Virginia Woolf



  • La voix de la mer

    24 mai 2009

    1928 : Virginia Woolf travaille aux Vagues (qui ne s’appellent pas encore Les vagues mais Les Éphémères). Parallèlement à l’écriture de ce livre, qui à ce moment là ne s’écrit pas encore véritablement, son journal archive l’évolution de sa vision littéraire, il enregistre comme un laboratoire les expériences qu’elle s’apprête à racler sur papier, il capte l’organisation fictive de son écriture à venir. C’est là toute la valeur des journaux d’écrivains : non pas tant de nous montrer l’envers du texte mais plutôt ses rouages, charnières et ses failles. Ce livre là n’existe pas encore, mais lentement se développe : c’est le stade du croquis, de l’esquisse, où tout se met en place sans pourtant y être. C’est en cela que ces Éphémères dont parle Woolf constituent déjà, en tant que tels, un livre fictif, un de ceux qui n’a jamais pu se trouver.

    Ainsi passent les jours et je me demande quelquefois si nous ne sommes pas hypnotisés par la vie comme l’est un enfant par une boule d’argent ? Et si c’est cela vivre ? C’est très rapide, brillant, excitant, mais peut-être superficiel. J’aimerais prendre la boule dans mes mains ; la palper doucement, ronde, lisse et lourde, et la tenir ainsi, jour après jour. Je vais lire Proust, je crois, et revenir en arrière, puis repartir en avant.

    Quant à mon prochain livre, je vais me retenir de l’écrire jusqu’à ce qu’il s’impose à moi ; jusqu’à ce qu’il soit lourd dans ma tête comme une poire mûre, pendante, pesante, et demandant à être cueillie juste avant qu’elle ne tombe. Les Éphémères continuent à me hanter, arrivant comme toujours, sans crier gare, entre le thé et le dîner, pendant que L. fait marcher le gramophone. J’esquisse une page ou deux, puis me contrains à m’arrêter. En vérité, je me heurte à certaines difficultés. A la gloire pour commencer. Orlando a très bien marché. Je pourrais maintenant continuer à écrire dans cette veine. Tout le monde est là pour me le conseiller. Des gens déclarent que c’est si spontané, si naturel. Et j’aimerais garder ces qualités si je le pouvais sans aliéner les autres. Mais ces qualités venaient surtout, pour une grande part, de ce que j’ignorais les autres. Elles venaient de ce que j’écrivais en m’extériorisant. Mais si j’approfondis, ne les perdrai-je pas ? Et quelle est ma position à l’égard de ce qui est intérieur et de ce qui est extérieur ? Je crois qu’une certaine liberté, un certain élan sont nécessaires. Oui, je crois que même l’extériorisation est bonne, et qu’une combinaison des deux tendances devrait être possible. L’idée m’est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c’est saturer chaque atome. Je voudrais éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu’il peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer. Les déchets, l’inertie, proviennent de l’inclusion d’éléments qui n’appartiennent pas au moment. C’est l’épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c’est le faux, l’irréel, la convention à l’état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n’est pas la poésie, je veux dire par là, la saturation ? n’est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait qu’ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par la simplification, laissant pratiquement tout au-dehors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C’est ce que je veux tenter avec Les Éphémères. Cela doit inclure l’absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence.

    Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 10/18, trad : Germaine Beaumont, P.222-223
  • 280509

    28 mai 2009

    Autre titre possible : Jamais perceptible pour les contemporains. Virginia Woolf, en début et fin de journal, évoque sa lecture d’Ulysse, d’abord à l’occasion de la parution du livre (1922), ensuite avec l’annonce de la mort de Joyce (1941). Ces impressions sont des notes de lecture : à la fois réactions crues-épidermiques et sereine lucidité de l’œil qui comprend, quasi instantanément, que la lecture du contemporain est pratiquement toujours vouée à l’échec : on écrit pour plus tard. L’œil est celui d’une lectrice ordinaire qui parvient à décrypter et comprendre l’Histoire Littéraire au moment où elle se construit. Elle le souligne très bien elle-même, d’ailleurs : « Une scène qui devrait figurer dans l’histoire de la littérature », écrit-elle.

    Je devrais lire Ulysse et en faire, pour moi, le procès, pour ou contre. Jusqu’ici j’en ai lu deux cents pages, pas tout à fait le tiers. J’ai été amusée, stimulée, séduite, intéressée par les deux ou trois premiers chapitres jusqu’à la fin de la scène du cimetière ; puis embarrassée, assommée, irritée et déçue par cet écœurant étudiant qui gratte ses boutons. Dire que Tom, le grand Tom, trouve qu’on peut comparer cela à Guerre et Paix ! A mon avis c’est un livre inculte et grossier, le livre d’un manœuvre autodidacte et nous savons combien ces gens sont déprimants ! Égoïstes, insistants, rudimentaires, stupéfiants et, pour finir, dégoûtants. Quand on peut se procurer des viandes rôties, pourquoi les manger crues ? Mais je crois que si, comme Tom, vous êtes anémique, vous pouvez trouver des vertus dans le sang frais. Comme je suis à peu près normale, je penche de nouveau très vite pour les classiques. Plus tard je réviserai peut-être ce jugement. Je ne veux pas compromettre ma sagacité critique. Je plante donc un bâton enterre pour marquer la page 200.
    Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, 10/18, trad : Germaine Beaumont,, P.85-86, Mercredi 16 août 1922.
    J’ai fini de lire Ulysse et je pense que c’est un ratage. Du génie, certes, mais de la moins belle eau. Le livre est diffus et bourbeux ; prétentieux et vulgaire, pas seulement dans le sens ordinaire mais aussi dans le sens littéraire. Je veux dire qu’un écrivain de grande classe respecte trop son œuvre pour s’amuser à tricher, à choquer ou à épater. Je ne puis m’empêcher de penser à quelque galopin d’école primaire, plein d’esprit et de dons, mais tellement sûr de lui, tellement égoïste qu’il perd toute mesure, devient extravagant, poseur, braillard et si mal élevé qu’il consterne les gens bien disposés à son égard et ennuie sans plus ceux qui ne le sont pas. On souhaite que ça lui passe, mais comme Joyce a quarante ans, cela paraît bien improbable. Je n’ai pas lu le livre très attentivement, et seulement une fois, et c’est très obscur, de sorte qu’il est fort possible que je sois injuste et que les réelles qualités du livre m’aient échappé. C’est comme si du petit plomb vous grêlait la figure sans que vous risquiez pour autant une blessure mortelle, ainsi que cela arrive avec Tolstoï par exemple. Mais c’est complètement absurde de comparer Joyce à Tolstoï.
    P. 89, Mercredi 6 septembre 1922
    Comme je finissais d’écrire ces lignes, L. est venu poser devant moi une très intelligente critique d’Ulysse, publiée dans la revue américaine Nation, critique qui analyse pour la première fois le sens du livre et lui donne ainsi beaucoup plus d’importance que je ne l’avais jugé. Mais je crois qu’il existe une vertu, une vérité durable dans les premières impressions, et je ne reviens pas sur la mienne, me réservant de relire certains chapitres. Il est probable que la beauté définitive d’une œuvre n’est jamais perceptible pour les contemporains. Mais ils pourraient du moins être fortement secoués, ce qui n’est pas mon cas.
    P. 90, Jeudi 7 septembre 1922
    Ainsi Joyce est mort. Joyce qui avait à peu près quinze jours de moins que moi. Je me souviens de Miss Weaver avec ses gants de laine, déposant le manuscrit dactylographié d’Ulysse sur notre table à thé, à Hogarth House. Je crois que c’est Roger qui l’avait envoyée. Allions-nous consacrer nos existences à l’édition de ce livre ? Les pages indécentes semblaient si incongrues. Elle avait un air vieille fille, boutonnée jusqu’au cou. Et le manuscrit un dévidoir d’indécences. Je le rangeai dans le tiroir du secrétaire de marqueterie. Un jour Katherine Mansfield vint me voir et je le sortis. Elle commença à lire, à se moquer, puis déclara brusquement : « Mais il y a quelque chose là-dedans. » Une scène, j’imagine, qui devrait figurer dans l’histoire de la littérature. Il évoluait dans notre entourage mais je ne l’ai jamais rencontré. Et puis je me souviens de Tom dans la chambre d’Ottoline à Garsington, disant (le livre était déjà publié) : « Que peut-on écrire, après avoir réussi l’immense prodige de ce dernier chapitre ? » Il était pour la première fois, à ma connaissance, transporté, enthousiaste. J’achetai le livre recouvert de papier bleu et le lus ici un été, je crois, avec des frissons d’émerveillement, de découverte et de nouveau avec le longs intervalles de prodigieux ennui. Cela remonte à une époque préhistorique. Et maintenant tous les beaux messieurs sont en train de fourbir à neuf leurs opinions, et les livres, je suppose, prennent leur rang dans la longue procession.
    P.569-570, Mercredi 15 février 1941.
  • 210310

    21 mars 2010

    journal.pngEt j’ai pas la réponse, pour ça que j’y joindrai pas de point d’interrogation. En bloguant j’ai jamais l’impression d’en écrire un, de Journal, même si j’ai toujours l’impression d’en écrire un. En bricolant Spip pour la plateforme qui sera amenée à avaler Omega Blue dans quelques mois tout est Journal, tout est fragment de Journal, rien n’est Journal.

    Exemple : j’ai toujours du mal à poser première phrase dans mes fichiers, pas parce que je sais qu’ils seront lus dans l’instant (c’est pas forcément le cas), mais parce que j’ignore comment entrer dans une entrée Journal. Des fois je me dis : et si c’était pas vraiment écrire Journal qu’écrire comme ça. Je cogite deux minutes puis j’arrête de cogiter : j’écris mon truc et puis voilà.

    Des fois je prends aussi tous les journaux dispos à portée de main et je vérifie : comment eux font pour entrer dans leurs fragments ? Je sélectionne au hasard des pages traversées par le doigt un échantillonnage de fragements attrapés, liste exhaustive et étude comparée de quoi commence quoi et surtout comment. Je note la première phrase, ou les deux premières en fonction des cas, après c’est déjà plus le début. L’une de ces études, si elle existait réellement, pourrait poser le résultat suivant :

    Since I left writing here, I have had days of almost perfect health, days of illness too, and days when the Mood assailed me. (Larbaud) / Rêvé, dans la nuit, des tranchées durant la première guerre mondiale. (Jünger) / Conférence d’une certaine Mme Ch. sur Musset. Habitude qu’ont les femmes juives de faire claquer leur langue. (Kafka) / Ce n’est pas l’inconscient qui a surchargé mon livre de ce trop que je m’efforce d’éliminer. (Bauchau) / In the morning the conditions were unaltered. Went for a ski run before breakfast. (Capitaine Scott) / Mon fils Nathan. Mon cœur se serre souvent quand je pense à Nathan, mon petit garçon. (De Jonckheere) / Ma belle-soeur a appelé dans la matinée, elle est à New-York. Elle veut me vendre un vibromasseur à 90 dollars parce qu’elle en a acheté trois et qu’elle ne se sert pas de tous. (Warhol) / Je rentre at home par le 13 heures 44. Je scrute : pas trace de Gérard Longuet, ni même d’un obscur conseiller général de canton rural. (Didion) / Rouges et Blancs [de Milklós Kancsó] : nudité, rituel du déshabillage, extrême audace de scène du baiser « rouge » ↔ infirmière, indifférence atroce où surgissent quelques actes cruels (« rouges » jetés à l’eau et pieutés avec gaffe pointue), épopée nouvelle, temps étiré, syncopes, symbolisme des regards. (Guyotat) / Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Trafalgar, et hier fut le jour mémorable de la publication de Nuit et Jour ; mes six exemplaires me sont parvenus ce matin, et il en est déjà reparti cinq, de sorte que j’imagine cinq becs d’amis plantés déjà dedans. (Woolf) / Emotion. L’émotion vécue, impact ou contrecoup, est sans mots. (Emaz)

    Voilà les données brutes, à suivre pour analyse ?

  • 191010

    19 octobre 2010

    Lors de notre dernier entretien, ma conseillère Pôle Emploi m’a remis un document vierge, à remplir pour notre prochaine cession (c’est à dire demain), et qui correspond à une sorte de journal de bord de mes recherches d’emploi. Je ne recherche pas d’emploi, mais ça je ne peux pas le lui dire. Je me contente d’être docile et de remplir le fichier comme un faussaire, en détournant, manipulant, créant des informations de toutes pièces, de faux CV, de fausses lettres de motivation envoyées à des entreprises fictives ou qui pourraient l’être, pour des postes qui n’existent pas ou ont déjà trouvé preneurs. Dans ma contrefaçon administrative je reste méticuleux, choisissant avec soins les offres malgré tout susceptibles de m’intéresser et/ou de me convenir mais dont je sais également qu’elles ne pourront pas conduire au stade de l’entretien d’embauche. Idem pour les fausses candidatures spontanées envoyées à de fausses enseignes qui ne recrutent même pas et ne cherchent pas à le faire. Ce n’est qu’à ce prix là que j’aurais la paix. Ou bien faire comme me le suggérait un ancien collègue, revu en septembre, et me présenter comme suit : « je suis Machin, écrivain, trouvez-moi du boulot ».

    Cette fiction sur tableur ne m’a pris qu’une quinzaine de minutes, le reste du temps je continue les finitions du nouveau site Fuir est une pulsion, sur lequel je publie déjà, mais dans l’ombre. J’espère pouvoir terminer cette semaine. Et terminer aussi cette nouvelle entamée il y a un mois, Trois pylônes, et dont la première version n’est pas la meilleure, sans âme, sans grain, sans passion, mais j’ignore encore comment et surtout où la reprendre. Mais je m’en irai bien en Chine, à Chonqging précisément, les vols et les hôtels sont abordables, j’ai vérifié, oui mais pour y faire quoi ? C’est trop tôt pour développer les idées que je commence à avoir sur ma fiction chinoise, et c’est trop tôt, à peine après Coup de tête, pour me plonger dans un projet tentaculaire que je ne saurais pas, c’est sûr, contenir. Alors noter les idées qui me viennent, en attendant, et développer les quelques envies de texte que je peux avoir, croquer quelques lieux via Google Earth, construire des patrons de micro-situations. Je me limite.

    Et Woolf comme impact pour recommencer à écrire ; je lis Les vagues. J’attendais une émotion littéraire capable de me submerger littéralement et me plaquer la tête dans le texte. Maintenant j’y suis (les deux extraits ci-dessous concernent le magnifique personnage de Rhoda).

     C’est mon visage que je vois dans le miroir, derrière l’épaule de Suzanne, dit Rhoda. Ce visage-là est bien mon visage. Mais je vais reculer derrière elle afin de le cacher, car je ne suis pas présente. Je n’ai pas de visage. Les autres jeunes filles ont des visages ; Suzanne, Jinny ont des visages : elles sont présentes. Le monde où elles vivent est un monde véritable. Les objets qu’elles soulèvent ont un poids. Elles disent oui ; elles disent non, tandis que je change, et que j’hésite, et qu’il suffit d’une seconde pour me percer à jour. Si elles croisent une femme de chambre, cette femme de chambre les regarde sans rire. Mais quand elle me voit, elle rit. Quand on leur parle, elles savent quoi répondre. Elles rient pour de vrai ; elles se fâchent pour de vrai, tandis que je suis forcée de regarder autour de moi et de faire ce que font les autres.

    (…)

    Je suis ballotée çà et là par la violence de mon émotion. J’imagine ces êtres dépourvus de noms, ces êtres immaculés, occupés à me regarder derrière des buissons. Je saute très haut pour exciter leur admiration. Bien souvent, je suis tombée percée de flèches pour les faire fondre en larmes. S’il leur arrive de dire, ou si j’apprends par une étiquette posée sur leur malle, qu’ils ont passé les dernières vacances à Scarborough, la ville entière de Scarborough se change en or, les trottoirs même sont illuminés. C’est pourquoi je hais les miroirs qui me montrent mon vrai visage. Seule, je tombe souvent dans le néant. Je dois poser le pied prudemment sur le rebord du monde, de peur de tomber dans le néant. Je suis forcée de me cogner la tête contre une porte bien dure, pour me contraindre à rentrer dans mon propre corps.

    Virginia Woolf, Les vagues in Romans & nouvelles, La Pochotèque, trad : Marguerite Yourcenar, P. 791-792.

    Je reconnais dans ce portrait mental celui qui ne peut que penser, croisant d’autres corps, qu’eux, au moins, les autres, « existent mieux que lui ». C’est ce que je me suis dit rencontrant X. il y a six mois. Ce que je ne me suis pas redit dimanche, au salon de la revue, où nous étions censés nous voir, mais où je ne suis pas allé, grève oblige, dimanche n’arrangeant rien. Et plus généralement ce que je me dis croisant n’importe lequel de mes proches, ou ceux qui s’apprêteraient à le devenir.

    Je suis arrivée au bord de la mort. Je n’ai pas pu la franchir. Mon sens de l’identité m’a fait défaut. Nous n’existons pas, me suis-je écriée, et je suis tombée. Je me suis sentie emportée comme une plume ; je flottais sous des voûtes. Puis, doucement, j’ai posé le pied par-delà la flaque. J’ai appuyé ma main à un mur de brique. Je suis retournée en arrière avec une peine infinie, me traînant de nouveau au fond de mon propre corps au-dessus de l’étendue grise et cadavérique de la flaque. Voilà la vie que je suis obligée de vivre.

    P.806.

  • 201010

    20 octobre 2010

    Depuis plusieurs jours du mal à m’endormir. Pas d’insomnie, rien de tout ça, mais simplement savoir, yeux ouverts sur les chiffres rouges du réveil, qu’au fond la journée qui vient de couler entre les os et sous la peau n’a pas assez éprouvé le corps. Je suis pas fatigué mais me force à dormir pour sauvegarder un rythme pour moi automatique. Contraste sévère avec, six mois plus tôt, mes journées banales du boulot, qui m’épuisaient déjà à peine 22h passées.

    Pour désamorcer l’état d’insatisfaction nocturne qui aime prolonger les heures au-delà des minutes, j’ai pris hier soir Les vagues, le bouquin sur les genoux, et j’ai continué de lire jusqu’à ce que mes yeux fatiguent rouges aussi dans les orbites, et sans verres pour déformer la vue. L’expérience a fonctionné, j’ai laissé mes yeux dans les pages, mais ne me suis pas endormi plus vite pour autant.

     Perceval vient de partir, dit Neville. Il ne pense à rien qu’au match. Il n’a même pas agité la main, au moment où le break disparaissait derrière le buisson de lauriers. Il me méprise parce que je suis trop faible pour prendre part au jeu, et cependant, il est toujours plein de prévenances pour moi à cause de ma santé fragile. Il me dédaigne parce que je ne m’inquiète pas de savoir s’ils vont perdre ou gagner, sauf dans la mesure où lui-même s’en inquiète. Il accepte mon adoration ; il accepte l’offre émue, et servile sans doute, que je lui fais de moi-même, moi qui pourtant méprise tout bas sa stupidité. Il n’est même pas capable de lire. Et pourtant, lorsque je lui lis Shakespeare ou Catulle, couché dans l’herbe longue, il les comprend mieux que Louis. Pas le sens des mots, mais qu’est-ce que des mots ? Est-ce que je ne sais pas imiter déjà les vers de Pope et de Dryden, et même de Shakespeare ? Mais je suis incapable de rester tout le jour en plein soileil, les yeux fixés sur la balle. Je suis incapable de sentir l’élan de la balle passer à travers mon corps et de ne penser qu’à ça. Toute ma vie, je resterai cramponné à la frange des mots... 1 Et pourtant, il me serait impossible de vivre avec Perceval et de supporter sa sottise. Il épaissira ; il finira par ronfler. Il prendra femme, et il y aura des scènes de tendresse au déjeuner du matin. Mais en ce moment, il est jeune. Rien, pas même un fil, pas même une feuille de papier, ne s’interpose entre lui et le soleil, entre lui et l’averse, entre le clair de lune et lui, lorsqu’il est couché nu, brûlant, écroulé sur son lit. 2

    Virginia Woolf, Les vagues in Romans & nouvelles, La Pochotèque, trad : Marguerite Yourcenar, P. 795.

  • Kiss the past hello

    22 octobre 2010

    Il y avait des réverbères, dit Rhoda, et sur le chemin qui menait à la gare, les feuilles des arbres n’étaient pas encore tombées. J’aurais pu me cacher derrière ces feuillages. Mais je ne me suis pas cachée.

    Je suis allée à vous directement, au lieu d’amortir comme autrefois, à l’aide de mille détours, le choc de la rencontre. Mais ce n’est là qu’une discipline que j’ai imposée à mon corps.

    Mon âme n’est pas dressée. J’ai peur. Je hais, j’aime, je vous envie ou je vous méprise, mais jamais je ne me fonds joyeusement à vous.

    En venant de la gare, en refusant d’accepter l’ombre protectrice des réverbères et des arbres, la vue de vos parapluies et de vos manteaux suffisait déjà pour m’apprendre de quelles routines vous êtes prisonniers, jusqu’à quel point vous êtes engagés, prisonniers d’une attitude, vous qui avez des enfants, de l’autorité, de la gloire, et des relations, et des amours.

    Tandis que moi, je n’ai rien. Je suis sans visage.

  • 231010

    23 octobre 2010

    Hier matin, à l’aube, entretien bref comme une virgule trop longue, quelque part dans le ciment d’Evry. Ensuite un train bien vite, malgré les grèves, pour Paris et pour m’extraire surtout du froid glacial (dehors et dedans) de la banlieue de banlieue. J’ai rendez-vous avec P. début d’après midi

    Et avec ces conneries d’anonymer tout le monde, dans les pages du Journal, forcément vient le jour où les lettres se confondent et se recouvrent les unes les autres, mais on a qu’une lettre, pas vrai ? Alors on pourrait dire que ces figures qui s’échappent, ces personnages que j’évoque très brièvement, sont des portraits cubistes, et bien fictifs aussi, comme si le P. que je décris au fil des semaines n’était en fait qu’une image sur laquelle on aurait collé des yeux, des bouches, des cernes issus de différentes figures bien réelles. Alors il est impossible de réellement savoir qui est qui, quand et où et c’est peut-être tout aussi bien.

    et comme il est encore tôt je file au Musée d’Arts Modernes de la ville de Paris pour visiter l’exposition Larry Clark, celle qui a fait couler beaucoup d’encre, celle interdite aux mineurs. Et des mineurs j’en croise, du moins je crois en croiser, et si on me demande ma carte d’identité à l’entrée c’est uniquement pour appliquer le tarif moins de 25 ans, et je me dis que si j’étais venu avec P., l’autre P.. nous n’aurions peut-être pas pu rentrer. Dans les salles successives, passée la file d’attente, voyant aussi mon visage défiler dans les reflets des cadres, me suis rappelé ces mots, paroles d’une chanson d’Elliott Smith (Don’t go down) : « snowball in hell » et c’était carrément ça. De longues minutes hypnotisé devant le mur de photos saccadés d’un seul et même corps, j’ai pris une photo interdite, une photo à la main. Le reste du temps j’ai traversé Les vagues, et je m’enfonce encore.

    J’ai choisi. J’ai accepté les empreintes de la vie, non au-dehors, mais au-dedans, sur mes fibres nues, blanches, que rien ne protégeait. Je suis recouvert et meurtri par les empreintes des visages, des esprits, et des choses, et tout cela est si subtil que cela possède une odeur, une couleur, une texture, une substance, mais pas de nom. Pour vous, qui voyez les étroites limites de ma vie et la borne qu’elle ne peut franchir, je suis tout simplement ’’Neville’’. Mais à mes propres yeux, je suis sans mesures : un filet dont les mailles enveloppent secrètement le monde. Il est presque impossible à distinguer de ce qui l’entoure, mon filet. Il soulève des baleines, des monstres, de blancs amas gélatineux, tout ce qui est flottant, informe. C’est cela que je perçois, que je découvre. Mes yeux s’ouvrent : c’est un livre ; je vois au fond : c’est un cœur1. Je vois les abîmes. Je sais de quelle façon l’amour flambe et se tord dans la flamme, et comment la jalousie lance çà et là ses verdâtres éclairs ; et par quelles voies tortueuses l’amour contrarie l’amour ; et comment l’amour noue les fils ; et avec quelle brutalité l’amour les arrache ensuite. J’ai été noué. J’ai été arraché.

    Virginia Woolf, Les vagues in Romans & nouvelles, La Pochotèque, trad : Marguerite Yourcenar, P.913.

    Ensuite je suis passé au Louvre, la dernière fois que j’y ai mis les pieds, mis les pieds réellement, c’était il y a quelques années, F. était là, H. aussi. Cette fois-ci seul et gratuit je m’enfonce dans le département des antiquités égyptiennes, que nous n’avions pas pu voir à l’époque, en travaux je me souviens, et je m’assois quelque part où l’échos des pas au sol ne résonne pas trop contre les murs. La migraine se trouve dans chacun d’entre eux et j’essaye de l’étouffer. Je branche Les vagues, le podcast, j’en écoute deux au milieu des visages dans les vitrines qui sont aussi les miens, mais surtout des ombres vieilles de plusieurs milliers d’années. Le podcast est dans le désordre, l’annonce de la mort de Perceval arrive avant son départ pour les Indes, ce n’est pas grave, je continue. Je me perds un peu en sortant, me retrouve sans trop savoir comment dans la galerie des statues, ce n’est pas grave. Je sors côté Rivoli et rejoins P. aux Halles et je ne suis pas en retard. Nous nous trouvons à la Fnac. J’achète Open space, de Patrick Bouvet, mais rate Ecrivains en série, saison 2, introuvable dans les rayons.

    P. et moi déjeunons dans une crêperie plutôt quelconque. La dernière fois que je l’ai vu remonte à deux ans, c’était aussi la première, alors nous nous connaissons mal. Résumer sa vie des deux dernières années correspond à un exercice de style rétrospectif assez hasardeux et j’apprécie qu’il « prenne en charge » l’essentiel de la conversation, je ne me tais pas pour autant. Lui et moi mis à part, nous parlons de Chuck Palahniuk, de Stephen King, de Roberto Bolaño. Je prononce réellement la phrase « t’es quand même pas une sainte nitouche » et une silhouette nous demande si on cherche du boulot. Je réponds non, je lui explique pourquoi. Lorsque je repars pour Y. ma migraine a disparu, j’y vois un lien de cause à effet.

  • 妓院

    24 octobre 2010

    (Crédits photos GG852.com)

    Dans toutes les langues que tu 3 connais tu répètes c’est pas moi qui ai appelé mais la tonalité qui m’a tiré de ma tête, et maintenant te voilà à insulter un inconnu, une voix dans la nuit qui crachote, ton reflet dans la vitre du 36e étage, le room service n’est pas passé, à supposer qu’on soit bien dans un hôtel, et un hôtel de luxe espérons, mais tu ne sais pas exactement. 4 La voix du téléphone encore, elle insiste. Pose le téléphone sur sa base, mets le haut-parleur. D’après elle (la voix) tu aurais demandé Q explicitement (explicitement), ou comme elle l’explique elle-même « le corps qui s’appelle Q, le corps à la boucle d’oreille en forme de Q, celui-là qui dore encore au soleil ». La lettre Q rayonne encore dans ta mémoire en suie, c’est peut-être la dernière lettre, et tu revois, certes, la boucle d’oreille, à droite ou à gauche peu importe, et la peau d’un corps sans visage, mais d’un corps qui persiste, le seul encore capable de transpercer le code de tes souvenirs indubitablement verrouillés, cryptés et mis sous clé. Oui, je veux Q : c’est toi qui parles, ta tête articule tous ces mots dans le reflet devant toi et tes dents crachent les sons sur les enseignes qui crépitent plus bas, dans le flou du centre-ville. Tu veux savoir combien coûte Q, tu entends la réponse, comment savoir si cette somme est la bonne et correspond bien à la réalité du marché ? Tu t’en fous. Tu exiges qu’il se déplace lui à ton hôtel - comment s’appelle votre hôtel ? - tu exiges qu’un taxi passe le prendre et le ramène à ton hôtel - quel est votre nom ? - celui que tu inventes est peut-être le tien, le vrai, qui sait, avec un peu de chance tu pourrais retrouver tes propres lettres sans savoir mais comment savoir, justement, quel hasard sera le bon ? Le nom que tu donnes n’est pas Orlando 5, le seul que Q pourrait connaître, mais Orlando ce n’est plus toi et tu ne sais plus au juste pour quelle raison il a sorti ce nom là d’entre ses lèvres et sans doute ta mémoire l’a déjà bouffé, ce nom, ce faux, cette marque en toc qu’on voudrait bien te tatouer sous les épaules. Tu demandes son âge, les mots s’imposent, et la réponse : l’âge que vous voulez qu’il ait. Tu raccroches. Le taxi paiera pour toi. Tu décroches à nouveau le combiné. Commande un taxi, donne tes instructions avant qu’elles ne s’écrasent contre un pan de ton crâne inconnu, d’autres recoins inaccessibles. L’homme s’appelle Q, dis-le, il porte une boucle d’oreille en forme de lettre, il est tout pour moi. Et tu réponds, et la voix te dit oui madame, oui monsieur, il est tout pour moi, ramenez-le.

  • 241010

    25 octobre 2010

    Nouveau rendez-vous Evry. L’équivalent d’un « atelier de groupe » organisé par un cabinet RH sous-traité par Pôle Emploi. Début 14h30, fin deux heures plus tard. Neuf autour de la table. Trois d’entre nous ne parlent pas très bien français. Nous apprenons à nous présenter. À la fin de l’atelier, notre formatrice nous fait passer des post-its sur lesquels dessiner au choix un soleil, des nuages ou de la pluie, afin de faire un peu de « météo-notation », savoir si cet atelier nous a été utile. Je dessine un soleil qui rigole. Le post-it est jaune.

    Plus tôt Evry, s’occuper avant 14h30 à l’Agora, le centre commercial d’ici. Et Evry j’ai du mal : partout du ciment moulé, bien démoulé comme d’un seul geste. Les couloirs, les magasins, les stands de bouffe sont blindés. Je meuble une heure. J’y termine Les vagues.

    De son côté, Neville s’est mis à se vanter, car il avait honte de ses succès, et de sa vie passée dans une seule chambre, consacrée à un seul être aimé. Louis et Rhoda, les conspirateurs, les espions assis à notre table, se sont dit : ’’Après tout, Bernard est capable d’obliger le garçon à aller nous chercher des petits pains et ce talent nous est refusé, à nous.’’ Pendant un instant, nous avons eu sous les yeux le cadavre de l’être humain complet que nous n’avions pas réussi à être, mais auquel nous ne parvenions pas à renoncer. Nous avions eu sous les yeux tout ce que nous n’avons pas été, tout ce qui nous a manqué, et pendant un instant, nous en avons voulu à nos amis d’avoir réussi là où nous échouons, comme les enfants qui regardent diminuer leur beau gâteau entier qu’on vient de couper en tranches.

    Virginia Woolf, Les vagues in Romans & nouvelles, La Pochotèque, trad : Marguerite Yourcenar, P.957.

    Plus tard durant l’atelier, se présenter en début de séance : « bonjour je m’appelle Guillaume, je n’ai plus de travail depuis deux mois mais je me soigne. Mon rêve le plus fou, c’est d’en retrouver un ».

  • Écrire kbb #1

    16 janvier 2011

    J’écris volontiers avec les initiales, ça me rappelle sans doute groupe de rap quasi homophone que j’écoutais mais brièvement, il y a bien longtemps.

    Revenant sur kiss bye boy je ferai sans doute un premier bilan mais plus tard, quand j’aurais au moins vingt ou trente fragments sur la table. Ça fait à peine plus d’une semaine que le truc est parti, déjà une dizaine de pages mise en ligne, j’avoue j’y croyais peu. Je veux d’abord revenir sur cette impulsion.

    La forme je l’avais en tête, ça fait des mois, articuler le truc sur des textos d’abord, ceux d’un fugueur, et puis derrière la réaction de ceux qui sont restés derrière. Les personnages, cinq en tout, sont venus progressivement. Les organiser par numéros de téléphone, pas la meilleure idée qui soit, pas très lisible, probablement je supprimerai. Dans mes brouillons, c’est organisé comme suit : il y a le mec (0606667778), la fille (0679889047), le goal (0688879911), le prof (0612193605) et la mère (0642508833). D’abord le mec et la mère, ensuite les autres se sont greffés. Le mec celui « qui a sucé Pierrot dans les chiottes du lycée », avant de partir, et qui voudrait partir mais pas « le chercher. » La fille celle dont ses parents disent « leur fille fera médecine » et qui écrit dans ses marges en cachette de tout le monde. Le goal celui qui ne voit rien que depuis sa ligne de but et sur ses doigts des gants double épaisseur. Le prof celui qui attend devant sa fenêtre que les flics viennent le prendre si Pierrot l’a balancé. La mère celle qui voudrait bien joindre son fils mais qui n’y arrive pas : le répondeur toujours. Et Pierrot, celui absent, l’auteur des textos. Voilà comment se sont formés ces personnages.

    Les premières difficultés rencontrées, et ce dès premier jour, tiennent aussi du support. J’ai mis en ligne de suite, et ai continué à le faire, les fragments au fil de l’écriture. Une seule limite à cet élan d’instantané : ne jamais mettre en ligne le jour même, avoir toujours au moins un jour pour le recul et pour si besoin tout refaire. C’est arrivé parfois. Certaines voix je les maîtrise mieux que d’autres. L’autre difficulté vient aussi de cette fausse transparence : d’ordinaire, sur ce type de récit, j’écrirais premier jet de quarante, cinquante pages avant de revenir sur moi et de relire, réécrire, voire recommencer. La publication en si léger différé d’écriture m’a obligé à être sûr de ce que je voulais voir, ce qu’évidemment je n’étais pas. Fallait donc, fallait vite, trouver quel(s) étai(en)t le(s) problème(s) et puis corriger. Les trois ou quatre premiers jours ont été compliqués. Ensuite le rythme a fait le reste.

    Anne Savelli disait hier, à l’occasion de l’anniversaire des dix ans de remue.net, lors de la table ronde « Ce qu’internet change dans votre rapport à l’écriture », parlant de son livre en cours d’écriture, qu’il n’était pas question pour elle de tout poster sur son blog. Moi me suis dit et pourquoi pas ? C’est dans cette optique que kiss bye boy a été propulsé sur cette partie du site. Ces premiers fragments mis en ligne au rythme de presque un par jour (ce n’était pas prévu, le rythme tout seul s’est imposé) constituent les premiers jets. Pas les premiers jets bruts, bien sûr, mais des premières versions, on n’est pas encore très sûr d’où on va et comment. Par la suite, une fois revenu sur ces premières pages, je remettrai en une les textes accompagnés de leurs corrections. Toutes les variantes resteront accrochées sur la page, on pourra naviguer de l’une à l’autre. Et poster pourquoi pas captures d’écran des pages du traitement de texte gardant en mémoire toutes les corrections faites d’une version à l’autre. Je crois que c’est aussi comme ça qu’on peut se servir de l’outil de la page web. Avoir une construction complètement transparente. Et puis que le lecteur, en même temps que l’auteur quasi, ou en pseudo différé d’un jour ou deux, puisse suivre ce cheminement.

    L’autre problème venait des voix. Il vient toujours. Chaque personnage, chaque voix, s’exprime par monologue. Il n’y a pas ou peu d’interaction entre eux. Chacun devrait avoir la sienne, de voix, propre ou presque. Et pour ça j’ai besoin d’aller trouver la folie de chacun, de pouvoir exploiter leurs déviances et leurs ratés de langage, car c’est toujours plus facile d’arriver non pas à écrire mais à « faire parler » lorsque le personnage est fou (pour ça que le personnage de Nil, pendant l’écriture de Coup de tête venait quasi tout seul et que sa voix était fixée). Je n’ai pas encore trouvé pour tous. Pour la mère c’est facile : elle parle à bout de souffle. Le fait de la faire parler littéralement contre le vide (le silence d’un répondeur, d’une messagerie automatique) permet une mise en place très simple de paragraphes sans ponctuation, et le voilà le souffle, voilà son identité. Avec la fille j’ai voulu rester le plus possible dans l’économie. L’économie de langue, de mot. Couper le plus possible, en faire des phrases très courtes, car c’est quelqu’un, je crois, qui vit entre parenthèses. L’expression récurrente concernant ses parents qui disent « leur fille fera médecine » directement empruntée à Virginia Woolf lorsque, dans Les vagues bien sûr, Louis répète aussi souvent son père « banquier à Brisbane » et l’accent australien qui le pèse. Le goal car j’ai toujours voulu écrire quelque chose là-dessus, plus que simplement le foot le poste si spécifique du gardien de but, obsédé sur sa ligne par une forme qui bouge au loin, un poste de seul au monde qui parfois, dans un match, n’aura besoin d’être là qu’une seule fois mais doit rester concentré tout du long. Le prof est un des personnages à problème, je n’ai pas encore bien le bon ton, le bon timbre, j’essaie pour ça de lui calquer une silhouette, celle de Colin Firth, A Single Man : « it takes time for me to become George ». J’ai besoin, pour lui, de beaucoup réécrire, et sa folie est si maniaque que j’ai du mal à la trouver. Le mec un dernier personnage à problème car il pourrait tout être, et c’est bien tout le problème. Je me suis rendu compte, mais trop tard, que sa simple figure d’amoureux transi n’était pas suffisante, j’ai essayé de compenser sur le deuxième fragment en le faisant projeter un peu ailleurs (« je suis tombé dans un coma d’images »). Avec lui toujours écrire en tâtonnant car son identité est trop fine, et sa folie mal dessinée. À ce niveau là je reste le même : je ne cherche de voix que pour des personnages avec pathologie(s). On n’en sort pas (et c’est à suivre).

  • 310111

    31 janvier 2011

    Photo : Andrej Pejic, mannequin androgyne à l’honneur récemment pour avoir défilé en robe de mariée pour Jean-Paul Gaultier.



    1

    She would not say of anyone in the world now that they were this or were that. She felt very young ; at the same time unspeakably aged. She sliced like a knife through everything ; at the same time was outside, looking on. She had a perpetual sense, as she watched the taxi cabs, of being out, out, far out to sea and alone ; she always felt it was very, very dangerous to live even one day. …She knew nothing ; no language ; no history ; she scarcely read a book now, except memoirs in bed ; and yet to her it was absolutely absorbing ; all this ; the cabs passing ; and she would not say of Peter, she would not say of herself, I am this, I am that.

    Virginia Woolf, Mrs Dalloway

    C. explique qu’il déteste Mrs Dalloway, c’est son droit. Il cite en exemple ce passage. Et l’un des adjectifs qu’il utilise est bien celui-là : « féminin », ce qui me hérisse le poil et je lui dis. Nous avons déjà eu, H. et moi, cette conversation X fois et X fois mes mots étaient les mêmes : il n’y a pas de littérature féminine comme il n’y a pas de littérature masculine. Je pense à V. chaque fois que j’y pense, comme aujourd’hui. Il y a plusieurs semaines déjà lui avoir envoyé l’image qui servira de couverture au prochain volume 8 de la revue TINA qui a pour titre « Gender surprise ».

    2

    Passant à Vitry-le-François, je pus voir un homme(123)
    que l’évêque de Soissons avait nommé Germain pour confirmer
    son état, mais connu de tous les habitants du lieu, et considéré
    comme une fille jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, sous le nom de
    Marie. Il était à ce moment-là fort barbu, vieux, et n’était pas
    marié. C’est en faisant un effort pour sauter, racontait-il, que ses
    membres virils étaient apparus. Et les filles du village chantent
    encore une chanson dans laquelle elles s’avertissent de ne pas
    aire de trop grandes enjambées de peur de devenir des garçons
    comme Marie Germain. Ce n’est pas tellement surprenant que
    cette sorte d’accident se produise fréquemment, car si l’imagination peut produire de telles choses, elle est si continuellement
    et si fortement sollicitée sur ce sujet, que pour ne pas retomber
    sans cesse dans les mêmes pensées, et subir la véhémence du
    désir, elle s’en tire à meilleur compte en incorporant aux filles
    cette partie virile une fois pour toutes.

    Montaigne, Les Essais Livre I.

    Les Essais de Montaigne fourmillent d’anecdotes farfelues de ce type, ce qui fait dire à Guy de Pernon, traducteur et auteur des notes de cette édition adaptée en français moderne, que Montaigne serait crédule. La note 123, par exemple, précise que cette anecdote-là concerne « Marie la barbue », et, un peu plus loin, une citation extraite du Journal de Voyage en Italie : « Nous ne le sceumes voir parce qu’il estoit au village » et la note de préciser « ce qui ôte quelque peu de crédit à l’affaire... ». Ailleurs bon nombre d’autres remarques sexistes, malgré anachronisme, à ce moment là les notes précisent un brin amère que Montaigne était bien « un esprit de son temps ».

    3

    Nous aimons croire que c’est notre génération qui a accompli la révolution sexuelle. Pardonnez mon langage, mais c’est de la connerie. Ce sont ces femmes, celles qui sont vieilles aujourd’hui, qui ont tout inventé. Tout ce dont nous nous gargarisons. Ces femmes qui sont en maison de retraite ont été les premières Américaines à porter les cheveux courts. Les premières à boire. À fumer. À danser en public. Et à voter, avons-nous vraiment besoin de le rappeler ? À gagner de l’argent. À devenir des entités économiques. Ces femmes en chaise roulante avec leurs couvertures sur les genoux, elles ont été des pionnières. »
    « Vous êtes sûr que Brenda va bien ? demanda Lenore. Parce que je me rends compte que je ne l’ai pas vue faire un mouvement de son propre chef, je n’ai pas vu sa poitrine se soulever ni ses yeux cligner. Qu’est-ce qui lui arrive ? »
    « Les cheveux courts. Ça me fascine. Ça a libéré ces femmes de leur prison. Une prison esthétique. Ça les a libérées de la tyrannie des cent coups de brosse chaque soir imposée par la culture... en vigueur. »
    « Je trouve ça super bizarre, qu’elle ne cligne pas des yeux. Et qu’est-ce qu’elle a au cou, là ? Qu’est-ce que c’est que ce truc sur le cou de Brenda ? »
    « Une marque de naissance. Un bouton. »
    « Est-ce que c’est une valve ? C’est une valve ! Regardez, il y a le capuchon ici. Vous êtes assis avec une poupée gonflable ? »
    « Ne dites pas n’importe quoi. »
    « Vous êtes assis avec une poupée gonflable ! C’est même pas une vraie personne. »
    « Ce n’est pas drôle, Brenda, montre à Mlle Beadsman que tu es une vraie personne. »
    « Mon Dieu. Regardez, elle pèse à peine un kilo. Je peux la soulever d’une main. » Lenore saisit Brenda par la cuisse et la souleva. Tout à coup Brenda lui échappa, sa tête se coinça entre la banquette et la main de Mary-Ann, et elle resta comme ça, à l’envers. Sa robe se retourna.
    « Seigneur », dit M. Bloemker.
    « Ces poupées. C’est dégoûtant. Comment vous pouvez vous balader en public avec une poupée anatomiquement correcte ? »
    « Très bien, je suis obligé d’admettre que le voile qui m’empêchait de voir vient d’être levé. Je pensais qu’elle était seulement très timide. Une femme du Midwest, perturbée par une relation ambivalente... »
    « Jolie poupée » fit remarquer un client, assis au coude de Mme Howell.
    « Nous ferions mieux de partir », dit M. Bloemker. Il lutta avec les jambes en plastique de Brenda. Brenda était coincée. Lenore aida M. Bloemker à tirer. Brenda céda, mais l’ongle du pouce de Mary-Ann se prit dans sa robe et la déchira. La robe tomba.
    « Fait chier », dit Lenore.
    « Ouah », fit le client au coude de M. Howell. « Où vous l’avez achetée ? Ça coûte cher, ce genre de modèle ? » D’autres tables se retournèrent pour regarder. Tout devint calme.
    « De ma vie je n’ai jamais... » murmura M. Bloemker.
    « Ce serait plus sage de vous en aller », dit Lenore.
    « C’était un plaisir de vous voir, j’attends avec angoisse que votre père... » M. Bloemker cacha du mieux qu’il put Brenda sous sa veste et se dirigea vers la porte. Il y eut des sifflets et des applaudissements. M. Bloemker pressa le pas et fonça dans un serveur qui contournait le comptoir avec un plateau chargé de russes blancs crémeux. Il y eut un énorme bruit de choc et de verre brisé, le serveur tomba à la renverse et se flanqua un pouce dans l’oeil, du russe blanc gicla partout et un éclat de verre fusa vers Brenda, la creva, et elle s’envola des bras de M. Bloemker et partit siffler, tournoyer et perdre son air tout autour de la pièce pour enfin réaliser un atterrissage mou mais de toute beauté dans un cocotier, une jambe enroulée autour du cou. M. Bloemker décampa. Lenore renifla son Twizzler. Les clients riaient et applaudissaient.

    David Foster Wallace, La fonction du balai, Au Diable Vauvert, traduction : Charles Recoursé, P. 183-185.

    Le Diable m’explique, via Twitter, que c’est un livre qui me fera grandir et je le crois. Je suis déjà marqué au fer rouge et écrire n’est déjà plus écrire de la même façon.

    4

    I keep meaning to pull off and visit an IKEA store.
    Before I took the road, a friend tried to get me to go to a department store with him. He said it was to improve the place where I lived. He said, ’’I want to know you are reading beneath this lamp’’. This fellow was dying. He knew it and I did not. I think he was tucking me in. He was making sure all of his friends had the right lamps, the comfiest pillows, the softest sheets. He was tucking us all in for the night.

    Amy Hempel, Jesus is Waiting in Amy Hempel, The Collected Stories, Scribner, P.311

    C’est arrivé avec Référence #388475848-5, la première nouvelle d’Amy Hempel que j’ai traduite, il y a quelques mois. C’est arrivé : je l’ai traduite, et ensuite me suis rendu compte que le texte original ne comportait aucune marque de genre, aucune qui puisse permettre de deviner le genre du narrateur ou de la narratrice. Alors je l’ai repris, ce texte, et j’ai gommé, à mon tour, les marques de genre dans ma traduction. Même chose avec Jesus is Waiting, sauf que cette fois je l’ai vu avant, j’ai pu gommer de suite. La texte est plus long, les occurrences à modifier plus nombreuses, c’était plus délicat. Mais pas insurmontable. Le plus souvent, il s’agit simplement de modifier l’auxiliaire du participe passé : aller de être vers avoir. Hier évoqué cette question avec H., savoir si c’était indispensable, et pourquoi par exemple ne pas voir une logique de recueil ? Dans tel texte c’est une femme qui dit « je », on dirait alors que ça vaudrait pour l’ensemble du livre ? Mais ça ne me convainc pas. H. m’a dit : si tu penses que c’est important, ça l’est. Et c’est le cas. Je n’ai pas besoin d’en savoir beaucoup plus.

  • 090213

    9 février 2013

    Dernière relecture (je parle de Coup de tête). En le lisant sais plus trop si c’est moi qui l’ai crit, si c’est moi qui le lis. Je sais rien. Mais c’est trop tard maintenant. Sais pas ce qui est trop tard au juste mais ça l’est.

    Pendant la relecture noté peu de chose (une coquille) mais je veux dire : mentalement noté peu de chose.

    Je saoule Gwen Catala pour la couverture. Fais des schémas sur Photoshop. Nettoie 25G d’octets de musique dure.

    Suis avec intention vraiment le journal au bord des vagues de Christine Jeanney. Elle traduit Les vagues de Virginia Woolf et tient journal le long. Juste après lecture du dernier journal posté je zappe sur le dernier épisode de L’Énéide traduit par Danielle Carlès et je me dis : y a quelque chose qui se passe en ce moment avec la traduction web, quelque chose d’important (et je parle pas de l’annonce lancée hier par Team Alexandriz pour libérer des livres sous droits bloqués par les droits de traductions, projet pas inintéressant d’ailleurs). Hâte aussi de lire le Wilde de Christine Jeanney, paru hier chez Publie.

    Y a de la viande dans les gyozas ? J’ouvre dedans pour voir. Un peu plus tôt lecture, avant séance d’Hitchcock, un bon film, agréable, du chapitre, je parle de Lotus Seven, du chapitre intitulé Échec et mat, et dont je note une phrase pour le listing adolescent, deux phrases, ces phrases :

    Les hortensias sont immobiles et mes livres perdent leurs pages, car je lis trop, elles se décollent. Bien sûr je lis pour fuir.

    Il est 23h50, j’ai juste dix minutes pour écrire mon Mueller (ça fait 56 mots) :

    Le désert est partout. Le sable est le sel de la
    peau. Il est dans nos bouches closes & il est là
    où la salive oscille. Il est dans nos gorges. Il
    est dans nos poumons de verre. Il est scélérat &
    il nous est loyal. Il nous revêt d’une douceur &
    d’une douleur physique ciselée... Il nous gorge.

  • 220213

    22 février 2013

    Des voiles et des voiles de fine gaze sombre se soulèvent, et par degrés, les choses récupèrent leurs formes et leurs couleurs, et nous voyons l’aurore reconstruire à nouveau le monde. Les miroirs incolores reprennent leur vie de mime. Les bougies éteintes sont là où nous les avons laissées et, à côté d’elles, le livre à moitié lu que nous étudions, ou la fleur sertie que nous portions au bal, ou la lettre que nous avons eu trop peur de lire, ou celle que nous avons lue trop souvent. Rien ne nous semble changé. À l’écart des ombres irréelles de la nuit resurgit la vie réelle que nous connaissons. Nous devons la reprendre, là où nous l’avons laissée ; alors un terrible sentiment s’empare de nous, celui de devoir reprendre avec la même nécessaire continuité les gestes habituels, pleins d’énergie, ou celui plus sauvage peut-être, de désirer que nos paupières s’ouvrent un matin sur un monde neuf, reconstruit dans l’obscurité pour nous plaire, un monde dans lequel les choses auraient de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, qui serait changé, qui aurait d’autres secrets, un monde dans lequel le passé aurait peu ou pas de place, ni aucune forme de rémanence, ni rien qui touche à la conscience des obligations ou des regrets, le souvenir des joies portant déjà en lui son amertume, et la mémoire des plaisirs ses douleurs.

    Oscar Wilde, Portrait de Dorian Gray, Publie.net, traduction Christine Jeanney

    Douleurs fantômes au torse (dans Coup de tête il dit : « on dit par torse on dit thorax »). Et elles ne sont pas fantômes non plus. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent pas pour autant. Elles sont comme celles qui saignent Tchernobyl depuis vingt ans : elles irradient. Aujourd’hui, à leur place, en surbrillance d’elles-mêmes, il y a des litres et des litres de vie sauvage, elles tourbillonnent, elles en gorgent les terres, elles s’écoulent, elles existent, mais j’ai manqué trouver où que ce soit la BD dont parlait il y a bien des semaines Seb Ménard sur son site, celle d’Emmanuel Lepage, je ne cherche pas beaucoup, je ne désespère pas.

    Fin du Portrait de Dorian Gray. Lis assez peu l’anglais traduit depuis maintenant quelques années mais là oui. La version de Christine est une très belle version. Aimerais atteindre cette élégance et cette fluidité dans mes traductions d’Amy Hempel qui ne sont que des balbutiements ou celles, non publiées nulle part, interrompues, de Joey Comeau. Ces lectures encouragent. Et vivement ses Vagues.

    Mueller (223 mots) :

    Une voix derrière le verre liquide d’Imke Leal.
    Elle dit : - Un scarabée des causses. Il y en a
    un qui te goûte le ligament de l’oeil grâce aux
    2 mandibules. Qu’est-ce que tu ne peux pas voir
    ni sentir encore ? Je peux te prêter ma gorge &
    ma voix si tu souhaites. Je peux me substituer.
    Je suis capable de ça. Mais si nos 2 situations
    avaient été inversées, en aurais-tu été capable
    à ton tour ? Je pose la question à voix haute &
    ce afin que l’oxygène qui nous ronge m’entende.
    Il n’est pas impossible, qui sait, qu’il puisse
    me répondre à ta place. Voilà : le scarabée des
    causses s’est envolé loin de tes yeux ouverts &
    cela peut signifier 2 choses : que tu es mort &
    froid de sang ou que tes yeux ne sécrètent pas,
    ou pas assez, de larmes salines. Si tu veux mon
    opinion, je ne crois pas que tu sois déjà mort.
    Je crois que l’huile des espérions fait effet &
    qu’elle draine hors du derme le poison ocre. Je
    crois que l’huile agit sur vous tous, y compris
    le cervidé dont les yeux commencent déjà à voir
    reparaître la réalité de chaque chose. Quant au
    scarabée... Je dirais que le scarabée a compris
    quelque chose de fondamental en te dégustant le
    bord des orbites de cette manière : un cocon de
    corps tel que le tien est tout sauf comestible.

  • 280913

    28 septembre 2013

    Qu’est-ce que la vie ? Qui pourrait le dire ? puisque nous ne la recevons qu’en dépôt, pour une durée limitée, et jamais à l’état chimiquement pur ; nous nous affairons dans la fourmilière humaine, notre vie consiste à consommer et à être consommé.

    Imre Kertész, Journal de galère, Actes Sud, traduction Natalia Zaremba-Huzvai et Charles Zaremba, P. 154

    Je me sers finalement de ma Kaoss Pad hors sa boite pour un rythme électro qui est celui d’un piano qui, dans la réalité du jour, s’appellerait The Fall.

    Dans son toujours précieux journal de bord des Vagues, Christine Jeanney met en ligne un passage qui, outre la prémonition de la disparition de Percival, présente cette phrase en apparence anodine :

    My heart turns rough ; it abrades my side like a file with two edges

    Je propose en commentaire deux versions de cette même phrase, l’une "Ulysse style", l’autre plus régulière :

    Mon cœur se fossilise, il me charcute les côtes comme une lime à deux lames

    *

    Mon cœur se durcit, il frotte contre mes côtes comme une lime à deux faces

    Quant à la version de Christine, la voici :

    Mon cœur devient rugueux, il m’use les côtes, comme une lime avec ses deux faces

    Et je me rends compte, mais après avoir joué le jeu des méninges, après, aussi, avoir couru mes 19 min 12 (3.07km), avant que la pluie fine s’accroche à mes épaules, que cette version est plus douce, bienveillante, ce qui correspond bien à la langue de Louis, narrateur à ce moment des faits, affecté par la vision de son camarade qu’il vient d’avoir (une vision de sa mort). Cette idée de douceur fait naître en moi, bien indépendamment de ma volonté propre, et fort désagréablement je dois dire, l’idée que ce serait une langue féminine, ce à quoi je ne crois pas, ce qui m’a toujours écœuré. Cette pensée automatique a au moins le mérite de me faire réaliser quelque chose : mes traductions à moi sont agressives, manquent de douceur. Ca peut parfois se prêter à l’Ulysse : tant mieux. Moins, par exemple, à Amy Hempel, qui mâche une langue assez onctueuse, finalement (la brièveté n’implique pas forcément la sécheresse). Voilà ce que je dois creuser dans cette partie de mon travail.

  • 161013

    16 octobre 2013

    À quoi douze ans acheté deux Quatre fantastiques, c’était bof. Jamais d’autres comics. Mais tombé par hasard sur ce truc, Private Eye, diffusé directement en ligne, sans DRM, et sous formule « In Rainbows », où tu fixes toi-même le montant que tu souhaites leur payer (même 0). J’ai pris l’épisode un pour rien, un peu plus pour les autres : 1$, 1.20$, 1.50$ (c’est trop, pas assez ?). L’image citée ici est prise au volume 2. Et indépendamment de ce que je peux en penser (c’est sympa, j’aime les têtes de bestioles), ça me fait réfléchir sur /// : le mode de monétisation. C’est un truc qui me plairait, à voir où l’intégrer, à voir comment difracter les contenus, peut-être construire des PDF ou des epubs pour des tronçons entiers, des épisodes, et qu’on pourrait acheter ? Réflexion vive.

    Par ailleurs une idée : écrire des lettres de réponse corporatiste à des contestations clients (ce que je fais dans la vie grise quotidiennement). Comme dans Overqualified, en faire toute une série, mais d’une seule entreprise. Elle commercialiserait quelque chose comme des corps, des organes, des squelettes et des germes humains, synthétiques mais humains. Le mieux, ce serait d’en faire un podcast, une lecture. Curieusement, la voix que j’ai en tête me vient de The Trees, c’est pourquoi je l’entends avec, en fond sonore, le bruissement de l’orage (mais en réalité, c’est peut-être autre chose). Une autre voix me vient des Vagues, une lecture en anglais, trouvée je sais plus où, en MP3 sans doute, mais sans aucun rapport, cette fois, avec aucun orage (la voix disait je me souviens : she turned the page).

  • 091213

    16 décembre 2013

    Tu assistes au premier match de l’équipe de France pour le mondial 2014 (la Suisse c’est la Yougoslavie). Deschamps est sur le terrain dans un milieu à trois avec Matuidi et Thiago Motta, et si tu es bien conscient du paradoxe temporel que cela provoque chez l’un, l’incohérence de nationalité de l’autre ne te choque pas. Après l’ouverture du score par Ribery du pointu (un but très Fifa 13 et très Lucas Moura), la Yougoslavie égalise sur corner. Tu apprendras par la suite, un peu sonné, que François Hollande a été remplacé par un Chirac sénile et chancelant.

    Off. Tu déambules au pied de l’avenue Kennedy, près des villas privées des riches. Tu ouvres pour la première fois un Chandler qu’on t’a prêté il y a bien des années (mais un prêt numérique est un don, nul besoin de rien rendre). Tu te souviens il y a plus longtemps encore avoir aimé une très belle reprise d’Only you, introuvable aujourd’hui, et dont tu as tout oublié, y compris le nom du groupe ou de l’artiste qui l’interprétait.

    H. et toi assistez à l’enregistrement, au théâtre de l’Odéon, de l’émission des Bibliothèques de l’Odéon consacrée à Joyce, qui a le mérite de proposer quelques courtes lectures de Denis Podalydès, entrecoupées de longs monologues ineptes de Yannick Haenel. Ce qui intéressent Haenel et Paula Jacques, semble-t-il, c’est de savoir si Joyce est bien le plus grand, si c’était un bon vivant et comment il se comportait avec les femmes. Quant au fait d’avoir confié les dernières pages d’Ulysse à la voix de Molly Bloom c’est évidemment un acte féministe, mais bien entendu on se moque doucement que Virginia Woolf n’ait pas aimé ou pas compris Ulysse (qui, comme tu l’as trop souvent entendu, et notamment au cours de tes études universitaires, parce qu’elle était une femme, se serait retrouvée choquée par la crudité du texte ; en réalité sa réaction à la lecture contemporaine du texte est assez différente, et très intéressante à de nombreux égards, et notamment sur la difficulté pour un contemporain de faire face à un classique publié de son vivant, texte que l’on reconnaît comme tel mais qu’on sait déjà destiné à une autre postérité, c’est dit dans son journal, tu l’as déjà cité ailleurs, c’est particulièrement précieux à lire, et c’est donc une redite mais ça ne fait rien).

    Tu n’as jamais lu un seul livre de Yannick Haenel et ça ne t’en donne pas envie. Tu as reconnu dans sa démarche, dans son énonciation, dans la vacuité même de toutes ses analyses, une sorte de portrait croqué par Bolaño, un genre d’auteur des ministères, et, sans que tu saches réellement pourquoi, tout te conduit à nouveau vers le manifeste infraréaliste distribué l’autre jour : « CHERCHEZ, Y A PAS QUE DANS LES MUSEES QU’Y A DE LA MERDE ».

  • 020314

    9 mars 2014

    Enfouie sous les tambours du Bronx qui défilent dans la rue et chuchotée par l’onde FM dessous l’eau : la mort d’Alain Resnais.

    Découvre le chantier ouvert par Sabine Huynh, une traduction d’Orlando. M’étais dit ces jours-ci, j’ai oublié pourquoi, comment, qu’il faudrait le relire, je ne l’ai lu qu’une fois, au cours de mes études, mais pas pour mes études, en L2 ou L3. On m’a dit récemment que le personnage d’Orlando faisait partie de la League des Gentlemen extraordinaires (c’est peut-être pour ça), fait également une brève apparition dans Moon Palace, si je ne m’abuse de nuit, sous la pluie new-yorkaise. Dans un des croquis préparatoires pour ///, j’en avais fait quelque chose, un O. amputé de ses lettres, mais ça venait de là. La première phrase est forte.

    He — for there could be no doubt of his sex, though the fashion of the time did something to disguise it—was in the act of slicing at the head of a Moor which swung from the rafters. 6

    Comme prévu, termine le premier jet de Transoxiane deux. Un peu moins de 30 000 mots, 170 000 signes, soit un tout petit peu plus que mon épisode un clean (l’équivalent de ce que je dois couper sans doute). Le relire une première fois, le réécrire un peu, puis le réécrire net lors du troisième passage. Finir probablement fin mars.

  • 250714

    20 août 2014

    Il y a un tigre quelque part. Il attaque un gus de reality show. Quelqu’un perd l’un de ses membres et tombe dans l’océan, à pic avec la bête à plusieurs mètres de fond. Ce qui le tue ce n’est pas le manque d’oxygène mais le poids de l’eau sur lui, eau dont on dit qu’elle pèse l’équivalent d’au moins onze océans (océans dans le sens de dimensions parallèles).

    Dans un Grenier avons trouvé six livres à quatre euros les six : Cortázar, Aldiss, Volodine 7. Commencé à lire et puis relire la nouvelle traduction de Jean-Yves Cotté de Trois Guinées (Virginia Woolf) pour Publie. Le soir venu Heathcliff déterre le cadavre de Cathy dans une adaptation douteuse des Hauts de Hurlevent.

  • 010814

    27 août 2014

    C’est l’histoire d’une psychotique de l’espace dont on suivrait les aventures de série en série 8, de spin off en spin off entre les galaxies et les vaisseaux spatiaux et qui finirait, à l’aube de notre monde contemporain, directrice marketing quelque part. Cette insupportable bonne femme, bien sûr, ce serait quelqu’un d’autre.

    Le ciel est blanc. H. dort et Nesko dort et la métronomie des heures nous couvre le dos. J’en suis arrivé à la moitié de Trois guinées, dont je relis la nouvelle traduction pour Publie et je note : Penser est un devoir. Pas compté le nombre de fois à j’ai fait contrôle alt C mais peut-être que Libre Office le sait (quand bien même : je n’aurais pas de point de comparaison). Je regarde de loin les vélos, je me demande (aussi) où je souhaiterais rouler (comprendre non pas mais bien sur quoi). J’ai ouvert tellement de chantiers parallèles que je n’ai pas fermés (les corrections de traduction d’Amy Hempel, les trucs de Leonard Cohen, le journal de Coup de Tête, le Mueller en rouleau, le Transoxiane trois, et quarante autres trucs dont je n’ai pas parlé ici) que je devrais me sentir submergé mais c’est faux. Je me sens autre chose.

    À Morlaix (c’est fermé). Des bouquins d’occasion : un Julián Ríos. Une caisse entière de Verdier, tous les mêmes, quatre ou cinq exemplaires déclinés en quatre ou cinq copies du même livre et ça sent le pilon 9. Parmi ces livres, un Vitaliano Trevisan, ce qui me fend le cœur. Dans Les portes du ciel, Cortázar dit d’un vieux qu’il possède une main qui lui fit l’effet d’une sardine vivante. Un peu plus loin : Ici, il me paraît opportun de préciser que j’allais à ce bal pour les monstres. Un peu plus tôt (mais après la phrase de la sardine) : Nous allions ensemble au bal et moi je les regardais vivre.

  • 070814

    31 août 2014

    Termine doucement, lentement, ma première relecture de Trois guinées en terrasse d’un bar tout au bord de la mer, il doit probablement faire dans les vingt-cinq degrés Celsius, la mer est noire sous mes verres 4 et le soleil gagne du terrain sur à peu près pas mal de choses (c’est oblique). Peu écrit le journal ces derniers jours. Pas vraiment écrit du tout ces dernières semaines. Mis dans un mail à V. que c’était un problème ; ou que ce n’était pas un problème, je ne sais plus. J’essaye de résoudre à peu près tout par l’oxygénation. Parfois ça marche. Puis suivre le sentier côtier le long de la falaise jusqu’à ce qu’il s’entortille dans la végétation et qu’il s’écrase dans le sable d’une plage plus ou moins mi-sauvage. Marché via l’eau jusqu’à l’ombre plongeante de la falaise et un rocher pour lire des manuscrits. Deux gars sur un Frisbee. Trois jouent au rugby dans le sable. Un père dit à sa fille de cinq-six ans tu es con ? tu es con ? tu es stupide c’est ça ? Un mec fume ses lunettes de soleil, je l’ai pris en photo. Je suis absolument seul et me sers de mon t-shirt vert, celui qui dit partying is such a sweet sorrow, comme dossier.

  • 080814

    1er septembre 2014

    Il n’est malheureusement toujours pas possible de se brancher un écran 13 ou 14 pouces Eink pour pouvoir travailler sans se faire mal, au yeux, à ce qu’il y a de l’autre côté de nos yeux, à ce qu’il y a encore au-delà, mais il est possible de moduler les réglages de l’écran du Macbook (je le fais depuis longtemps maintenant) et d’utiliser des applications annexes comme Nocturne qui permet de rendre l’écran monochrome, de masquer par exemple la barre supérieure inactive (et donc d’effacer l’heure permanente) et, si besoin, d’inverser les polarités blanc / noir, pour lire la nuit sans s’éblouir. Il est également possible d’aller plus en profondeur dans les paramètres d’écran pour en modifier l’affichage, je ne m’y suis pas trop perdu. Il y a des choses à faire.

    Mis en place aujourd’hui le système d’affichage des mots clés dans Ulysse qui permet la lecture en split-screen d’une même heure. Ici l’exemple porte sur la première minute du texte, 8h, où l’on peut lire à gauche l’arrivée de Stephen au sommet de la tour Martello et, à droite, l’irruption de Leopold Bloom qui aime à déguster les organes des bêtes et des volailles. C’est important.

    Le journal des Vagues a repris. Je le lisais justement dans Babel & blabla, de Michel Volkovitch, il y était question des Vagues, je m’étais dit alors : où sont celles de Christine Jeanney ? J’ai presque terminé ma relecture de Trois guinées, toujours Virginia Woolf, c’est un tout autre rôle pour moi, qui me renvoie perpétuellement à ma propre ignorance (elle est vaste). Il faut vite replier ces craintes, en faire une boule de papier blanc, l’enfouir au fond du sable de sa poche et se mettre au boulot. Et n’écouter que son crâne vide.

  • 150814

    8 septembre 2014

    Termine la relecture de Trois guinées pour Publie. Je pensais clore dimanche mais dimanche pas le temps. Aujourd’hui c’est un autre dimanche. J’ai des lacets de couleurs différentes sur un pied et sur l’autre, peu importe. J’ai du retard dans mes mails, j’essaye de combler le retard dans mes mails et mon écran très basse consommation m’affiche du noir et blanc, c’est bien.

    Rouvert le Transoxiane trois pour la toute première fois depuis plus d’un mois, un mois et une semaine si j’en crois la date automatique qui s’inscrit à l’intérieur du texte et... c’est tout. J’ai dû procrastiner. Or il faut le relire. Je veux dire, bien sûr qu’il faut le relire, mais il faut aussi le relire, tout simplement car j’ai oublié presque tout ce que j’ai mis (ou imaginé, ou dessiné en pointillés dans l’hors champ de la page) dedans.

  • 130914

    4 octobre 2014

    Reprise du Mueller en rouleau. Cela signifie tout relire depuis le tout début jusque là où je me suis arrêté l’année dernière (je crois bien que c’était l’année dernière), après cinq-cent et quelques vers. Il y aura quelques notes à revoir, la préface à réécrire, peut-être ajouter des fragments ici ou là pour allonger le truc (encore que). Dans la foulée des relectures une note 34 qui concerne les criquets que les tourks se mettent dans le ventre.

    (34) "Les tourks croient
    que leur corps n’est pas
    capable de fonctionner &
    d’aimer sans insecte. Un
    insecte est placé au fin
    fond des êtres, des âmes
    & des choses pour goûter
    son chagrin, ses maux ou
    ses peines. Ces insectes
    sont des fétiches, si tu
    comprends ce que je veux
    dire par là. Chaque race
    d’insectes a ses propres
    bienfaits ou ses propres
    malédictions & il y en a
    aussi dont on dit qu’ils
    sont ambivalents. On dit
    ça des scarabées noirs &
    des taons voluptueux par
    exemple. Le gendarme que
    je t’ai mis dans le fond
    du ventre te fera dormir
    entre 2 battements de ta
    paupière ou il rendra la
    puple de tes rêves douce
    & rosée." Réplique issue
    du manuscrit de Séville.

    Déambuler dans un supermarché culturel en quête d’une petite enceinte bluetooth pour avoir un meilleur son le soir, pour des films ou des séries dont les images sont crachées sur le mur, le grand mur blanc. Pour la musique c’est mieux aussi que les enceintes intégrées au Mac, mais ce n’est clairement pas conçu pour écouter des trucs où le silence est prégnant. Pour les boum-boum ça passe, pour le piano ça crache pas mal dessous.

    Écrit le premier jet d’une quatrième de couverture pour la sortie de Trois guinées à paraître fin octobre. Le premier jet est trop long, et trop de citations. Il faudrait faire plus simple. À terminer demain. Pour le reste : j’ai rendu compte du jour à l’envers ici-même. J’ai revu mes priorités. J’ai cassé d’autres lacets tout noirs.

  • 140914

    4 octobre 2014

    Reprise et réécriture partielle de la quatrième pour Trois guinées, la fait relire par H., l’enverrai dans la journée sans doute. Parution prévue le 23 octobre.

    « C’est la fin de six années de tâtonnements », écrit Virginia Woolf dans son Journal en juin 1938, « d’efforts, de beaucoup d’angoisses, de quelques extases. » Trois ans avant son suicide, dix ans après l’écriture d’Une pièce à soi, paraît Trois guinées, qui prolonge la réflexion entamée précédemment sur la place accordée aux femmes dans la société et dans la sphère intellectuelle, l’équilibre entre les sexes, la domination masculine.

    Construit à l’origine comme un roman-essai incluant le texte de fiction qui deviendra plus tard Les années, Trois guinées est une démonstration brillante qui, sous prétexte de répondre à une question liminaire, « que faire pour prévenir la guerre ? », nous éclaire sur notre propre condition. Nous sommes alors dans le tumulte d’une nouvelle guerre à venir, dans l’antichambre de nouveaux cataclysmes, et Virginia Woolf choisit de mettre en scène sa propre réflexion comme une réponse à une lettre qui lui est soumise. C’est un texte à la portée universelle qui nous est adressé, publié bien en amont de nos parcours actuels mais dont les enjeux demeurent au centre de ce que l’on appelle aujourd’hui les études de genre. Virginia Woolf, qui invoque dans sa réflexion des figures littéraires importantes comme Emily Brontë, H.G. Wells ou Sophocle, nous renvoie à un monde encore aujourd’hui en partie rattaché au nôtre où s’exprime un dilemme majeur : celui des femmes piégées entre un patriarcat qui les étouffe et le modèle capitaliste censé pouvoir les en affranchir.

    L’Œuvre de Woolf est entrée dans le domaine public en 2012, ce qui nous permet aujourd’hui de proposer ce texte essentiel dans une nouvelle traduction de Jean-Yves Cotté, qui poursuit là son travail entamé avec Une pièce à soi. Ici encore, c’est une édition annotée et commentée qui vous est proposée pour pouvoir disposer pour la première fois de ce texte dans des versions couplées numérique et papier en français. Jane Walker l’a écrit dans une lettre envoyée à Virginia Woolf en septembre 1938 : « Trois guinées devrait être entre les mains de toute créature de langue anglaise, homme ou femme ». Jean-Yves Cotté nous guide pour élargir cette recommandation au-delà de la seule langue anglaise.

    Réécriture partielle aussi des deux premiers chapitres du Transoxiane quatre. C’est mieux, probablement, mais je suis trop resté en surface et je n’ai pas réellement renversé le premier jet raté. Il faudra donc refaire. Écriture également d’un chapitre trois jeté sur l’écran gris du Mac mais il faut bien l’avouer : sur toute une moitié de ce texte je n’ai aucune idée d’oùvaisje et je ne sais pas ce que je dis.

    Pour la construction du Mueller en rouleau, et parce que Dreamweaver merde depuis quelques semaines et m’inflige un message d’erreur agaçant au niveau de la sauvegarde des fichiers, je passe sur un truc open source qui s’appelle Blue Griffon (c’est bien mieux). À l’époque (c’est-à-dire à l’époque où je construisais des sites internet beaucoup plus qu’aujourd’hui, soit un temps ou pour publier un article il fallait l’encoder directement dans l’html de la page), j’utilisais un truc pour PC qui s’appelait HTML Edit, c’était très bien comme ça. Jamais apprécié Dreamweaver toute façon.


  • ↑ 1 Cette phrase « Toute ma vie, je resterai cramponné à la frange des mots... », peu importe combien de fois je la relis, je la relis toujours de la même façon, imitant ce lapsus de l’oeil que j’ai eu à première lecture, et qui transformait la frange en fange en bouffant vite la lettre, et cela disait donc : « Tout ma vie, je resterai cramponné à la fange des morts... »

    ↑ 2 Neville est une figure d’amoureux transi : Perceval est l’objet de son désir de jeunesse, regard momentané. Cette vision du désir homosexuel, qui se confond avec le désir d’adolescence, s’accroche à moi doublement. La fin du paragraphe remonte le temps dans l’hypothèse que dégagent ces phrases vers un futur probable : il « épaissira » signifie qu’il ne sera plus adolescent, « Mais en ce moment, il est jeune » ramène le temps au présent, c’est à dire à la contemplation du corps encore vert. « Rien, pas même un fil », etc. « ne s’interpose entre lui et », etc., plaque une peau neuve qui se détache en noir, silhouette entre parenthèses, lumière rasante, couché de soleil, venue de derrière, du côté de la fenêtre du fond, et une peau à vif, que rien encore ne caresse. La sentence exprimée dans cette vue prophétique de l’avenir (par ailleurs faux), n’est pas tant amorcée par l’évidence « il prendra femme » que par le détonateur véritable « il épaissira ». C’est ce « il épaissira » (ils épaissiront tous) qui ramène Neville « à la frange des mots ».

    ↑ 3 C’est une tentative. Le tutoiement comme compromis. Le personnage d’Orlando n’est pas un homme, pas une femme, mais successivement l’un et l’autre, simultanément les deux. Je ne peux pas dire « il » ou « elle », pas plus que je ne peux dire « je » dans ce récit éclaté. Le tutoiement apporterait ici une constante agréable, une ligne de fuite autour de laquelle organiser le chaos du récit. Je ne suis pas très satisfait du résultat, mais mets en ligne malgré tout. C’est aussi l’objet de ces fictions en ligne : les reprendre au fur et à mesure des relectures, du travail sur le texte, et d’en montrer aussi les corrections. Cette version 0 est une base de travail. Un point de départ à malaxer.

    ↑ 4 Cette scène pourrait introduire toutes les autres, ou tout du moins le personnage d’Orlando. Il/elle est malade de la mémoire, il/elle commande un gigolo dans son hôtel, une pute qui est un homme. Il/elle l’a déjà croisé auparavant, on ignore quand. Son signe de reconnaissance, sa boucle d’oreille. C’est à lui qu’on doit son surnom Orlando, une marque de sous-vêtement ou de parfum quelconque, ou les deux. Il/elle, malade de la mémoire, ne sait même pas où il/elle se trouve. Q c’est la seule image contre laquelle se raccrocher.

    ↑ 5 Orlando vient évidemment d’Orlando, de Virginia Woolf, l’histoire d’un homme, sur quatre siècle, qui devient femme au fil des pages. Une biographie transgenre. Le véritable nom d’Orlando, dans Chongqing, est oublié, celui-ci peut lui servir de bouée. Mais ce n’est pas définitif.

    ↑ 6 La version de Sabine :

    Il — car même si la mode vestimentaire de l’époque pouvait induire en erreur quant à son sexe — était en train d’entailler la tête d’un Maure qui pendait à une poutre.

    ↑ 7 Le tout premier que j’ai lu : Des anges mineurs : lu puis foutu au rebut avant d’avoir rien lu : je n’avais rien capté.

    ↑ 8 Imaginons par exemple le décorum TV des années soixante-dix, puis quatre-vingt, quatre-vingt-dix, deux mille.

    ↑ 9 Ou plutôt le sauvetage du pilon.