Avant le « Vive la France », je distingue le mot « ambassadeurs » : nous nous regardons les uns les autres, droits mais dépenaillés, béret « tarte » du Génie alpin sur nos cheveux qui repoussent ; soumis, humiliés, du cri partout sur nous, notre langage raréfié, notre esprit nié, nous serions les ambassadeurs de la France et de la civilisation occidentale…
Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset
Quel ennui de dormir dans une chambre sans lapin. Il sert à quelque chose. Et inversement. Nous sommes des êtres humains, mon fils, presque des oiseaux,
des héros publics et secrets. 1 Chaque année je me fais avoir par ces raisins rosés, chaque année c’est de l’eau. Et de ce que je crois comprendre de la préparation du maté (mais sans doute fais-je les choses bien maladroitement), confectionner un bon maté c’est un peu comme faire marcher un livre : il y a plein de bonnes raisons pour t’expliquer que tu n’y parviendras pas. Par exemple, si tu n’as pas bien curé ta calebasse à l’origine, le maté risque d’être amer. Si tu ne mets pas assez d’eau froide au début, ou trop, le maté risque d’être amer. Si tu ne laisses pas suffisamment (ou trop) macérer les feuilles de yerba, le maté risque d’être amer. Et si tu ne respectes pas la pente sur le côté de la calebasse ou si tu mets de l’eau trop chaude (bouillante par exemple), le maté risque d’être amer. Si tu ne le bois pas d’un coup ou si la bombilla ne fait pas le bruit d’un soda bu à la paille, le maté risque d’être amer. Je bois donc des matés bien amers. Mais il y a un progrès aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est moins amer qu’hier. Peut-être devrais-je tout simplement aller dans un café argentin (il doit y en avoir à Paris) et en commander un. Je verrai bien si ce que je fais ressemble ou non au goût que c’est censé avoir. Le rapport avec la chaîne du livre ? Aucun sans doute. Mais tout le monde passe ton temps à t’expliquer que si tu n’envoies pas le service de presse assez longtemps en amont, ton livre risque de ne pas marcher. Et si tu sors un livre à telle ou telle période de l’année, ton livre risque de ne pas marcher. Ou bien le contraire, si tu ne fais rien paraître à aucune rentrée littéraire, aucun de tes livres ne risque de marcher. Ou bien encore, si on ne rentre pas tout de suite dans le livre, il risque de ne pas marcher. Si c’est trop long (ou trop court), ça risque de ne pas marcher. Si c’est trop fragmentaire ou trop destructuré, ça risque de ne pas marcher. Si ce sont des nouvelles, c’est sûr que ça ne marchera pas. Si c’est un récit et pas un roman ça risque de ne pas marcher. Si on écrit que c’est un roman et que l’on doute que c’en soit un, ça risque de ne pas marcher. Et si tu n’as de presse du tout, ton livre risque de ne pas marcher (variante : si tu as de la presse, ça ne veut pas dire que ça va marcher pour autant). Mais parfois, il semblerait qu’il y ait des accidents magnifiques : on pourrait ne pas porter un livre et, par hasard, il pourrait marcher. Donc, en réalité, personne n’en sait rien. C’est comme cette histoire d’article de l’Obs sur le Lambeau de Lançon qui a irrité la communauté des bookstagrameurs : on est là à être choqué (le terme figure en chapeau de l’article) qu’un tel livre se retrouve au milieu de photos faisant la promotion de soi sur Instagram (!), car c’est un livre à part (il faudrait l’en préserver), mais on ne trouve rien à redire sur la ribambelle d’"articles" sur le livre qui consistent tout simplement à repomper le communiqué de presse de l’éditeur. Ne serait-ce pas, ça, indigne pour un livre pareil ? Ne changeons rien surtout. Les livres s’en porteront toujours mieux. Prenons par exemple le texte sur lequel je travaille (parution prévue dans le courant de l’année 2019). C’est un récit, pas un roman, fragmentaire, qui se construit de façon anarchique comme le temps, la mémoire, une collection d’instants que l’on croyait perdus mais qui sont là, pourtant. En cela, c’est presque un recueil de nouvelles. Et ça a été publié au fur et à mesure, sur différents sites, pendant plusieurs années (et c’est toujours en ligne). Tous les indicateurs sont là pour me dire que ça risque de ne pas marcher et pourtant je suis là, devant ce texte à le relire, et j’ai envie de chialer. Ce texte me donne envie de chialer. Voilà où on en est. À espérer que nos brevages futurs soient moins amers que les précédents.