Witold Gombrowicz



  • 220818

    22 septembre 2018

    Lui, c’est un photographe qui travaille l’envers de ses photos : au verso, il dessine ceux dont il a tiré le portrait sous les traits de personnages de la Bande à Picsou. Moi, je suis englué dans des histoires d’orthographe, d’accords, d’adjectifs qui sont, des fois, des adverbes. Et pourquoi la langue française est-elle aussi complexe ? Dans ces circonstances, il convient d’écrire xxxxx mais devant un adjectif féminin au pluriel et s’il a plu dans les dernières quarante-huit heures, il faut écrire xxxxy. Et bien entendu les auteurs auxquels on se réfère ont toujours cru bon d’écrire des trucs à leur sauce alors on ne sait plus s’il faut plutôt écrire comme Larbaud ou comme Bernadin de Saint-Pierre (j’ai mon idée) car, oui, Bernardin de Saint-Pierre est entré subitement dans ma vie aujourd’hui... et y est ressorti aussi sec. Du reste, ça n’explique pas pourquoi Johnny Rockfort prétend qu’il viole les filles dans les parkings quand il en est à arriver en ville. C’est un truc qui m’a frappé dans ma lecture — en cours à l’heure où j’écris ces lignes mais probablement achevée à l’heure où je les publierai (non) — de Kronos, le versant le plus intime du Journal de Gombrowicz. Voilà ce qu’il écrit (parlant d’une fille, car il tient le compte des personnes avec qui il a couché) celle-là que je n’ai pas pu violer. Un peu plus loin, toujours dans une énumération de conquêtes :

    2 putains de Mokotów. L’amie de Jadźka. La danseuse de Wilno. O’Brien de Lassy. La putain, chaude-pisse. La fille que je n’arrive pas à violer. Je me saoule, je me promène dans la ville. La bonne de Zaborów. La serveuse du Zodiak (avec Piętak)

    En 1938. Bon, c’est quand même préoccupant. Parce que, pendant ce temps, dans le monde présent, certains de ceux qui s’étaient offusqués, pendant #metoo, que l’on dénonçait des hommes intègres semblent se gargariser qu’Asia Argento, victime d’Harvey Weinstein, ait conclu un accord avec un jeune homme qui l’accusait d’agression sexuelle. Voilà d’où viennent ces trucs : de partout en définitive. Et voilà comment ils circulent au milieu d’autres préoccupations du jour. Par exemple : j’ai dû choisir un extrait de CdT à afficher sur la page qui me sera dédiée sur le site de la MéL. J’ai mis du temps. Ce n’est pas un texte dont on peut facilement isoler des extraits. La marque des mauvais livres ? Je sais pas. Ce que je sais, c’est que si c’était à refaire, je ferais probablement les choses très différemment. J’ai, finalement, choisi ce passage, situé dans la dernière partie du livre, qui n’est pas forcément celle à laquelle on pense finalement :

    Je suis mon père à la trace. Il sait pas que je le suis et je sais pas que c’est lui : tout le monde y gagne.

    Pour un pas posé sur le trottoir bouillant je plaque semelle idem dans le même mouvement. Mon corps furtif plié sous moi je l’abrite dans son ombre. Filature sans bruit. Vacarme en marge.

    Il force le pas. Je crois qu’il m’a vu dans un reflet vitrine. Mains dans les poches il accélère. Je suis. J’avale des glaires. Je crache ma faim. Je tiens quand même et même sous ses coups de speed je décroche pas.

    Il prend des voies détournées, piétine exprès dans les rues en travaux, s’enfonce par cœur dans les tranchées sens interdit. Je tourne avec lui.

    Il fuse le long des murs, slalome entre les corps, moi je traverse. Fonce.

    Il tourne à droite, moi je vais tout droit, cours un peu jusqu’au prochain carrefour, puis vire à droite et droite encore pour le coincer plein axe contre un feu rouge. Une fois qu’il est en face de moi et qu’entre nous y a plus personne et qu’on est seul dans le silence de la rue et que le soleil crépite vertical sur nos deux corps carbo, je me rends compte que derrière son visage c’est pas mon père et qu’en vrai c’est quelqu’un d’autre et je le laisse me cracher à la gueule parce que je lui dois bien ça.

  • 260818

    26 septembre 2018

    Plus couru depuis des semaines. Là ce sera une petite demi-heure pour environ 5km. Je vais jamais sur les îles d’habitude mais là oui. Toujours tellement long d’en trouver la sortie. Ce sont les ponts qui sont le problème. À cette heure-là du matin les oies bernaches, les cygnes, les paons, les corbeaux en sont encore à dormir ou à occuper des lieux dont d’ordinaire ils s’éloignent (bancs, jouets pour les mômes, barques). C’est une prémonition d’un monde post-humain cette histoire. Ici, une autre barque, occupée celle-là par un enfant pendant que sa famille essaye de rassurer leur chien, qui n’arrêtait pas d’aboyer et de couiner, comme persuadé que quelque chose de terrible allait se produire durant la traversée. Il n’était pas tranquille. Mais de nos jours qui l’est ? J’aime remonter en prenant lentement par le marché même si (ou parce que) c’est difficile de se frayer un chemin. D’ailleurs, malgré les bonnes odeurs, je n’y achète jamais rien ; jamais sur moi aucune monnaie. Là, j’en étais à me dire cette année (je raisonne encore en année scolaire) j’aimerais m’astreindre à faire du sport au moins une fois par semaine et, comme chaque année, je ne m’y tiendrai pas. Comme tout le monde finalement. Sur ce kiosque à journaux, la une d’un magazine pour parents : protégez-vous des bébés toxiques. Non : protégez Bébé des toxiques. Ce n’est pas exactement la même chose. Il faut ressusciter les blogrolls et les flux RSS. Voilà qui va (aussi) dans le sens de mon envie de site web minimal. Mais j’ai toujours un mal de chien à écrire le mot ressusciter sans faire de fautes. À cause d’une affichette scotchée sur la porte de l’immeuble, au rez-de-chaussée, il a fallu sortir le vélo de son abri le temps qu’ils le repeignent. Mais pourquoi ? Ils l’ont pas précisé. Il est donc, pour l’instant, sur le balcon. Jumelé avec la forme fil de fer des plantes. Est-ce que j’avais de l’antireflet sur mes lunettes avant ? Avant quoi ? Comment le vérifier ? L’extrême concision 1 du journal parallèle que mène Gombrowicz dans son Kronos me rappelle que pendant plusieurs années, j’ai tenu un genre de journal ter dans un fichier que j’ai encore et qui n’a pas vocation, bien sûr, à être publié où que ce soit. C’était un geste antilittéraire que de l’écrire chaque jour. Un relevé de données pluviométriques, j’appelais ça comme ça. C’était une espèce de névrose en réalité. Pourquoi ai-je dû l’interrompre, il y a maintenant cinq ans ? Parce qu’il m’attirait des problèmes.

  • 230918

    9 novembre 2018

    (...) enfin un être qui sent de partout, dont tous les mouvements font des odeurs : le pavillon de son oreille sent la cire, ses yeux, liquides, certaine rose qu’il faut humer longtemps pour éveiller le long parfum de paradis (regard extatique vers Qui ne peut se voir, moins encore se concevoir), chacun de ses seins, chacune de ses aisselles…

    Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset

    Longtemps que je n’avais plus ressenti cette sensation d’avoir avalé ça, des aiguilles (mais là oui). Peut-être c’est quelque chose que j’ai mangé hier. Peut-être comme tous les maux du monde qui s’éveillent dans nos vies ça vient du plus profond de soi. Aujourd’hui, c’est temps zéro. Qu’est-ce que ça veut dire temps zéro ? Que je n’ai rien prévu. Que, si ça se trouve, ce temps, je n’en ferai ri-en. C’est une respiration possible. Tout est dans le possible. Dehors, il fait un temps idéal à l’application du temps zéro. Il pleut. Il vente. Il grise. Il blanchit. Dans Idiotie, une épigraphe idéale pour Eff (mais je ne crois pas aux épigraphes) : Tout ce que je vis de sexuel à deux je l’oublie, ou bien c’est comme si je n’avais rien vu. En 1952, Gombrowicz écrit une comédie musicale. Mais nous ne sommes plus depuis longtemps en 52, pas vrai ? Horreur de ça lorsque, plutôt que de continuer naturellement à faire paraître une série de comics, ils partent sur des spin off. Je m’en fous, moi, de Sherlock Frankenstein & la ligue du mal : je veux le tome 3 de Black Hammer. Idiotie toujours : sourcils, cils, évers des lèvres, boucles, à peine des traces : l’arrière de l’âme à cru — le plaisir ? Je comprends mieux, terminant doucement ce très grand livre, ce que Guyotat semblait dire lors de la parution, il y a un ou deux ans, de Humains par hasard : un livre (deux en réalité) de divertissement, entre deux séances d’écriture d’un livre à l’envergure tout autre. Le voici 2. C’est, à peine paru, déjà un classique de notre langue. J’ai un compte sur Free Music Archive je crois. Je m’en sers pour partir des sons à utiliser comme matière pour les pastilles sonores d’ADP en CC0. Ce faisant, et par hasard, je tombe sur la catégorie Audio collage et cet album de Big Blood : The Daughters Union, tout à fait à part. Le soir venu, une tisane de serpolet de Haute-Loire pour que dissolvent les aiguilles.

  • 240918

    9 novembre 2018

    Il fait froid le matin, chaud l’après-midi. C’est un problème pour tout un tas de gens. Les voisins qui prennent des douches à des heures anormales, par exemple, c’est un problème. Du moins, ce mot dans l’ascenseur dira que ça l’était. Et c’est toujours quelqu’un, ce n’est jamais personne. On ne sait pas. Ça se fait, toujours. Scotcher une feuille A4 sur le miroir de l’ascenseur pour communiquer indirectement avec ses semblables, je veux dire. Ça semble se faire. Ça fait un bruit de serpent à sonnette (ces douches). Et qui ne se soucierait pas qu’un serpent à sonnette siffle et sinue dans les aiguës à trois heures du matin ou à sept heures, un dimanche ? Moi, j’entends rien de tout ça. Moi, j’essaye de manier le langage d’entreprise le plus doucement possible. Ça risque d’être un peu chronophage signifie ça va être grave relou. Je ne suis pas sûr de bien saisir = je n’en ai pas la moindre idée. On ne m’a pas fourni tel ou tel truc = s’il y a un problème, il ne vient pas de moi. À moins que XX puisse peut-être... ? = j’aimerais vraiment me décharger de ça sur quelqu’un d’autre, si possible à l’extérieur à la société. On avance = mais quand est-ce qu’on va s’en sortir ? On va y arriver = on ne va jamais y arriver ! Pas de panique = sincèrement, c’est affreux ! On pourrait continuer pendant des heures, ou bien parler des fichiers excel dans quoi on s’enfonce à corps perdu pendant toute une partie de nos jours : ici, si je colore telles cases dans telle couleur c’est pour signaler une série de tâches à transmettre à quelqu’un. Choisir un mauve qui tirera sur le rose plutôt qu’un vert (qui donnerait l’impression que tout va bien) ou un rouge (trop agressif un rouge) ça n’est pas anodin. Ça dit quelque chose de moi. Nous. Ça signifie en gros : j’ai bien conscience que ce que je te demande est chiant à mourir et j’essaye d’égayer ça de la façon la plus administrative (et donc la plus grotesque) qui soit. Ça vaut bien le groom d’hôtel – prostitué, non conscient de l’être de Guyotat 3. Mais plutôt que de raconter ça ici, je pourrais raconter comment j’en suis venu à écrire d’une traite et sans les yeux 1500 mots pour Eff sur Echoes. Je pourrais. Mais là il n’y a pas de traduction à faire, d’équivalence à donner, de correspondances. C’est, simplement, la plus pure expression de ce que c’est, ce geste. Écrire.

    Le garçon, moi restant seul en face d’elle mâchoire à la corde, rauque quelques mots bas contre le verre dépoli auxquels répondent, du dehors, des bribes de petits jurons picards, entrouvre la porte-fenêtre : main à l’entrecuisse, le camarade, torse nu, maillot, veste au poing, se dandine sur le seuil, un fracas de moto lui fait retourner tête et torse, la fille voit la marque sur le dos, brûlure en petits traits superposés, de la foudre, reçue enfant dans un boqueteau de l’Amiénois – avec la dent externe, le goût de l’accouplement à l’animal (trace judiciaire civile dans le dossier militaire), comment ce foudroiement ne l’a-t-il pas dispensé du service, et d’une affectation en Algérie ?

    Osera-t-il entrer dans cet espace des Riches, des « instruits » ?

    Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset


  • ↑ 1 Ernesto : je supporte mal le vin. Crise d’appendicite (de retour de la quinta Pueyredón). Goldman : on opère. Dr Russo : on ne touche pas. Reverot : cachets.

    (Stock, traduction Malgorzata Smorag-Goldber).

    ↑ 2 Mais je crois que je me trompe ici, il parlait sans doute de Labyrinthe-Géhenne.

    ↑ 3 Oui mais l’érotisme se tarit et la littérature aussi…

    Je pense à la mort et j’attends.

    Je n’ai RIEN accompli. (Gombrowicz, Kronos, Stock, traduction Malgorzata Smorag-Goldber.