mieux dire, « déballait » ainsi le premier des alcaloïdes. »

    « ...la solitude procure en elle-même un sentiment proche de l’ivresse – les navigateurs qui traversent les océans en solitaires sont moins en quête de l’autre rive que de cette communion inouïe avec le grand Tout. »

    « La mescaline et ses parents agissent plus brutalement, de manière plus impérieuse que les opiacés ; ils forcent l’entrée, non seulement du monde des images et de ses palais, mais aussi, et profondément, de ses cryptes. Des perceptions d’âge très ancien y redeviennent dignes de créance. Les stimulants et les narcotiques manipulent la conscience au moyen du temps, qu’ils allongent ou accélèrent. Mais ici, c’est la terre même qui se fend ; le pouvoir créateur du temps agit à sa source même.
    Les médecins ne pouvaient manquer de ranimer les malades au moyen de telles substances, peut-être même de les guérir, comme par une fièvre ou par un choc. »

    « On me dit qu’à Tokyo, on a déjà dressé dans les rues des distributeurs automatiques d’oxygène. Il faut faire son plein d’air. »

    « Aux premières heures du matin, l’aube naissait à peine, je fis connaissance des visions qu’on peut appeler la magie de l’épuisement : les songes des routes interminables, l’ivresse des veilles nocturnes. »

    « L’homme qui cherche à fuir ne parvient pas au vide ; à chaque issue, quelque chose d’autre l’attend. La fuite par elle-même est, en tant que mouvement, fatale. Il faut comprendre dans cette maxime le suicide, en exceptant ses formes stoïciennes, qui ne doivent pas être considérées comme une échappatoire : « Il y a des circonstances dans lesquelles l’homme de cœur se doit de sortir de la vie. » »

    « Du point de vue de la drogue, dans les scènes pareilles à celles qu’a observées Dostoïevski, l’action narcotique se conjoint à l’effet stimulant. On oublie quelque chose, comme si un rideau peint d’images grisâtres s’enroulait. Mais derrière lui, voici qu’apparaît, comme si un nouveau maître se mettait à l’œuvre, un monde différent. Les lumières deviennent plus crues, les couleurs plus vives. Les désirs saillent dans leur nudité. Le feu couvait profondément sous la cendre. Maintenant, la flamme jaillit, comme attisée par un soufflet. Le cœur, le poumon répondent à l’invite.
    Les sens s’aiguisent, et notamment la sensibilité au sang. Dans ces larges rues et places, les masses le flairent comme, dans les baies de l’Amazone, d’avides poissons carnivores en décèlent la présence. De même que là-bas, l’eau se met à bouillonner, la lie, ici, fermente et écume. »

    Londres, Albert

    Adieu Cayenne (1932)

    ... Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie. – Cela fait deux chemises, alors. – Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux !

    Markowicz, André

    Partages, vol 1 (Inculte)

    Cite les Démons de Pouchkine (P. 175) :

    « Sans visage, sans image,
    Sous la lune trouble et floue,
    Feuilles quand novembre rage,
    Les démons voltigent, fous.
    Qui les pousse ? pour quoi faire ?
    Comme ils chantent, quels sanglots ;
    Ils marient une sorcière,
    Pleurent un génie des eaux ?

    Lourds nuages, noirs nuages,
    Une lune errante luit
    Éclairant la neige en rage,
    Trouble ciel et trouble nuit.
    Foule folle, à perdre haleine,
    Aspirés par la hauteur,
    Les démons, à voix humaine,
    Crient, me déchirant le cœur. »

    (Des démons aperçus pendant une tempête de neige, pour le passage où il y a, je crois, une tempête de neige)

    « Dans une forêt, je suis capable de voir les champignons en russe, je ne les vois pas en français. Ici, je ne connais pas leur nom ; russule ne correspond pas à "syroïezhka", qui, littéralement, veut dire "mange cru" — même si je n’ai jamais mangé ces champignons tout crus. Je ne sais pas ce que cc’est, en français, qu’un "mokhovik" — un mousseron ; ou un "podberiozovik" : littéralement "sous bouleau". Un champignon qui pousse sous les bouleaux. Parce que, oui, il y a des bouleaux. Et les bouleaux, en russe, ce ne sont pas des bouleaux, ce sont des êtres féminins. "Bérioza", c’est féminin en russe. » (P. 211)

    « Je me réveille un matin. Maman et Maniétchka debout à la fenêtre. L’immeuble en face, Ligne 7, a été touché par une "bombe fougasse". L’incendie. Maintenant, c’est un mot dans notre vocabulaire : "bombe fougasse".
    Le 6 octobre au matin, mon me dit : "Hitler t’a fait un cadeau d’anniversaire — il a envoyé quatre bombes incendiaires sur notre immeuble. Les garçons et les filles, des adolescents, qui étaient de garde sur notre toit ont eu le temps de les éteindre. On sait ça : quand la bombe tombe, pendant un certain temps, elle reste en position verticale et tourne sur elle-même sans exploser. C’est à ce moment-là qu’il faut s’en saisir et la jeter dans un seau d’eau (ou de sable ?). C’est ce qu’ils faisaient. » (P. 259)

    Partages, vol 2 (Inculte)

    Chez Pasternak : « Dans notre siècle fauve » (P. 96)

    Chez Maïakovski : « Démian » (prénom) (P.102)

    Chez Pouchkine : « les rêves bouent » (P. 110)

    Chez Zabolotski : « L’union de ces arbres / Forme le bois, la forêt » (P. 139)

    Chez Pouchkine : « Ah ! Je le sens : rien ne pourra jamais / Nous apaiser dans les chagrins du siècle : / Rien, rien du tout : si ce n’est la conscience. » (P. 161)

    « car / si regarder les ombres fait / peur, les laisser nous traverser / reste impensable » (P. 192)

    Chez Fet : « J’aime oublier le monde et voir / une hirondelle, flèche obscure, / lorsque l’étang s’emplit de soir » (P. 225)

    « on dit en russe (...) — les morts n’ont pas de honte, ne ressentent pas la honte. » (P.247)

    « Le fait est qu’en Russie, dans la civilisation russe, "l’individu", ça n’a jamais existé. Jamais on a pris en compte la valeur de la vie humaine. De la vie d’un seul homme. À aucun moment de l’histoire de ce pays. Ce n’est pas pour rien que le verbe être, au présent, n’existe pas en russe — son emploi est uniquement liturgique, réservé à Dieu. » (P. 250)

    Chez Reznikoff : « et dans l’herbe flétrie, des feuilles de chêne brunes / gisent, grises de gel. » (P. 269)

    Chez Pouchkine : « Lourds nuages, noirs nuages, / Une lune errante luit / Éclairant la neige en rage, / Trouble ciel et trouble nuit. » (p. 335)

    Chez Blok : « Je suis froid, me dis-tu, je suis sec et fermé,
    Mais comment voudrais-tu que je sois ?
    J’ai bravé le destin, ce n’est pas pour aimer,
    Ni forgé mon esprit pour la joie.

    Toi aussi, je t’ai vu et plus sombre et plus fier,
    Tu lisais dans les astres lointains
    Que les nuits à venir régneraient par le fer,
    Seraient froides, féroces, sans fin.

    Nous y sommes. Le monde est sauvage, et autour
    Plus un phare ne luit, plus un feu —
    Et celui qui vivait en aveugle et en sourd
    Devient fou tant le vide est affreux.

    Et celui qui vivait sans souci du passé,
    Sans espoir dans les nuits à venir,
    Est rongé par la peur, est rageur et glacé,
    Essayant vainement de s’enfuir.

    Oui, l’espoir a brillé et j’allais de l’avant,
    J’étais simple et confiant, comme toi.
    Je m’ouvrais à chacun comme fait un enfant, —
    Qu’importait qu’on se moque de moi ?

    Ces espoirs, désormais, il n’en reste plus rien.
    Ils sont loin, dans les astres, là-haut.
    À tous ceux que j’avais salués comme miens
    Il fallut que je tourne le dos.

    Et ce cœur, lui aussi, qui brûlait, qui tremblait,
    Enfiévré de s’offrir au bonheur,
    Par la haine et l’amour, lui aussi, désormais,
    Il ne vit que de cendres, ce cœur.

    Ce qui reste ? — un rictus, lèvres blanches, serrées ;
    Ce pouvoir malheureux de savoir
    Éveiller la passion effrénée, enfiévrée,
    L’ardeur fauve, le feu sans espoir.

    À quoi bon m’appeler ? Il n’est pas de secours.
    Pas de plaintes, — tais-toi. Que veux-tu
    Que répondent ces fauves minables et sourds
    Où l’image de Dieu s’est perdue ?

    Sous un masque de fer cache-toi des humains,
    Ne dédie ta mémoire qu’aux morts :
    Les esclaves jamais ne verront le chemin
    Vers l’Éden que nous veillons encor.

    (1916, P. 362-364) »

    « l’alcool, on le mesure, en URSS, non pas comme un liquide, mais comme un solide. On dit, quand on se saoule, qu’on prend "trois cents grammes" (ou beaucoup plus...) de vodka. C’est la langue de la rue. » (P. 415)

    Chez Pouchkine : « Octobre est revenu — les bois se débarrassent / Des feuilles attardées sur les branchages morts » (P. 421)

    « Mandelstam, près de cent ans plus tard, parlera de citation (sur laquelle il fonde sa langue poétique) comme d’une cigale. En russe : tsitata-tsikada (la citation-cigale). Pas seulement la présence constante, en arrière-fond, pas seulement la mémoire, mais le salut, et le sourire de la reconnaissance. » (P. 425)

    « ce mot, "bérédit", que je traduis, maladroitement, par hanter, ça veut dire quelque chose de tout simple : c’est quand quelque chose revient sans cesse, et revient sans cesse en vous faisant mal, en ravivant une plaie. » (P. 460)

    « "C’hvarat’", c’est être malade. Pas être gravement malade, mais être malade un peu tout le temps, j’ai l’impression. Ce mot-là, ici, me surprend toujours, et j’ai toujours tendance à vouloir le remplacer par un autre, comme, par exemple : "Stradaïa" — souffrant (au sens de la souffrance)... » (P. 461)

    « ce mot, "prac’h"... — ça veut dire "poussière", c’est le mot biblique. C’est le mot pour les morts. » (P. 464)

    « ce mot, invraisemblable dans un poème, "brovenik" — véhicule blindé. En fait, c’est quelque chose comme une automitrailleuse. » (P. 500)

    « En russe, on dit "à demi vivant", là où le français dit "à moitié mort"... » (P. 552)

    Chez Pouchkine : « Le monde est vide... Où donc encore / Me porterais-tu, océan ? » (P. 555)

    Chez Marina Tsvétaïéva (traduisant Pouchkine en français) : « Adieu, espace des espaces !... » (P. 557)

    Martin, Lionel-Édouard

    Cor

    « Dans le coin, personne ne l’estime, on lui trouve une arrogance. » (P. 58)

    Maupassant, Guy de

    Toute la nouvelle « Rêves ».

    « Sur l’eau » (nouvelle)

    « Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. »

    « Sur l’eau » (récit de voyage)

    « J’aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l’homme dort encore et que s’éveille la terre. »

    « On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays »

    « Nos maladies viennent des microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent ces microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils d’où viennent-ils ?

    Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain ! »

    « ...la pensée de l’homme est immobile. »

    « Il est trois heures du matin ; la mer est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte d’ombre ensemencée de graines de feu. Une brise très légère souffle de terre. »

    « Rien n’est plus étrange, plus fantastique et plus émouvant que ces apparitions rapides, sur la mer, la nuit. Les pêcheurs et les sabliers ne portent jamais de feux ; on ne les voit donc qu’en les frôlant, et cela vous laisse le serrement de cœur d’une rencontre surnaturelle. »

    « Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s’en douter en se promenant par les belles nuits, et on n’en guérit jamais ; on reste fou, non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d’une folie spéciale, douce et continue ; on ne pense plus, en rien, comme les autres hommes. »

    « Une odeur forte de maladie et d’humidité, de fièvre et de moisissure, d’hôpital et de cave nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un froid de marécage, dans cette maison sans feu, sans vie, grise et sinistre. L’horloge était arrêtée ; la pluie tombait par la grande cheminée dont les poules avaient éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre un bruit de soufflet rauque et rapide. C’était l’enfant qui respirait. »

    « À dix heures, nous étions revenus à bord du yacht et les deux hommes radieux m’annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.
    Mais j’allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l’horrible mal, la migraine qui torture comme aucun supplice ne l’a pu faire, qui broie la tête, rend fou, égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu’une poussière au vent, la migraine m’avait saisi, et je dus m’étendre dans ma couchette, un flacon d’éther sous les narines.

    Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait.

    Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.

    Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Je m’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

    Ce n’était pas du rêve comme avec du haschich, ce n’étaient pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’étaient une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d’apprécier les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.

    Et la vieille image de l’Ecriture m’est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus forts. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais un être supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

    Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il était vide. Et la douleur recommença.

    Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n’est point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme après une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour Saint-Raphaël. »

    « Nulle part au monde je n’ai senti sur mon cœur un poids de mélancolie aussi lourd qu’en cet antique et sinistre marchoir de moines. »

    Melville, Hermann

    Moby Dick

    La description du Pequod :

    « Her venerable bows looked bearded. Her masts—cut somewhere on the coast of Japan, where her original ones were lost overboard in a gale—her masts stood stiffly up like the spines of the three old kings of Cologne. Her ancient decks were worn and wrinkled, like the pilgrim-worshipped flag-stone in Canterbury Cathedral where Beckett bled. But to all these her old antiquities, were added new and marvellous features, pertaining to the wild business that for more than half a century she had followed. »

    Et (dans la traduction de Philippe Jaworski) :

    « le chirurgien du bord »

    Pasternak, Boris

    Le docteur Jivago, Gallimard (traduction Louis Martinez, Jacqueline de Proyart, Hélène Peltier-Zamoyska et Michel Aucouturier)

    « La tempête était seule au monde, seule et sans rival. » (P.15)

    « Les champs succédaient aux champs. Les forêts les reprenaient sans cesse dans leur étreinte. L’âme s’accordait à la large cadence de ces espaces toujours recommencés. On avait envie de rêver et de penser l’avenir. » (P. 17)

    « Comme elle, c’était un homme libre... » (P. 18)

    « Le corps gisait dans l’herbe auprès du remblai. Un mince filet de sang coagulé barrait d’un trait noir et net son visage, qui paraissait biffé d’une croix. Le sang ne paraissait pas être son sang, du sang sorti de ses veines mais une surcharge, une addition extérieure, un emplâtre, ou une éclaboussure de boue séchée, ou une petite feuille de bouleau humide. » (P. 26)

    « C’était son épaule, c’était sa jambe, et pour tout le reste, c’était plus ou moins elle-même, son âme ou son être, aux limites tracées d’une main sûre et qui s’élançait avec confiance dans l’avenir. » (P. 40)

    « Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, bprulant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante. » (P. 42)

    « ...Tiverzine était vêtu pour l’automne. » (P. 48)

    « Le jardin projetait des ombres violettes dans le cabinet. À la manière dont ils regardaient dans la chambre, on aurait dit que les arbres voulaient étendre sur le plancher leurs branches vêtues d’un givre pesant, qui ressemvlait à des coulées figées de stéarine mauve. »

    « Les toits jasaient entre eux comme au printemps. C’était le dégel. » (P. 62)

    « "Le sort des opprimés est enviable. Ils ont quelque chose à dire sur eux-mêmes. Ils ont toute la vie devant eux." C’était Son avis. C’était l’avis du Christ. » (P. 67)

    « Iouriatine (ville) » (P. 72)

    « Mais un gel féroce mêlé de brouillard paraissait détraquer l’espace et le fragmenter en morceaux disparates. La fumée ébouriffée et loqueteuse des feux en plein vent, le crissement des pas et le grincement des patins de traîneaux contribuaient à leur donner l’impression qu’ils étaient en route depuis Dieu combien de temps déjà, et qu’ils s’étaient fourvoyés à une distance effrayante. »

    « Quatre ans plus tôt, lorsqu’il était en première année, il avait passé tout un trimestre à faire de la dissection dans les sous-sols de l’Université. Il descendait dans le souterrain par un escalier coudé. Par petits groupes, ou chacun de son côté, des étudiants ébouriffés étaient massés dans le fond de l’amphithéâtre d’anatomie. Les uns, derrière un rempart d’ossements, rabâchaient leurs cours et feuilletaient de vieux manuels usés et défraîchis, d’autres anatomisaient en silence dans les coins, d’autres faisaient les pitres, lançaient des plaisanteries et donnaient la chasse aux rats qui couraient en grand nombre sur les dalles de la morgue. Dans la pénombre on voyait luire comme du phosphore des cadavres inconnus dont la nudité frappait le regard : de jeunes suicidés non identifiés, des noyées bien conservées et encore intactes. Les sels d’alumine qu’on leur avait injectés les rajeunissaient et leur donnaient une rondeur trompeuse. On disséquait les cadavres, on les découpait et on les préparait, et la beauté du corps humain restait fidèle à elle-même jusque dans leur moindre fragment, si bien que l’étonnement que l’on éprouvait devant le corps entier d’une ondine jetée n’importe comment sur le zinc de la table ne cessait pas lorsqu’il se reportait sur un de ses bras détachés ou sur une de ses mains tranchées. L’odeur de la formaline et du phénol remplissait le sous-sol, et l’on sentait partout la présence d’un mystère : c’était le destin inconnu de ces corps allongés, c’était le mystère même de la vie et de la mort, qui s’installait ici tout à son aise, comme à son domicile ou à son quartier général.
    La voix de ce mystère, plus forte que tout le reste, poursuivait Ioura et le gênait dans ses exercices d’anatomie. Mais elle n’était pas la seule à le gêner ainsi dans sa vie. Il s’y était fait, et si elle le distrayait de ses occupations, cette gêne ne l’inquiétait pas. » (P. 87-88)

    « La chambre portait les traces du branle-bas récent. Une infirmière s’affairait silencieusement autour de la table de nuit. Autour d’elle traînaient des serviettes froissées et des essuie-mains humides qui avaient servi de compresses. L’eau du rinçoir était légèrement rose de sang craché. On y voyait nager des débris d’ampoules et des touffes de coton gonflées par l’eau.
    La malade était inondée de sueur et humectait ses lèvres sèches du bout de sa langue. Ses traits s’étaient fortement tirés depuis ce matin, où Ioura l’avait vue pour la dernière fois.
    Ne serait-ce pas une erreur de diagnostic ? pensa-t-il. Tous les symptômes de la pneumonie striduleuse. On dirait que c’est la crise. Il salua Anna Ivanovna, lui dit une de ces phrases creuses d’encouragement que l’on prononce toujours en pareil cas, puis fit sortir la garde-malade. Prenant la main d’Anna Ivanovna pour tâter son pouls, il alla chercher de l’autre main son stéthoscope dans la poche de son blouson. Par un mouvement de la tête, Anna Ivanovna lui fit comprendre que c’était inutile. Ioura vit qu’elle lui voulait autre chose. Rassemblant ses forces, Anna Ivanovna parla :
    — Ils ont voulu me confesser... La mort est là... Elle peut à chaque instant... Quand on va se faire arracher une dent, on a peur, on a mal, on se prépare... Et maintenant, ce n’est pas une dent, c’est moi tout entière, toute la vie... crac, et dehors, comme avec des tenailles... Et qu’est-ce que c’est ? ... Personne n’en sait rien... J’ai le cœur serré et j’ai peur.
    Anna Ivanovna se tut. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Ioura ne disait rien. Au bout d’un instant, Anna Ivanovna continua.
    — Tu as du talent... Et quand on a du talent... ce n’est pas comme tout le monde... Tu dois savoir quelque chose... Dis-moi quelque chose... Tranquillise-moi. » (P. 89)

    « Maintenant qu’elle sortait pour la seconde fois dans la rue, Lara s’aperçut enfin de ce qui se passait autour d’elle. C’était la ville. C’était l’hiver. C’était le soir.
    Il gelait. LEs rues étaient couvertes d’une glace noire, épaisse comme des fonds de bouteilles de bière cassées. Respirer faisait mal. L’air était bourré de givre gris et paraissait chatouiller et piquer Lara de sa toison hérissée, exactement comme la fourrure grise de sa cravate givrée irritait sa peau et entrait dans sa bouche. Le cœur battant, elle parcourait les rues à demi désertes. Sur son chemin, elle voyait fumer les portes des cafés et des gargotes. On voyait émerger du brouillard des visages gelés, rouges comme du saucisson, des naseaux de chevaux et des museaux de chiens barbus et couverts de glaçons. LEs fenêtres recouvertes d’une épaisse couche de givre et de neige paraissaient enduites de craie, et sur leur surface opaque on voyait se mouvoir les reflets colorés des arbres de Noël allumés et les ombres des convives en réjouissance, comme si, sur des draps blancs tendus devant une lanterne magique, on projetait aux passants des ombres chinoises. » (P. 101)

    « C’était l’hiver où Ioura écrivait son mémoire sur les éléments nerveux de la rétine pour la médaille d’or de l’Université. Bien qu’il eût étudié la médecine générale, Ioura avait de l’oeil la connaissance approfondie d’un futur oculiste.
    Cet intérêt qu’il portait à la physiologie de la vue révélait l’autre aspect de sa nature, — ses dons créateurs et ses réflexions sur l’essence de l’image et la structure de l’idée logique. » (p. 103)

    « L’essentiel, alors, n’était pas en lui. A peine concevait-il en ce temps-làqu’il y eût un certain Ioura, lui-même, qui existât séparément et présentât un intérêt ou une valeur quelconque. L’essentiel, alors, était ce qu’il y avait autour de lui. Le monde extérieur l’investissait de toutes parts, palpable, infranchissable et incontestable comme une forêt, et si la mort de sa mère l’avait à ce point ébranlé, c’était bien parce qu’il s’était perdu avec elle dans cette forêt et qu’il y était soudain resté seul et sans elle. Cette forêt, c’étaient tous les objets du monde, — c’étaient les nuages, c’étaient les enseignes de la ville et les boules des échelles d’incendie, c’étaient les frères convers qui galopaient devant la calèche de la VIerge avec des oreillettes en guise de bonnet sur leurs têtes découvertes devant le saint sacrement. Cette forêt, c’étaient les vitrines des magasins dans les passages et, à une hauteur inaccessible, le ciel nocturne habité par les étoiles, le Bon Dieu et les saints. » (P. 112)

    « Vous êtes restée assez longtemps couchée. Vous avez été souffrante quelque temps, ça suffit comme ça. Maintenant, il faut vous lever. Changez de chambre, mettez-vous au travail, terminez vos études. » (P. 123)

    « Lioudmila Kapitonovna était une jolie femme à la poitrine haute et à la voix basse. » (P. 125)

    « Brusquement, un souvenir lui revint : au pavillon de chirurgie de l’hôpital de l’Exaltation de la Croix, auquel il était attaché, une malade venait de mourir. Iouri Andréiévitch affirmait qu’elle avait un échinocoque du foie. Cette opinion était contestée. L’autopsie devait avoir lieu ce jour-là. On allait savoir la vérité. Mais le dissecteur de leur hôpital était un ivrogne invétéré. Dieu sait comment il s’y prendrait.
    L’obscurité descendait vite. On ne distinguait plus rien au-dehors. Comme par un coup de baguette magique, l’électricité s’alluma à toutes les fenêtres.

    (...)

    — Un échinocoque. Ça, c’est un digagnostic. On ne parle plus que de ça. » (P. 131-134)

    « Tonia sombrait dans la brume des souffrances qu’elle avait traversées, elle paraissait nimbée d’épuisement. Elle s’élevait au milieu de la salle comme, au milieu d’une baie, un navire qui viendrait de jeter l’ancre et se serait vidé de son chargement d’âmes nouvelles, amenées on ne sait d’où sur le continent de la vie à travers l’océan de la mort. » (P. 134)

    « Près de la route forestière, de jeunes soldats fatigués et couverts de poussière, la vareuse trempée de sueur aux omoplates et sur la poitrine, étaient couchés par terre à plat ventre ou sur le dos, les jambes écartées dans leurs lourdes bottes. C’était tout ce qui restait d’une section durement éprouvée. On les avait relevés d’un combat qui durait depuis plus de quatre jours et envoyés à l’arrière pour un court repos. Les soldats étaient couchés comme s’ils étaient de pierre, ils n’avaient plus la force ni de sourire, ni de dire de gros mots, et pas un seul ne tourna la tête quand on entendit grincer dans le bois quelques charrettes qui s’approchaient rapidement. Au grand trot, dans des brouettes sans ressorts, qui faisaient sauter en l’air leurs malheureux occupants et achevaient de leur briser les os et de leur retourner les entrailles, on amenait des blessés à l’ambulance. Là, on leur dispenserait les premiers secours, on les panserait à la hâte et, en cas d’extrême urgence, on expédierait une opération. ON les avait ramassés, ces innombrables blessés, une demi-heure plus tôt, pendant une courte accalmie, dans le champ qui s’étendait devant les tranchées. Une bonne moitié d’entre eux étaient sans connaissance. » (P. 147-148)

    « Par miracle, les villages étaient encore intacts dans ce secteur. Ils formaient un îlot que l’océan des destructions avait épargné on ne savait comment. » (P. 149)

    « Au fond de la dépression, il y avait une gare. Jivago décrivit les lieux en détail : les montagnes couvertes de pins et de sapins vigoureux, avec des paquets de nuages blancs agrippés sur leurs flancs et des escarpements de granit ou de schiste gris qui faisaient des trous au milieu des forêts, comme des plaques pelées et râpées dans une épaisse peau de bête. C’était un sombre matin d’avril, gris et humide comme ce schiste, comprimé de partout par les hauteurs, immobile et étouffant. Une étuve. La vapeur pesait sur la vallée et tout fumait, tout s’étirait en colonne de fumée, la fumée des locomotives dans la gare, la buée grise des prairies, les montagnes grises, les forêts sombres, les nuages sombres. » (P. 151)

    « Je peux arriver n’importe quand, sans prévenir. J’essaierai quand même de télégraphier. » (P. 164)

    « Zybouchino » (ville) (P. 166)

    « Il y a campagne et campagne. Tout dépend des habitants. Dans certains villages la population aime le travail et travaille. Là, ça va à peu près. Dans d’autres, c’est vrai, il n’y a que des ivrognes. Dans ces cas-là c’est le désert. C’est horrible à voir. » (P. 178)

    « La liberté ! La vraie liberté, pas celle des mots et des revendications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute attente. La liberté par hasard, par malentendu.
    Et comme tous les hommes sont immenses et désarmés ! Vous avez remarqué. Comme si chacun était écrasé par lui-même, par la force héroïque qu’il a découverte en lui. » (P. 179-180)

    « C’était ainsi tout au long de la route. Partout le même bruit de foule, partout les mêmes tilleuls en fleur. » (P. 192)

    « La nuit, à Soukhinitchi, un porteur obligeant à l’ancienne mode, conduisant Jivago par des chemins sans lumière, le fit entrer par-derrière dans le wagon de deuxième classe d’un train qui venait d’arriver et que les horaires n’avaient pas annoncé. » (P. 192)

    « Le train mystérieux avait une destination spéciale, il allait assez vite, s’arrêtait peu de temps ; il se déplaçait, semblait-il, sous contrôle militaire. Dans les wagons on pouvait circuler à l’aise. » (P. 193)

    « La bougie avait été allumée par le seul voyageur du compartiment. C’était un jeune homme blond, sans doute fort grand, si l’on en jugeait par la longueur de ses bras et de ses jambes, trop mobiles aux jointures, comme les pièces mal vissées d’un objet démontable. Le jeune homme était renversé avec nonchalance sur la banquette, près de la vitre. À la vue de Jivago, il fit poliment mine de se lever et, au lieu de rester couché à demi, comme auparavant, adopta une pose plus corrrecte. » (P. 193)

    « C’était cela la vie, c’était cela l’épreuve, c’était cela le but des chercherus d’aventures, c’était cela le but final de l’art : retrouver les siens, rentrer chez soi, recommencer sa vie. » (P. 200)

    « Pendant ce temps, l’interminable couloir coudé qui consuisait au service des accouchements et le long duquel les mères étaient installées s’était rempli du chœur geignard de dix ou quinze voix de bébés, et les infirmières, rapidement, pour que les nouveau-nés ne prissent pas froid, les avaient apportés à leur mère ; chacune en tenait deux sous les bras, comme de grands paquets d’emplettes. » (P. 211)

    « Mais il sortit de la chambre comme si on l’avait aspergé d’eau froide, avec le sentiment d’un mauvais présage. » (P. 213)

    « Pendant les quelques jours qui suivirent, il découvrit à quel point il était seul. Il n’en faisait reproche à personne, il avait apparemment recherché cette solitude et l’avait obtenue. » (P. 214)

    « Mais en ces jours où triomphait le matérialisme, la matière s’était transformée en notion, la nourriture, le bois n’existaient plus ; on parlait de la « question alimentaire », du « problème du chauffage ». » (P. 223-224)

    « Il serait devvenu fou sans ses petites habitudes, ses travaux, ses soucis. Sa femme, son enfant, la nécessité de gagner de l’argent le sauvèrent. Il fut sauvé par le quotidien, par l’humble, par l’habituel, par son travail, par les soins qu’il donnait aux malades.
    Il comprenait qu’il n’était rien devant la monstrueuse machinerie de l’avenir, il redoutait cet avenir et il l’aimait, il en était secrètement fier et, pour une dernière fois, comme dans un adieu, il regardait avidement les nuages et les arbres, les hommes qui marchaient dans la rue, la ville russe qui n’en pouvait plus de malheur, il était prêt à se sacrifier pour que tout allât mieux, et il ne pouvait rien faire. » (P. 224)

    « ...un home qui avait dû être robuste, mais qui avait maigri et dont la peau faisait des poches. » (P. 226)

    « ...il trébucha au coin de la rue sur un homme étendu sans connaissance en travers du trottoir. L’homme était couché les bras encroix, la tête reposant sur le butoir d’une porte cochère, les pieds dans le ruisseau. De temps en temps, il poussait de faibles soupirs. Aux questions du docteur qui essayait de le ranimer, il répondit par un bredouillement incohérent, puis il perdit de nouveau conscience. Sa tête était meurtrie, ensanglantée, mais un examen rapide montra que les os du crâne étaient intacts. Le blessé avait dû être victime d’une attaque à main armée. » (P. 229)

    « Le docteur en profita pour fourrer avec la rapidité de l’éclair une cuiller dans la gorge de son fils, aplatir sa langue et observer sa gorge, rouge comme une groseille, et ses amygdales gonflées, couvertes de peaux. Iouri Andréiévitch s’alarma de ce qu’il avait vu. » (P. 231)

    « À côté des richards bien vêtus, de bourgeois et d’avocats de Pétersbourg, on pouvait voir, mis dans le même sac que la classe exploitante, des cochers de fiacre, des frotteurs de planchers, des garçons de bains publics, des fripiers tatares, des fous échappés aux « maisons jaunes » qu’on venait de supprimer, des petits commerçants et des moines. » (P. 264-265)

    « ...Ogryzkova, une fille maigre, albinos, la « môme-narine », la « seringue », comme l’appelait Tiagourova, qui ne lui ménageait pas les sobriquets humiliants. » (P. 269)

    « La nuit était obscure. Sans cause visible d’arrêt, le train se trouvait près d’une borne. La ligne semblait normale ; elle était encadrée de sapins et traversait une plaine. LEs voisins de Iouri Andréiévitch, qui étaient descendus avant lui, et qui battaient la semelle devant le wagon, déclarèrent qu’il n’y avait pas eu d’accident, à leur connaissance, mais que le chauffeur avait arrêté le train sous prétexte que la région était menacée et qu’il refusait de conduire plus loin le convoi tant qu’une draisine n’aurait pas vérifié l’état de la ligne. Les voyageurs lui avaient envoyé des délégués pour l’amadouer et, en cas de nécessité, pour lui graisser la patte. ON racontait que les marins s’en étaient mêlés. Ils s’auraient s’y prendre, eux.
    Pendant qu’on expliquait tout cela à Jivago, il voyait les éclairs crachés par la cheminée et le cendrier embraser la neige, devant la voie ferrée, près de la locomotive, comme aurait fait la flamme haletante d’un bûcher. Soudain, une langue de feu éclaira vivement la plaine enneigée et des silhouettes qui se glissaient le long du châssis de la locomotive.
    En tête, dans un éclair, on vit le chauffeur. Il courut jusqu’au bout de la passerelle, s’envola d’un bond au-dessus des butoirs et disparut. Les marins qui le poursuivaient en firent autant. On les vit courir jusqu’au bout de la grille à feu, sauter en l’air et disparaître comme par enchantement.
    Attirés par le spectacle, Iouri Andréiévitch et quelques curieux s’élancèrent vers la locomotive. Dans le morceau de plaine nue qui s’étendait devant le train, voici ce qu’ils virent :
    À une certaine distance de la voie se trouvait le chauffeur, enfoncé dans la neige vierge jusqu’à mi-corps. Les marins, empêtrés eux aussi jusqu’à la taille, faisaient un demi-cercle autour de lui, comme des rabatteurs autour d’une bête. » (P. 274)

    « — L’enneigement est profond ?
    — Non, on ne peut pas dire... C’est par bandes. Le blizzard soufflait de biais, il a pris la voie en écharpe. Le plus dur se trouve vers la moitié du parcours. Il y a trois kilomètres de dépression. Là, on aura fort à faire. Tout l’endroit est recouvert, complètement. Après, ça va. C’est la taïga. La forêt a protégé la voie. Avant la dépression, ce n’est pas terrible, l’endroit est plat. Le vent l’a dégagé. » (P. 277)

    « Soudain, tout changea, le pays et le temps. La plaine disparut, on s’enfonça entre des collines et des plateaux. Le vent du nord, qui soufflait jusqu’ici, tomba. Le vent venait du sud, tiède comme le souffle d’un poêle ouvert.
    La forêt s’étendait par paliers sur les montagnes. Quand la voie traversait une zone boisée, le train grimpait une pente raide à laquelle succédait une descente assez douce. Il rampait en soufflant vers les bois et s’y traînait avec peine, comme un vieux forestier guidant une foule de voyageurs qui se retourneraient sans cesse et observeraient tout.
    Mais il n’y avait rien à voir. Au fond de la forêt, c’était le sommeil et la paix de l’hiver. De temps en temps, seulement, des buissons ou des arbres bruissaient en libérant leurs branches basses de la neige qui peu à peu se tassait, comme s’ils ôtaient un collier ou dégrafaient un col trop serré.
    Iouri Andréiévitch sombra dans le sommeil. Pendant toutes ces journées il resta sur sa couchette, là-haut, à dormir ; il se réveillait, réfléchissait, tendait l’oreille. Mais il n’y avait rien à entendre. » (P. 282)

    « Sous la croûte de neige disloquée, l’eau se mit à courir et à chanter. Les entrailles impénétrables des forêts frémirent. Tout s’y réveillait. » (P. 282-283)

    « Au milieu de la nuit, Iouri Andréiévitch s’éveilla, plein d’un sentiment confus de bonheur assez intense pour le réveiller. Le train était arrêté. La gare baignait dans l’obscurité vitreuse d’une nuit blanche. Cette ombre claire était pleine d’on ne sait quoi de délicat et de puissant à la fois qui suggérait un grand paysage dégagé.
    La gare devait être située sur une hauteur, dominant un horizon large, libre.
    Sur le quai, conversant à voix basse, passaient des ombres aux pas silencieux. Cela attendrit Iouri Andréiévitch. Il vit dans la discrétion des voix et des pas un respect de l’heure tardive, un souci du sommeil des voyageurs, qui avaient disparu depuis la guerre.
    Le docteur se trompait. Comme partout ailleurs, le quai retentissait de hurlements, de lourds bruits de bottes. Mais non loin de là il y avait une cascade. C’était elle qui dilatait la nuit blanche et l’animait d’un souffle de fraîcheur et de liberté. C’était elle qui avait rempli le docteur endormi de ce sentiment de bonheur. Le bruit constant et régulier de la chute d’eau régnait sur tous les bruits de la gare et leur donnait l’apparence menteuse du silence. » (P. 284)

    « Au-delà de la fenêtre contre laquelle ils étaient couchés le cou tendu, s’étalait une plaine immense, entièrement inondée par la crue. La rivière avait débordé et l’un de ses bras venait frôler le talus. Du haut des couchettes, on croyait voir le train glisser doucement sur l’eau. » (P. 287)

    « ...le nom qu’on donne au pivert dans l’Oural : "Ronja". » (P. 288)

    « La tête de Jivago baignait dans la sueur dont son oreiller était trempé. » (P. 293)

    « Je vais à la recherche du silence. Je veux un trou perdu, l’inconnu. » (P. 303)

    « La chaleur était accablante. Le soleil chauffait à blanc les rails et les toits des wagons. La terre, noire de pétrole, brûlait avec un chatoiement jaune comme du métal doré. » (P. 308)

    « Entre parenthèses, ne vous fâchez pas, mais vous avez un nom imprononçable. » (P. 310)

    « Pendant ce temps, le train manoeuvrait. Chaque fois qu’il arrivait au dernier aiguillage, à la hauteur du disque, l’aiguilleur, une femme âgée qui portait un bidon de lait attaché à sa ceinture, changeait son tricot de main, se penchait et renversait le levier, obligeant le train à repartir en marche arrière. Tandis qu’il s’éloignait lentement, elle se redressait et brandissait à sa suite un poing menaçant. » (P.313)

    « Livéri (Livka) », prénom. (P. 316)

    « Projetant en avant ses pattes cartilagineuses, un poulain moreau corait derrière la jument blanche ; il était noir comme la nuit, avec une petite tête frisée, il ressemblait à un jouet en bois sculpté. » (P. 322)

    « Je suis un peu enrhumé. Je tousse et j’ai certainement un peu de fièvre. Toute la journée, j’ai comme une boule qui me monte à la gorge et me coupe le souffle à la hauteur du larynx. Je suis dans de mauvais draps. C’est l’aorte. Premiers symptômes de la maladie de cœur que j’ai héritée de ma pauvre mère. Est-ce possible ? Si tôt ? Dans ce cas, je ne ferai pas de vieux os. » (P. 341)

    « Claire nuit de gel. Eclat, unité extraordinaire de tout ce qu’on voit. La terre, l’air, la lune, les étoiles sont soudés ensemble par le gel. Dans le parc, couchées en travers des allées, les ombres distinctes des arbres semblent découpées en relief et façonnées au tour. On a sans cesse l’impresssion que des silhouettes noires traversent interminablement la route. De grosses étoiles sont suspendues dans la forêt, entre les branches, telles des lanternes de mica bleu. Tout le ciel est parsemé de petites étoiles comme l’été les prés le sont de marguerites. » (P. 342)

    « Les femmes, a-t-on la tête à ça ? Etait-ce le moment ? Le prolétariat mondial, le bouleversement de l’univers, c’est une autre histoire, parlez-moi plutôt de ça ! Mais un bipède isolé, une simple femme, une épouse, fi ! c’est aussi négligeable qu’un pou. » (P. 363)

    « Villes, bourgs et villages se succédaient. Ville de Krestovozdvijensk, gare d’Oméltchino, Pajinsk, Tysiatskoïé, hameau de Iaglinskoïé, faubourg de Zvonarski, bourgade de Volnoïé, Gourtovchtchiki, terres de la Kejma, village de Kazéievo, faubourg de Koutéiny, bourg de Maly Ermolaï.
    La grand-route les traversait, vieille comme le monde, la plus ancienne de Sibérie, utilisée jadis par les voitures de poste. Elle coupait les villes en deux, comme des miches, par la lame d’une grand-rue ; quant aux villages, elle les traversait d’un coup d’aile, sans se retourner, rejetant au loin derrière elle les isbas qui faisaient la haie, ou bien les ployant en demi-cercle, ou en épingle à cheveux au hasard d’un brusque tournant. » (P. 371)

    « On ne voyait pas le feu ; Seules les colonnes mouvantes d’air chaud, scintillantes comme des paillettes de mica révélaient que l’on brûlait quelque chose. » (P. 412)

    « — La tête ?
    — Je suppose. IL a ce qu’il appelle des feux follets. Sans doute des hallucinations. Est-ce l’insomnie, les migraines ? » (P. 414)

    « La Koubarikha était en train d’exorciser la vache d’Agafia Fotievna Palykh, la femme de Pamphile appelée couramment Fatievna. On avait fait sortir la vache du troupeau et on l’avait attachée par les cornes à un arbre au milieu des buissons. Près des pattes de devant, sa propriétaire était assise sur une souche ; près des pattes de derrière, sur un escabeau à traire, la magicienne.

    (...)

    En Sibérie, on pratiquait l’élevage d’une race de vaches primée en Suisse. Presque toutes, elles avaient la même robe, noire avec des taches rousses très claires ; non moins que les hommes, elles étiaent éreitnées par les privations, les longues marches, le manque d’espace. » (P. 437)

    « Va t’en, dit la magicienne à Agafia. J’ai exorcisé ta vache, elle guérira. Prie la Mère de Dieu. En vérité, elle est la maison de lumière et le livre de la parole vivante. » (P. 442)

    « On entourait un morceau de chair humaine ensanglantée qui gisait à terre. Le malheureux respirait à peine. Il avait le bras droit et la jambe gauche coupés. On ne pouvait imaginer comment le pauvre diable avait pu ramper jusqu’au camp sur le bras et la jambe qui lui restaient. Les membres coupés, horribles lambeaux saignants, étaient attachés à son dos avec une pancarte. Celle-ci était recouverte d’une longue inscription qui déclarait, avec des jurons bien choisis, que ce traitement avait été infligé en représailles des atrocités commises par tel et tel détachement rouge, avec lequel les Frères des Bois n’avaient pas de rapport. On ajoutait qu’un sort analogue attendait tous les partisans qui ne feraient pas leur soumission et ne rentraient pas leurs armes aux représentants de l’armée de VItsyne dans les délais prescrits.
    Cet homme martyrisé qui perdait tout son sang et s’évanouissait à chaque instant, raconta, d’une voix hachée, faible et pâteuse, les tortures infligées par les brigades de répression et les tribunaux militaires de l’armée Vitsyne. On l’avait condamné à la pendaison, puis on avait commué la peine, décidé de lui couper un bras et une jambe, et de l’envoyer ainsi mutilé dans le camp des partisans pour les épouvanter. » (P. 443)

    « L’hiver était déjà là depuis longtemps. Il gelait à pierre fendre. Des formes et des sons déchiquetés, sans lien visible, surgissaient dans le brouillard glacé, s’arrêtaient, remuaient, disparaissaient. A la place du soleil, une sorte de boule propre, issue d’un rêve ou d’un conte de fées, restait suspendue dans la forêt, répandant lentement, avec effort, les ratons jaune d’ambre d’une lumière dense comme du miel qui se glaçaient et se figeaient sur les arbres. » (P. 445)

    « Quelque chose de plus vaste que lui-même trouvait pour pleurer et sangloter en lui des mots tendres et lumineux, qui brillaient dans l’obscurité comme du phosphore. Et il mêlait ses pleurs à ceux de son âme, plein de pitié pour lui-même. » (P. 472)

    « Irourotchka » (surnom pour Iouri / Ioura, p. 488)

    « Dehors la neige s’était mise à tomber. Le vent la poussait obliquement. Elle tombait , toujours plus rapide, plus épaisse, comme si elle poursuivait sans cesse quelque chose et Iouri Andréiévitch regardait devant lui par la fenêtre comme si ce n’était pas de la neige qu’il voyait tomber mais la lettre de Tonia qu’il continuait à lire, comme si ce n’étaient pas de petits cristaux de neige bien secs qui filaient à toute allure, mais des petits intervalles de papier blanc entre de petites lettres noires, blancs, blancs, sans fin, sans fin. » (P. 498)

    « On était en plein hiver. La neige tombait à gros flocons. Iouri Andréiévitch venait de rentrer de l’hôpital. »

    « Les rats n’avaient pas quitté la maison, mais ils étaient plus prudents. » (P. 502)

    « La Sibérie, cette Nouvelle Amérique, comme on l’appelle justement, recèle les possibilités les plus riches. C’est, pour la Russie, le berceau d’un grand avenir, le gage de notre démocratisation, de notre splendeur, de notre assainissement politique. L’avenir de la Mongolie, de la Mongolie extérieure, notre grande voisine d’Extrême-Orient, est encore plus gros de perspectives séduisantes. Que savez-vous de ce pays ? Vous n’avez pas honte de bâiller et de cligner des yeux sans m’écouter ? Et pourtant c’est une superficie d’un million et demi de verstes carrées, des minéraux non encore prospectés, un pays vierge, préhistorique, vers lequel se tendent les mains avides de la Chine, du Japon et de l’Amérique, aux dépens des intérêts russes, reconnus pourtant par nos rivaux chaque fois qu’on a partagé en sphères d’influence ce petit coin isolé du globe terrestre. » (P. 506-507)

    « ...la nudité hivernale des forêts, le calme de mort, le vide alentour rendait l’endroit méconnaissable. » (P. 512)

    « Il gelait et le froid allait en augmentant. Le ciel était clair. La neige prenait une teinte jaune sous les rayons du soleil de midi et, dans ce jaune de miel, on voyait déjà filtrer comme une liqueur précieuse le dépôt orangé du soir précoce. » (P. 523)

    « La fatigue lui coupait les jambes. Lançant le bois dans le traîneau par la porte du hangar, il rassemblait moins de bûches en une fois que d’habitude. Il avait froid et les rondins gelés et couverts de neige lui meurtrissaient les mains malgré ses moufles. Il n’arrivait pas à se réchauffer en précipitant ses mouvements. Quelque chose en lui s’était arrêté et déchiré. » (P. 530)

    « Maintenant, à Moscou. Et avant tout, survivre. Ne pas s’abandonner à l’insomnie. Ne pas se coucher. Travailler toute la nuit jusqu’à l’abrutissement, jusqu’à tomber raide mort de fatigue. Et encore ceci. Faire du feu tout de suite dans la chambre à coucher pour ne pas geler bêtement cette nuit. » (P. 538)

    « A quelques pas du perron, le corps de Pavel Pavlovitch était étendu de biais en travers de l’allée, la tête enfoncée dans un tas de neige : il s’était suicidé. La naige imbibée de sang formait une boule rouge sous sa tempe gauche. Les petites gouttes qui avaient giclé de tous les côtés s’étaient mêlées à la neige et faisaient de petites billes rouges semblables aux baies gelées d’un sorbier. »

    « Entre la rue qui jour et nuit s’agite et le bruit constamment derrière mes murs et l’âme moderne, la correspondance est aussi étroite qu’entre l’ouverture que l’on commence à jouer et le rideau du théâtre, plein de mystères et de ténèbres, encore baissé, mais déjà embrasé par les feux de la rampe. La ville qui grouille et gronde sans arrêt de l’autre côté des portes et des fenêtres est une immense introduction à la vie de chacun de nous. C’est précisément sous ces traits que je voudrais décrire la ville. » (P. 581)

    « Le docteur eut soudain une nausée qui le priva de toutes ses forces. Surmontant sa faiblesse, il se leva de sa banquette et, tirant vers le haut et vers le bas les courroies de la fenêtre, il chercha à l’ouvrir. Mais la fenêtre ne cédait pas à ses efforts.
    On criait au docteur que la fenêtre ne s’ouvrait pas mais, absorbé par les efforts qu’il faisait pour surmonter la crise, et saisi d’une angoisse soudaine, il ne se rendait pas compte que ces cris s’adressaient à lui, et il n’en comprenait pas le sens. Il essayait toujours d’ouvrir la fenêtre, et de nouveau, à trois reprises, vers le haut, vers le bas et vers lui, il tira violemment le cadre ; tout à coup il ressentit une douleur inconnue, irréparable, et comprit que quelque chose en lui s’était déchiré, qu’il avait fait un geste fatal et que tout était perdu. A ce moment-là, le wagon s’ébranla, mais s’arrêta de nouveau un peu plus loin, sur la Presnia.
    Par un effort de volonté surhumain, vacillant et se frayant avec peine un chemin à travers la foule dense qui barrait le passage entre les banquettes, Iouri Andréiévitch atteignit la plate-forme arrière. On ne voulait pas le laisser passer, on l’injuriait. Il lui sembla que l’arrivée d’air l’avait rafraîchi, que peut-être tout n’était pas perdu, qu’il se sentait mieux.
    Il commença à se glisser à travers la foule de la plate-forme arrière, provoquant de nouvelles injures, des bousculades et de l’irritation. Indifférent aux interpellations, il se fraya un passage à travers cette masse, descendit du tramway arrêté sur la chaussée, fit un pas, un autre, puis un troisième s’écroula sur le pavé et ne se releva plus.
    Ce fut un tumulte de voix, de discussions, de conseils. Quelques personnes descendirent de la plate-forme et entourèrent le docteur. On s’aperçut bientôt qu’il ne respirait plus et que son cœur s’était arrêté. Les passants quittaient le trottoir pour s’approcher de l’attroupement qui entourait le corps, certains soulagés, d’autres déçus d’apprendre que l’homme n’avait pas été écrasé et que sa mort n’avait rien à voir avec le tramway. » (P. 583-584)

    « Ils avaient pensé comme d’autre chantent. » (P. 594)

    « Au loin, un cimetière enneigé dans la plaine,
    Des enclos et des tombes
    Et un brancard dressé
    Et, sur le cimetière, un ciel chargé d’étoiles. » (P. 640)

    Pouchkine, Alexandre

    La fille du capitaine, BNF collection, traduction Louis Viardot

    « Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser. »

    « Tout à coup mon cocher jeta les yeux de côté, et s’adressant à moi : « Seigneur, dit-il en ôtant son bonnet, n’ordonnes-tu pas de retourner en arrière ?
    – Pourquoi cela ?
    – Le temps n’est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus ?
    – Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?
    – Et vois-tu ce qu’il y a là-bas ? (Le cocher montrait avec son fouet le côté de l’orient.)
    – Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.
    – Là, là, regarde… ce petit nuage. »
    J’aperçus, en effet, sur l’horizon un petit nuage blanc que j’avais pris d’abord pour une colline éloignée. Mon cocher m’expliqua que ce petit nuage présageait un bourane 1.
    J’avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais qu’ils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch, d’accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort ; j’avais l’espérance d’arriver à temps au prochain relais : j’ordonnai donc de « redoubler » de vitesse.
    Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sans cesse du côté de l’orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui s’élevait lourdement, croissait, s’étendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vent se mit à siffler, à hurler. C’était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. « Malheur à nous, seigneur ! s’écria le cocher ; c’est un bourane. »
    Je passai la tête hors de la kibitka ; tout était obscurité et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce, qu’il semblait un être animé. La neige s’amoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s’arrêtèrent bientôt. « Pourquoi n’avances-tu pas ? dis-je au cocher avec impatience.
    – Mais où avancer ? répondit-il en descendant du traineau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de chemin et tout est sombre. » »

    « Il faisait si noir qu’on pouvait, comme on dit, se crever l’œil. »

    Le chapitre « La convalescence »

    « Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide ; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n’y avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où s’entendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope ; les portes et les volets étaient fermés ; tout y semblait parfaitement tranquille. »

    « ...la forteresse de Bélogorsk... »

    « ...un nez sans narines... » (M04)

    « Attends, attends que tu sois marié ; tu verras que tout ira au diable ».

    « Je fus frappé du changement qui s’était opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations d’une voix faible, mais ferme. »

    « ...le palais d’été de Tsarkoïé-Sélo... »

    « ...le gouvernement de Simbirsk... »

    Rilke, Rainer Maria

    « Course de nuit » in Poèmes nouveaux, deuxième partie (traduction LEM pour publie.net)

    ...que nous tournions au coin de palais pondéreux / dans le vent qui soufflait des quais de la Néva

    Rodenbach, Georges

    Bruges la morte

    « Mot irrémédiable et bref ! d’une seule syllabe, sans écho. Mot impair et qui désigne bien l’être dépareillé. »

    « ...étendue sur ce lit du dernier jour, où il la revoyait à jamais : fanée et blanche comme la cire l’éclairant... »

    Simenon, Georges

    Monsieur Gallet, décédé

    « Le corps était bien ce qu’on pouvait imaginer d’après la photographie : un corps long, osseux, avec une poitrine creuse de bureaucrate, une peau blême qui faisait paraître les poils très sombres, encore que ceux de la poitrine fussent roussâtres. »

    « Les vêtements d’Emile Gallet s’étalaient toujours sur le plancher, comme une caricature de cadavre. »

    « Il n’y avait qu’Emile Gallet à n’être plus là ! Il était solidement enfermé dans un cercueil, lui, avec sa joue arrachée par la balle, triturée par le médecin légiste aux sept invités, son cœur perforé et ses yeux gris dont personne n’avait pensé à clore les paupières ! » (M03)

    Soljenitsyne, Alexandre

    Une journée d’Ivan Denissovitch (traduction Léon et Andrée Robel et Maurice Decaillot, Édition 10/18 de 1972)

    « Ici, les gars, la loi... c’est la taïga. » (P. 24)

    « Le froid redouble. Une brume mordante étreint Choukhov à lui faire mal et l’oblige à tousser. Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. » (P. 43)

    « Il ne reste plus un seul brin de tabac à Choukhov, et il ne voit pas comment en trouver avant le soir. Alors, il se crispe tout entier dans son attente, et il lui semble que ce mégot lui fait plus envie en ce moment que la liberté elle-même ; mais il ne s’abaisserait jamais, comme Fétioukov, à loucher sur la bouche des autres. » (P. 50)

    « Le vent prend les visages par le travers. (...) Le vent est coupant et les gêne pour regarder. » (P. 58)

    « Senka (prénom) » (P. 70)

    « p’tit blanc » = de la neige (P. 72)

    « Tes vingt-cinq ans, c’est pas ça qui compte. Tu les feras ou tu ne les feras pas, c’est, comme on dit, écrit sur de l’eau, vas-y voir. » (P. 86)

    « Sur la steppe nue siffle levent : de sécheresse l’été, de glace l’hiver. » (P. 92)

    « Eino (prénom) » (P. 106)

    « Temguénevo (lieu) » (p. 118)

    « Choukhov regarde derrière lui. Eh ! oui, le soleil se couche, rouge un brin, dans une brume grisonnante comme qui dirait. » (P. 123)

    « Pendant ce temps, Choukhov reprend son souffle ; il regarde autour de lui. C’te bonne vieille lune, la voilà toute pourpre, ébréchée, déjà sortie en plein ciel. Et on dirait qu’elle décline déjà un brin. La veille, à la même heure, elle était bien plus haute. » (P. 130)

    « Il faut se décider plus vite que le vent » (P. 146)

    « "Le soleildes loups", c’est le nom qu’on donne parfois à la lune, dans le pays de Choukhov, histoire de rigoler. » (P. 181)

    Suaudeau, Jean-Pierre

    Les forges, un roman (Joca Séria)

    « C’est arrivé comme ça parce que la Société a décidé de licencier les puddleurs dont elle n’a plus besoin, des compagnons pas bien commodes qui travaillent aux fours, une tâche qu’on ne leur envie pas : cingler la pâte épaisse, brûlante, pour la débarrasser des scories, l’affiner, se tenir devant le four, à demi courbé, toute la journée, le ringard à la main et vérifier l’état de la pâte et cingler, cingler la masse métallique pour conserver à la fonte sa fluidité et la transformer en fer, visage brûlé, bras rompus, mains calleuses, insensibilisées, tannées au feu. On ne se connaît pas, mais se connaître n’a pas l’importance que ça avait au village : nul n’est étranger ici, puisqu’on est tous identiques, veste de drap, pantalon de serge ou de grosse toile à l’odeur sèche et fade de métal, rivalité et jalousie sans objet car on a compris, on vient de comprendre qu’on est tous embarquées dans le même navire. » (P62)

    Tchekhov, Anton

    La Steppe (traduction Vladimir Volkoff)

    « ...sur son visage, la sécheresse de l’homme d’affaires luttait contre la bénignité de celui qui vient de faire ses adieux à sa famille et de boire un bon coup... »

    « D’abord, tout là-bas, au point de rencontre du ciel et de la terre, du côté des tumulus5 peu élevés et du moulin à vent qui, de loin, ressemblait à un petit homme agitant les bras, une bande d’un jaune éclatant glissa sur la terre ; une minute après, une bande semblable s’alluma un peu plus près, glissa à droite et envahit les collines ; quelque chose de chaud effleura le dos de Iégorouchka ; une bande de lumière qui s’était furtivement approchée par-derrière fila par-dessus la calèche et les chevaux, s’élança à la rencontre des autres bandes, et soudain toute la vaste steppe rejeta la pénombre matinale, sourit et brilla de rosée.

    Le seigle moissonné, les ronces, les euphorbes6, le chanvre sauvage, tout ce qui, bruni et roussi dans la chaleur, avait été à demi-mort, ressuscitait maintenant, baigné de rosée et caressé du soleil, pour fleurir à nouveau. Des pluviers7 voletaient au-dessus de la route en poussant des cris joyeux, des gerboises8 s’appelaient dans l’herbe, quelque part au loin gémissaient des vanneaux. Une compagnie de perdreaux effrayés par la calèche s’envola et, faisant entendre son doux « trrr » gagna les collines. Les sauterelles, les grillons, les criquets et les locustes9 avaient entonné leur musique grinçante et monotone.

    Un peu de temps s’écoula, la rosée s’évapora, l’air se figea et la steppe déçue reprit son aspect maussade de juillet. Les herbes se flétrissaient, la vie se mourait. Les collines hâlées, d’un brun vert, lilas au loin, avec leurs tons paisibles comme des ombres, la plaine avec ses lointains brumeux et le ciel renversé dessus, semblant, dans la steppe où il n’y a ni forêts ni hautes montagnes, d’une profondeur et d’une transparence effrayantes, paraissaient à présent infinies et pétrifiées de langueur...

    Comme il fait lourd et triste ! La calèche se hâte, et Iégorouchka voit toujours la même chose : le ciel, la plaine, les collines... Dans l’herbe, la musique s’est calmée. Les pluviers sont partis, on ne voit plus les perdreaux. Faute d’occupation, les freux tournoient au-dessus de l’herbe fanée, ils se ressemblent tous et ils rendent la steppe encore plus uniforme. »

    « Six faucheurs alignés brandissent leurs faux, qui brillent gaiement et, toutes ensemble, en mesure, font entendre leur « Vjji, vjji ! » »

    « À qui ce troupeau ? »

    « Déniska marchait autour d’eux et, s’efforçant de montrer que les concombres, les pâtés et les œufs que mangeaient les maîtres le laissaient complètement indifférent, se consacrait à l’extermination des taons et des mouches qui collaient sur le ventre et le dos des chevaux. »

    « ...cinq gros concombres jaunes appelés « jaunets »... »

    « Vibrant dans l’air comme un insecte, jouant de sa bigarrure, la canepetière s’éleva haut en ligne droite, puis, effrayée sans doute par le nuage de poussière, se jeta de côté : on la vit encore miroiter longtemps... »

    « Dans le crépuscule du soir, apparut une grande maison sans étage avec un toit de fer rouillé et des fenêtres obscures. Cette maison portait le nom d’auberge bien qu’elle se dressât sans berge au milieu de la steppe1. A quelque distance sur le côté, un malheureux petit verger de cerisiers entouré d’une haie mettait une tache sombre et, sous les fenêtres, leur lourde tête affaissée, se dressaient des tournesols endormis. Dans le verger crépitait une petite éolienne mise là pour éloigner les lièvres par son bruit. À part cela, à proximité de la maison, on ne voyait ni n’entendait que la steppe. »

    « Une minute après, la porte s’ouvrit, et Solomone, un grand plateau dans les mains, entra dans la pièce. En posant le plateau sur la table, il regardait ironiquement de côté et avait toujours son sourire bizarre. Maintenant, à la lumière de la petite lampe, on pouvait distinguer ce sourire : il était très complexe et exprimait beaucoup de sentiments, dont le dominant était un mépris manifeste. Il semblait penser à quelque chose de drôle et de bête, il ne pouvait souffrir quelqu’un et le méprisait, il se réjouissait de quelque chose et il attendait le bon moment pour lancer une raillerie blessante et se tordre de rire. Son long nez, ses lèvres grasses et ses yeux saillants et rusés semblaient tendus du désir d’éclater de rire. »

    « Si on lui pressait le nez, il en sortirait du lait. » (= il est trop jeune)

    « Mes filles, je les ai casées auprès d’hommes de bien, mes fils, j’en ai fait des messieurs, et maintenant je suis libre, j’ai fait mon travail, je peux m’en aller aux quatre vents. Je vis tranquillement avec ma moitié, je mange, je bois et je dors, je me réjouis de voir mes petits-enfants et je prie le bon Dieu : que me faut-il de plus ? »

    « À quoi je m’occupe ? répéta Solomone en haussant les épaules. Je fais la même chose que tout le monde. Vous le voyez : je suis larbin. Je suis le larbin de mon frère, mon frère est le larbin des voyageurs, les voyageurs sont les larbins de Varlamov, tandis que si j’avais dix millions, c’est Varlamov qui serait mon larbin. »

    Tout le chapitre IV ?

    « À droite noircissaient les collines qui semblaient cacher quelque chose d’inconnu et d’effrayant, à gauche le ciel au-dessus de l’horizon était inondé d’une lueur pourpre et on ne savait pas s’il y avait un incendie quelque part ou si la lune s’apprêtait à se lever. On voyait les lointains comme en plein jour, mais leur tendre teinte lilas, hachurée par les ténèbres du soir, avait disparu, et toute la steppe se cachait dans ces ténèbres comme les enfants de Moïsséï Moïsséïtch sous leur couverture. »

    « A peine le soleil est-il couché et la terre emmitouflée de ténèbres, que la langueur diurne est oubliée, tout est pardonné, et la steppe respire légèrement de sa vaste poitrine. Comme si, dans l’obscurité, l’herbe ne voyait pas sa vieillesse, elle devient le lieu d’un jeune et joyeux crépitement, inconnu dans la journée ; craquements, sifflements, grattements, basses, ténors et soprani de la steppe, tout se mêle en un grondement monotone, incessant, favorable aux souvenirs et à la mélancolie. Ce crépitement uniforme endort comme une berceuse ; on roule et on sent qu’on s’endort, mais voilà que retentit le cri saccadé, angoissé d’un oiseau qui veille encore, ou que se fait entendre un son indéterminé, semblable à une voix prononçant « ah ? » avec étonnement, et les paupières assoupies se ferment. Ou alors on longe un petit ravin plein de buissons et l’on entend un oiseau que les habitants de la steppe appellent splouk crier à quelqu’un « Splou ! Splou ! Splou ! (= je dors) », tandis qu’un autre rit ou sanglote hystériquement : c’est le hibou. Dieu sait pour qui ils crient et qui les écoute dans cette plaine, mais leurs cris sont pleins de tristesse et de plaintes... On sent l’odeur du foin, de l’herbe séchée, des fleurs attardées, odeur épaisse, sirupeuse et tendre.

    À travers les ténèbres, on voit tout, mais il est difficile de distinguer la couleur et les contours des objets. Tout semble être autre chose qu’il n’est. On roule et soudain on voit devant soi, tout près de la route, une silhouette rappelant un moine : il ne bouge pas, il attend et il tient quelque chose dans ses mains... Ne serait-ce pas un brigand ? La figure s’approche, grandit, la voici à la hauteur de la calèche, et vous voyez que ce n’est pas un homme mais un buisson solitaire ou une grosse pierre. Ces figures immobiles qui attendent quelqu’un se dressent sur les collines, se cachent derrière les tumulus, passent la tête par-dessus les ronces : elles ressemblent à des hommes et inspirent les soupçons. »

    « À droite de la route, sur toute sa longueur, se dressaient des poteaux télégraphiques à deux fils. Rapetissant de plus en plus, à la hauteur du village ils disparaissaient derrière les isbas et la verdure, et puis reparaissaient dans le lointain lilas, sous forme de petits bâtons très petits et fluets, comme des crayons fichés en terre. Sur les fils étaient perchés des autours, des émerillons5 et des corbeaux qui considéraient avec indifférence le convoi en mouvement. »

    « – Mon opinion sur moi-même, c’est que je suis un homme perdu et rien de plus. »

    « Le Russe aime se souvenir mais n’aime pas vivre. »

    « Après le repas, tous se traînèrent jusqu’aux charrettes et se laissèrent tomber dans leur ombre. »

    « Lorsqu’on regarde longuement un ciel profond, sans en détacher les yeux, on ne sait pourquoi les pensées et l’âme s’unissent en un sentiment de solitude. On commence à se sentir irréparablement seul, et tout ce qu’on avait naguère cru proche et cher devient infiniment lointain et perd tout prix. Ces étoiles, qui regardent du haut du ciel depuis des millénaires, ce ciel insaisissable et les ténèbres, indifférents qu’ils sont à la vie brève de l’homme, lorsqu’on demeure seul à seuls avec eux et qu’on essaye d’en comprendre le sens, accablent l’âme par leur silence. On songe à la solitude qui attend chacun dans la tombe, et l’essence de la vie apparaît désespérée, atroce... »

    « Iégory »

    « Stiopka »

    « Avait-il entendu ces récits de quelqu’un d’autre ou les avait-il inventés lui-même dans un passé reculé, et puis, comme sa mémoire faiblissait, avait-il confondu le vécu et l’imaginaire et ne savait-il plus distinguer l’un de l’autre ? Tout est possible, mais ce qui est bizarre, c’est qu’à ce moment-là et pendant tout le voyage, lorsqu’il avait l’occasion de raconter, il accordait une préférence manifeste aux fantasmes et ne parlait jamais de sa propre expérience. »

    « – Les gars, dit-il, d’un ton suppliant. Chantons quelque chose de religieux !
    Des larmes parurent dans ses yeux.
    – Les gars ! répéta-t-il en pressant sa main contre son cœur. Chantons quelque chose de religieux ! »

    « – Notre mère la Russie est la plus grande du monde ! chanta soudain Kiroukha d’une voix sauvage, et avala de travers et se tut. L’écho de la steppe s’empara de sa voix, l’emporta, et il sembla que la Bêtise elle-même roulait à travers la steppe sur ses roues pesantes. »

    « Son visage à la petite barbiche grise, un visage simple, russe, hâlé, était rouge, humide de rosée et sillonné de veines bleues ; il exprimait autant de sécheresse que le visage d’Ivan Ivanytch, le même fanatisme de l’homme d’affaires. Cependant, quelle différence on sentait entre lui et Ivan Ivanytch ! Sur le visage de l’oncle Kouzmitchov, outre »

    « ...une sorte de mélancolie imprécise se fit sentir en tout »

    « Pantéléï ne faisait que soupirer, se plaindre de ses pieds et évoquer à chaque instant l’insolence de la mort. »

    « – Je suis triste ! »

    « ...les nôtres, ils passent la nuit dans la steppe : ils vont souffrir, les pauvres ! »

    « La pastèque et le melon qu’il avait mangés lui avaient laissé dans la bouche un goût déplaisant de métal. En outre, les puces piquaient. »

    « Pour se débarrasser de rêves pénibles, Iégorouchka ouvrit les yeux et se mit à regarder le feu. »

    « Derrière elle était assis un chien roux à oreilles pointues. Apercevant les visiteurs, il courut à la grille et se mit à aboyer d’une voix de ténor (tous les chiens roux sont des ténors). »

    Un cas de pratique médicale

    Tout.

    Tesson, Sylvain

    Dans les forêts de Sibérie, Gallimard

    « Dans les Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov, détenu dans un goulag de Sibérie, se souvient des pins nains qui entouraient le camp : lorsque la température se réchauffait, en mai, les arbres se libéraient de la couche de neige. Ils se redressaient, ils annonçaient le printemps, l’espoir. »

    « Il règne un silence rare et l’air est doux. Le thermomètre indique – 15 oC. »

    « Ce matin, – 3 oC. Première journée printanière. Les mésanges affluent sous la fenêtre sud. Soudain, des bourrasques agitent les cèdres et la neige tombe. Le paysage est rayé de filandres grises. »

    « Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt... »

    « Cette nuit, la cabane a craqué de tous ses joints. Les gémissements du bois se mêlaient aux explosions de la glace. »

    « Un lynx est venu visiter le camp cette nuit. Il a laissé des traces autour de la tente. »

    « Il fait – 2 oC et je déjeune dehors, sur la table de la plage. Les mésanges valsent, ivres de chaleur. Les stalactites gouttent au rebord de l’auvent. La première vraie journée de printemps... »

    « En Russie, tout s’accomplit dans la précipitation : la vie est un endormissement coupé de spasmes. »

    « Les hydroglisseurs sont des fleurons de la sidérurgie russe. »

    « La glace est rongée par les vers. »

    « Pour appâter les bêtes, Volodia a rempli des bidons avec de la graisse de phoque. »

    « Deux élans contradictoires fomentent la renaissance. Le jaillissement de ce qui était enfoui dans le sol et l’épanchement de ce qui était contenu dans les hauteurs.
    Ce qui s’épanche : l’eau dévalant des sommets, les torrents lavant la face des versants, les fourmis débordant de leurs marmites, la sève perlant sur l’écorce des pins, les stalactites s’allongeant vers le sol, les ours et cervidés quittant les plateaux pour chercher pitance sur les grèves. »

    « Le Baïkal est propre grâce à ses charognards. »

    « Manger un blini arrosé de thé brûlant. »

    « L’orage porte sa dévastation au sud. Le lac se remet. Dans l’air frais, sous un ciel satiné, la houle libérée soulève les plaques de glace à la dérive. Les éclats de l’ancien vitrail se disloquent au moindre contact dans un froissement de soie rêche. La débâcle a libéré la pulsation du lac. J’installe le tabouret sur une plaque de banquise et passe la soirée à dériver lentement. Les eaux sont revenues ! Les eaux sont revenues ! »

    « Une escadrille de fuligules morillons se pose sur un pan d’eau ouvert entre trois immenses festons de glace. Ils décollent en formation parfaite dans la direction de la Mongolie. »

    « Cerfs, lynx et ours vaquent près de la cabane, les chiens dorment derrière la porte, les mouches vrombissent sous l’auvent. Les royaumes se jouxtent. »

    « ...une route en lacets — une serpentine comme on dit en russe, selon l’acception française du XVIIIe siècle —... »

    « V.E. me sert du phoque en daube au petit déjeuner. Cette viande est une charge nucléaire, elle explose dans la bouche et pulse sa force dans les vaisseaux du corps. »

    « J’attrape huit ombles. »

    « L’air est chargé d’insectes. Un vrombissement s’élève dans l’air aux premières lueurs et ne le désemplit qu’à la nuit. Des scarabées escaladent les poutres de la cabane, des capricornes colonisent mes étagères. Des taons aux yeux cauchemardesques agacent les chiens. »

    « ...soleil brûlant (+22 oC !) »

    « Je pêche un omble de trois kilos. »

    Vincent, Benoît

    Citant ici Mason, qui décrit Syd Barret, dans Un de ces jours...

    « un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression »

    Wilk, Mariusz

    La maison du vagabond, Éditions Noir sur blanc, traduction Agnieszka Zuk

    « J’ai observé maintes et maintes fois la fonte des glaces sur l’Onega depuis la fenêtre de mon bureau et le spectacle est à chaque fois différent. Le mystère de la transfiguration de la nature morte en élément liquide. Imaginez un espace vide devant vous, un champ blanc pris dans les glaces et enseveli sous la neige jusqu’à l’horizon, muet et immobile pendant de longs mois, aucune trace de vie, aucun mouvement, rien. Rien que le vent qui tresse parfois des panaches de poussière blanche, les pourchasse un temps puis les envoie balader. Même le soleil est incapable de ranimer ce paysage pétrifié vu que lui-même n’en mène pas large l’hiver et, pointant sa tête au-dessus de l’horizon comme hors d’une tranchée, il pisse furtivement, suintant une lueur jaune sur la glace. C’est seulement en avril, lorsque les ombres s’allongent, que la glace prend l’eau et noircit. C’est le signe que le mystérieux spectacle de l’Onega va bientôt commencer. »

    Sur l’eau de bouleau, qu’il suffit d’entailler au printemps pour en faire couler la sève. Ça se boit, c’est bon pour tout un tas de trucs, et on peut aussi le laisser fermenter pour en faire un braga : « il suffit d’ajouter un peu de sucre et de levain naturel et, quelques jours plus tard, on peut se délecter d’une boisson légèrement pétillante à petite teneur en alcool. »

    « un ouchat (une grosse marmite en fonte accrochée à une perche) »

    « Sondarmokh près de Medvejegorsk »

    « Ils jouaient aux rioukhi (une sorte de jeu de quilles), à kisly kroug (à chat) ou encore au laptou (un ancêtre du baseball)... »

    « dietdom = l’orphelinat »

    « Pour moi, l’oum, c’est une sagesse profonde, archétypale, transmise d’une génération à l’autre, fondée sur l’expérience et non pas acquise dans les livres. Je côtoie justement ce type d’oum au quotidien dans l’Outre-Onega. »

    « Aujourd’hui, je le parle et je le lis, et bien souvent aussi, je pense en russe, je connais la blatnaïa fenia (l’argot des voleurs), les dialectes du Nord et le mat, mais le russe restera pour toujours une langue acquise. Ma seconde langue. »

    « Golovanov et ses camarades sont partis à la recherche des vestiges de Tchevengour »

    « le contentieux des îles Kouriles »

    « De nos jours, personne ne rabote plus les planches à la main, les temps ont changé. Il nous faudra donc les imbiber d’huile chaude, et après, on pourra les peindre. »

    « ...les pêcheurs qui jouent au stos le soir dans la Vallée de la Mort (c’est ainsi que les locaux appellent ici l’allée des bars où se trouve le monument au sultan Amet-Khan car, pendant la saison, les bomj, les clochards, y meurent comme des mouches)... »

    « ...tremper les olives (tout le secret est dans l’eau de mer)... »

    « ...le musée des Catastrophes maritimes à Maloretchenske... »

    « Quelque part après Stary Krym, nous avons acheté à des Tatares au bord de la route des pommes, du miel de châtaigne et des noisettes (j’ai aussi déniché un gobelet en argile pour le vin), après c’était Belogorsk, puis Simferopol, mais c’est seulement à Bakhtchissaraï que nous nous sommes arrêtés plus longtemps. »

    « Depuis le palais nous sommes allés dans une petite auberge tatare manger des tchebourki et boire le vin nouveau du coin... »

    « Une dame exaltée de Saint-Pétersbourg m’a dit récemment que l’Outre-Onega se trouvait sur le territoire mystique de l’hésychasme russe, c’est-à-dire à l’intérieur d’un triangle dessiné sur la carte par trois célèbres cathédrales de la Transfiguration du Sauveur : celle de l’archipel de Kiji, celle de Vaalam et celle des Solovki.
    – Votre chapelle, a-t-elle chuchoté, est le sanctuaire de la Lumière, j’y vais pour me taire devant Lui. »

    « Dans le feuillage des bouleaux et des trembles, l’été indien s’éteignait en flammèches dorées, ici et là, l’obier rougissait, le ciel azurait dans les flaques d’eau sur la route. Zagoubie est un petit village de pêcheurs à moitié déserté qui se trouve dans la baie entre Tolvouïa et la presqu’île de Klim. L’endroit est célèbre pour avoir vu naître saint Zosime de Solovki, l’un des fondateurs du monastère sur l’archipel. »

    « Lioudmila nous a accueillis avec joie, à tel point que ses yeux en brillaient, et nous a fait tout de suite monter dans la gornitsa, la pièce d’honneur à l’étage, où l’on accueille d’habitude les invités, pour qu’on admire ce ciel le temps qu’elle mette la table. »

    « Sur la table fumaient l’oukha, la soupe de poissons, et plus loin le corégone accompagné de patates, les pâtés fourrés à la perche luisaient, parfaitement dorés, tandis que le braga couleur d’ambre translucide était sucré et épais comme du sirop. »

    Le braga : « C’est juste du jus, a dit Natacha, sauf que c’est du jus fermenté. »

    « Le pire, c’est l’eau, le lac gèle jusqu’au fond et il faut marcher loin loin pour en chercher. Tu vois la pointe là-bas, à l’horizon ? On y va comment, les jours où la neige monte jusqu’à la taille ? Eh bien, parfois, on n’a pas le choix, il faut la faire fondre. »

    « la tiourma = la prison »

    « nejnost’ (c’est-à-dire la douceur) »

    « on faisait cuire les pâtés au corégone, à la grémille et à l’omble, on faisait des gâteaux avec du chou et du riz, des naletouchki et, le matin du jour de la fête, on préparait les plats chauds : le koulibiak, les kalitki, la soupe de viande aux vermicelles. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. Hier, de l’autre côté de la fenêtre, un emmêlement d’herbes jaunies, de feuilles mortes, de tiges nues et sèches et de pierres brunâtres ; aujourd’hui : un motif ajouré qui permet de voir le moindre brin d’herbe dans le clair-obscur de la poudreuse, chaque tige dessinée en blanc, chaque pierre sous le duvet de neige. »

    « Le processus de gel du lac est pour moi non moins fascinant que le mystère de la fonte des glaces ; comme celle-ci, il se déroule tous les ans d’une façon différente. Le temps décroît, décroît, je regrette chaque année qui passe. Elles ne reviendront plus jamais. »

    « Que la glace se grumelle en frasil ou qu’elle saisisse d’un coup le lac par une fine pellicule, au bout d’un certain temps, l’eau vive disparaît du champ de vision pour laisser la place à une blancheur morte. »

    « l’aurore saigne dans les arbustes »

    « Après la pluie de la nuit passée, l’air embaume les bourgeons de bouleau, le merisier et l’herbe humide. Je sors sur le seuil de la maison et j’inspire profondément le parfum de la végétation humide ; j’ai l’impression que des feuilles me poussent sur le corps… »

    Tolstoï, Léon

    Guerre et paix, ici dans la traduction d’Irène Paskévitch

    « – Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?

    – Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. – et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « – Bien, c’est dit : je parie cinquante impériales que je boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la fenêtre, – et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de la muraille, – là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce cela ?

    – Parfaitement, » dit l’Anglais. » (Tome 1, chapitre 1)

    « tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…

    – J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois. » » (Tome 1, chapitre 1)

    « Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos ?

    – Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…

    – Comment, son caractère ?

    – Cela lui prend par accès, Excellence ; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. » (Tome 1, chapitre 2)

    « Qu’a dit le prince ? demanda ce dernier.

    – Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif sur notre inaction. » (Tome 1, chapitre 2)

    Winckler, Martin

    La maladie de Sachs, POL (ici via l’adaptation radio pour France Culture)

    « Qu’est-ce qui vous inquiète exactement ?
    — Mais tout ! »

    Younsi, Ouanessa

    Soigner, aimer, Mémoire d’encrier

    « Je m’accoutume aux lieux et aux caillots. »
    « ...l’écouter se taire. »
    « ...apprendre le fin fond de sa gorge. De connaître la couleur de ses os. »
    « L’ondée s’accumule dans leurs corps. »
    « ...riant au lendemain des lacérations... »
    « La fin du monde infime mais ça compte comme un cri. »
    « olanzapine » (médicament)
    « ...l’un obèse morbide (le pauvre, tu imagines), l’autre tenant sur un cintre. »
    « J’écoute Julia. Elle enlève sa peau. Je rencontre la chair. »
    « Aujourd’hui vous soignez des vies. Demain des vies vous soigneront. »
    « À l’hôpital, chacun est proche du voisin, par la douleur, la souffrance, la fissure dans la ligne d’une main. »
    « La nuit la ville change de latitude en un jeu de cache-cache avec la nature. »
    « ...je suis seule dans ma cabane à Sept-Îles, entourée d’amphétamines. »
    « Oh tu aimes tes patients, tu aimes soigner, mais écrire te soigne de toi-même, et tu peux mieux accompagner autrui. »
    « La sueur était une liqueur acceptable. »
    « La psychose aiguë est sœur de la mort. Elles couchent ensemble. »

    Hors champ littéraire (encore que)


  • ↑ 1 C’est à la page 250. Ou bien alors cet autre extrait, quelques pages plus tôt : Nous ne savons rien du nickel coulé près de Kolgouev en 1978 avec des déchets radioactifs, nous ne savons rien des bases de sous-marins atomiques près de Mourmansk, ni du polygone nucléaire de la Nouvelle-Zemble, et encore moins des autres bases situées dans les lieux les plus reculés du monde.