Pascal Quignard



  • 240320

    25 avril 2020

    Je ne suis pas confiné dans un 35 (ou 37) mètres carrés. Je ne suis même pas confiné dans mon corps (combien de volume habite-t-il ?) mais dans mon crâne. Ici, je cherche quelqu’un. C’est dur de chercher quelqu’un, qui que ce soit, dans son seul esprit. Ce n’est pas quelqu’un que je connais, c’est quelqu’un que je ne connais pas encore. Ce n’est pas quiconque que j’ai déjà lu, mais quelqu’un que je veux lire. Pour l’heure, je ne trouve pas. Mais je sais que ça vient, et je ne désespère pas. Hier soir, j’ai retrouvé la lecture 1. C’est à entendre comme on dirait j’ai retrouvé le sommeil. Dans Djinn, Robbe-Grillet se joue des apparences. Tout n’est qu’apparence(s). Cela rend le récit à la fois très ludique 2 et pratiquement insupportable : la possibilité même de la fiction est désamorcée avant même qu’elle puisse survenir. Quand tout est un récit (et un récit de récit, ou récit dans le récit), plus rien n’est tangible, vu que nous passons notre temps à ne pas savoir sur quel pied danser ; nous cherchons notre équilibre. Rien n’est stable. Une réplique en particulier à ce sens éclairante : Plus tard, je veux faire des études pour devenir héroïne de roman. C’est un bon métier, et cela permet de vivre au passé simple. De prime abord, c’est un passage assez drôle. En fait, il est assez symptomatique de ce qui se développe esthétiquement dans ce livre (et ce qui se développe inconsciemment dans les crânes des confinés) : cette réplique est fausse à une dizaine de niveaux, le tout en l’espace de deux courtes phrases, et en moins de 25 mots. D’abord, il n’y aura pas de plus tard : le temps du récit est circonscrit au récit ; ce personnage (qui est un enfant, aux raisonnements d’adulte) ne verra pas l’âge adulte. 2) On ne fait pas d’études pour devenir héroïne de roman, les études ayant lieu dans la vie et l’héroïnat de roman dans le domaine de la fiction. 3) On ne peut pas devenir héroïne de roman : on l’est ou on ne l’est pas. 4) Ce personnage est nécessairement condamné à un rôle secondaire, étant un personnage secondaire dans un récit : la progression, l’apprentissage, la métamorphose ne lui sont pas offertes dans le cadre de l’écosystème du roman. Si c’était possible, ce ne serait pas un roman, et la phrase serait fausse encore. 5) Ce n’est pas un métier, ni bon ni mauvais. 6) Cela ne permet pas de vivre, c’est même précisément le contraire : un personnage de roman par définition n’ayant jamais accès au domaine de la vie (le contraire en revanche est possible). 7) Même à supposer qu’il vive dans le domaine de la fiction, un personnage vivrait le passé simple comme son présent, et son passé simple serait encore un autre temps à lui, vu de notre perception. 8) Si un roman ne peut qu’être écrit au passé simple, alors Djinn n’est pas un roman. Si Djinn n’est pas un roman, comment peut-on être un personnage de roman en son sein ? Le rapport avec les confinés ? S’agissant d’actualité du virus, ou les traitements possibles pour le combattre, tout le monde se fait un avis, basé sur rien, ou sur des représentations de représentations (des études fragmentaires, des témoignages dont on ne peut s’assûrer de la fiabilité, des on dit), et chaque nouvelle information qui sort est contredite par la suivante. Tout est récit (Dans tous les cas une même cendre narrative 3), donc rien ne l’est. Tout est juste, mais juste par défaut, dans l’attente de devenir faux. Tout est désamorcé avant même qu’une quelconque réalité ait eu le temps de s’instaurer, ou de s’incarner. Ces mots qu’on lit pourtant (puisqu’on en est réduit à lire tout ce qui s’accumule) ne sont pas des mots mais des paroles. Des suites de sons dont il n’est pas averré du tout qu’ils contruisent une ph(r)ase cohérente dans la durée, et qu’ils ne soient pas déminés par d’autres encore à venir. Ce dont nous faisons l’expérience, ce n’est pas l’absurde, c’est une mise en son de situations qui, pour être pleinement vécues, disons interriorisées, devraient être réduites au silence. Nous sommes donc au même stade d’hébétude que le narrateur de Djinn quand il en vient à faire la rencontre de ces deux enfants qu’il est impossible de concevoir comme tels : l’un est mort, mais va renaître, l’autre est une adulte qui dit pressentir son moi futur, or la possibilité du temps n’est plus tenable 4. Un autre passage est assez significatif sur ce sujet : on eût dit qu’elle parlait d’ailleurs, de très loin dans le temps, qu’elle se tenait dans une sorte de monde futur au sein duquel tout serait déjà accompli. C’est le contraire du livre par rapport au lecteur : le livre se tient dans un point passé, fixe dans le temps dirait le Docteur, et s’adresse depuis ce passé à un lecteur nécessairement futur. Mais si on regarde les choses désormais non plus depuis le point de vue de l’objet commercialisé qu’est le livre, mais selon celui de la narration contenue dans le livre, c’est à nouveau le contraire (le contraire du contraire) : le récit parle bien au lecteur depuis un point futur, qui est l’issue de lui, le point vers lequel il tend, et vers lequel il tente d’amener le lecteur, qui lui ne peut se trouver que dans un point passé par rapport à lui (ou présent à la toute dernière phrase, mais c’est on ne peut plus bref : ce présent est infime). Il y a donc une impossible équivalence : se trouver au même moment, en même temps. On est dans le paradoxe d’un épisode de la Quatrième dimension. Nous sommes nous-mêmes dans une incompatibilité de temps : combien d’entre nous décomptent les jours confinés en jours réels et jours ressentis ? Cela fait tout juste une semaine que cette situation dure (un peu plus si comme moi on prend comme point de référence le samedi 14 et non le mardi 17) et pourtant on a le sentiment qu’elle a commencé il y a presque un mois. Officiellement nous sommes confinés pour quinze jours mais nous savons tous que la période s’étendra au-delà. On parle de 45 jours. Le ministre de l’éducation envisage une reprise des cours pour début mai. Édouard Philippe : quelques semaines. La province de Wuhan en Chine n’en a toujours pas terminé de sa quarantaine entamée il y a deux mois. Certaines études envisagent un confinement d’au moins cinq mois, ponctué de trois pics de mortalité. Etc. La question qui se pose, c’est aussi celle du lecteur, ou pour le dire autrement qui voit et qui est vu. À l’étranger, des applications dédiées aux malades du covid permettent de suivre la progression de leur état en temps réel (ou pour le dire autrement, de les surveiller). En France, les forces de police qui surveillent l’application du couvre-feu s’assoient sur le secret médical pour dévoiler, par exemple à la presse, l’état des personnes qu’ils peuvent arrêter, par exemple pour motiver leur action à leur égard. Que dit Robbe-Grillet de ça ? À un moment donné : Je découvrais là une conséquence paradoxale de la cécité : un aveugle ne peut plus rien faire en cachette ! Les malheureux qui ne voient pas craignent continuellement d’être vus. Dans cette métaphore, le personnage victime de cécité, c’est le lecteur lui-même : il ne sait pas ce que le texte sait, et le rapport d’observation est inversé. Ce n’est plus le lecteur qui regarde le livre mais le contraire. Dans notre présent éternel, éternellement dilaté, de confinés, on ne voit plus rien nous non plus alors même (du fait même) que l’information se déverse continuellement sur nous. On est ensevelis sous la profusion de chiffres, d’études, de courbes, d’hypothèses, de divinations, de peurs. Et on est lu par elles, plutôt que le contraire.

  • 250320

    25 avril 2020

    Tout ce qu’on peut faire à présent, c’est se préoccuper de nos rêves. D’où qu’ils viennent, ils sont la preuve que nous dormons encore et, accessoirement, que nous avons une vie intérieure. Ici, il n’y avait pas de mise en scène. Il est donc impossible pour moi d’en rendre compte fidèlement dans un journal, car raconter c’est regarder. Un récit, c’est déjà une mise en scène. Et là, c’est une chambre d’hôtel standardisée. Deux lits dont on ne sait pas s’ils sont simples ou doubles, mais espacés d’une distance de sécurité. Il faut imaginer autour le mobilier de circonstance (petite table de nuit, lampe, livre qui sait). On est collé au mur ou à la porte de la chambre : c’est pour ça qu’on voit tout. Soi-même, on n’apparaît pas à l’image puisqu’on est tout regard. Il n’y a personne dans la chambre bien que deux personnages soient présents néanmoins dans la scène. Comment est-ce possible ? Ils sont assis sur le rebord de la fenêtre (ouverte), discutent. Un frère, une sœur. On ne saura pas de quoi ils parlent (peut-être car nous sommes loin ?). La sœur émet des ondes négatives, des pulsions suicidaires. Elle se suspend au rebord. Elle fait semblant de disparaître. Puis elle remonte à la force des bras. Ce genre de choses. Toujours elle remonte sur le rebord et se rassoit. Lui non. Lui est plus lumineux. Il ne joue pas avec l’idée de sa propre mort. On sait que nous sommes haut dans les étages. Il faut imaginer un genre de tour Montparnasse. Le risque est très réel et il le sait. Bien sûr, c’est lui qui va mourir. À un moment donné, donc, le frère revient à l’intérieur de la chambre, traverse la pièce (c’est la toute première fois qu’on vient vers nous). Est-ce qu’on se parle et, si oui, que se dit-on ? Déjà il repart en direction de la fenêtre. Il parle avec la sœur on ne sait toujours pas ce qu’ils se disent. Elle l’invite à revenir. Il le fait. Au moment où il le fait, il dit : t’inquiète, je vais pas sauter. Sauf qu’il saute. Non, il se laisse tomber. Le tout sans bruit, jusqu’à ce qu’il touche le sol. Il n’y a rien d’autre. Il faut se rapprocher de la fenêtre mais pas monter sur le rebord d’elle. Il faut inviter la sœur à remonter dans la chambre et à ne pas sauter à son tour, sans pour autant la toucher, la tenir, lui attraper la main pour la hisser qui sait. On est très vulnérable à ne rien savoir faire. Elle le fait. Elle remonte. Derrière, il faut appeler l’accueil de l’hôtel. Il faut composer un numéro. Jouer son rôle, sortir de son regard. On n’a pas ce numéro. Il faut dire à quelqu’un que quelqu’un a sauté. Il faut s’en remettre au langage pour situer la scène, et poser une situation. Benoît Vincent : Le rêve veut, le rêve désire et consomme en avance l’objet de son désir. C’est en quoi le rêve est, selon Quignard (...) « une visibilité imminente ». Djinn : Vous vous pincez l’oreille, dit-elle, pour savoir si vous n’êtes pas en train de rêver. Mais vous ne rêvez pas : vous êtes rêvé, c’est tout à fait différent.

  • 270320

    27 avril 2020

    1) Le noir absolu #000000 n’existe pas en réalité ≠ en hexadécimal. 2) Si la lumière ne provient pas de l’extérieur, elle doit germer à l’intérieur de soi. 3) Il faudrait pouvoir se mettre en quête des zones de pure obscurité (ou l’approchant le plus) dans les villes et dans l’espace public en général comme un temps on s’était mis en tête de collecter quelque part dans un genre de carnet ou d’atlas artisanal les zones urbaines où s’immisçait le silence. Le vrai silence 5. 4) Dans ce cas, quid du pelage ou plumage des corbeaux, quid de leurs yeux, de la terre sous la terre, des mondes en eaux profondes, de l’espace intersidéral, des trous noirs et de la matière même ? 5) L’obscurité n’est pas la métaphore du confinement : mon confinement est en réalité bombardé de lumière bien que je ne sois pas sorti depuis sept jours : c’est dû à la réverbération d’elle dans les surfaces blanches des bâtiment autour. 6) Une piste de réflexion : éradiquer les bâtiments autour ? 7) Une autre : sortir la nuit, enfreindre le confinement donc, pour les repeindre tous en noir (en noir donc dans le noir). Ainsi peut-être, nous vivrions dans le Hole de Dorohedoro. 8) La sensibilité accrue à la lumière n’est pas un mal en soi, c’est un symptôme. Que faire de ses symptômes quand ils ne sont plus liés à aucun mal, mais que l’on n’est pas bien pour autant ? 9) Quignard 6 : Rêver, c’est fuir les ténèbres qui enveloppent les yeux des mammifères — qui sont les bêtes qui ont préféré pour reproduire leur image la gestation interne et obscure. 10) Le domaine du rêve est extérieur à l’obscurité et à la lumière (bien qu’il se vive le plus souvent dans l’obscurité, et qu’il soit lui-même composé de signaux lumineux, comme ce qui pulse dans nos câbles de fibre optique). En lui, la lumière n’est pas violence. 11) Ici, nous étions après la fin du confinement, et quelqu’un me coupe les cheveux. J’avais prévu d’aller chez le coiffeur après trois mois sans (ou quatre) la semaine même où le confinement a été mis en place. Tout a été annulé, donc. Je n’ose imaginer la tête que j’aurais en sortant. Voilà pour la réalité. Dans le rêve, la personne ignore mes instructions et me laisse tout juste quelques millimètres à peine. Au début, je ne le réalise pas. Ce n’est que progressivement, par exemple au contact de la lumière, que je prends conscience (et ça ne me plaît pas) de cette métamorphose. On ne sait rien du monde d’après, dans ce rêve. Ce n’est pas une vision du futur. 12) Aujourd’hui, quinze minutes d’écran rétroéclairé seulement. 13) Il n’est pas idiot de considérer que les addictions aux écrans auxquelles nous sommes sujets ne sont pas des addictions à des contenus, ou à la dopamine générée par ces contenus, ou par une quelconque tension de l’attention comme on le suppose, mais bien à une addiction profondément liée à la matière même de leur être, éclat, exposition, c’est-à-dire donc à la lumière. En cela, nous serions des genres de papillons de nos paumes, des moustiques des desktop, des hétérocères de salles de cinéma. Voilà pourquoi sans doute nous passons notre temps à nous y cogner. 14) Dans The Vorrh, un personnage 7 qui est décrit comme a hollow man. Born that way. A camera without an aperture :

    It was said that he was hunting stillness and that instead of picks or shovels, guns or maps, he carried an empty box on his back, a box with a single eye, which ate time. Some said he carried plates of glass to serve the stillness on. He would eat wiath a black cloth over his head, licking his plate clean in the dark.

    15) Plus loin encore : The camera was a collector not of light, but of time, and the time it cherished most was in the anticipation of death.

  • 310320

    1er mai 2020

    La préfecture de Seine-et-Marne appelle à mobiliser les réfugiers face aux problèmes de main d’œuvre rencontrés par les exploitants agricoles. Quignard, via Benoît Vincent : Une proie convoite une proie et la dispute à d’autres. Telle est la source de l’humanité : prédation imitée. De toute façon tout est faux : il est dit qu’aujourd’hui le soleil se lèvera à 7h30, et la lumière est déjà là sur moi quand j’ouvre les yeux, avant. J’ai froid. Mais ai-je froid de vivre dans un monde froid, ou de ne pas sortir de mon appartement et d’avoir l’impression, sans possibilité de confirmer ou d’infirmer cette impression, qu’à cause de la forclusion le monde l’est ? Je commence à douter de pas mal de choses en réalité : non pas de la fiabilité de notre gouvernement à gérer quoi que ce soit, mais plus prosaïquement peut-être le sarrasin, le beurre, le sodium... Le football n’existe plus. Le sport en général. Dans /// j’imaginais 8 la faillite du football professionnel sans trop pouvoir en deviner les causes. Peut-être ça vient de là. Manuela Draeger 9 :


    — On fait tous ça, nota Kree.
    — Quoi ? se fit préciser Myriam Agazaki. On fait tous, quoi ?
    — Mourir, dit Kree. Et rêver qu’on aura le temps de tuer quelqu’un avant de partir.

    Ces pommes de terre sont farineuses, fades et blanchies. Que faire d’une purée issue d’elles, qui leur ressemble donc ? J’aimerais jouer à quelque chose. La question n’est pas quoi ? (c’est pourtant celle qui m’est venue le plus spontanément) mais comment ? La dernière fois que j’ai joué à un truc, c’était il y a presque un an. Un an sans jouer à rien, c’est long, mais fort heureusement la vie est un jeu (non), écrire est un jeu (non), faire des sites web est un jeu (un peu plus déjà, mais non, non plus). Lire qui sait ? Regarder par la fenêtre voir passer des gens en rupture de confinement (voire en infraction avec l’article 3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire) ? Courir après Poulpir (qui court plus vite que moi) ? Faire de ma purée pas glop non pas des genres de pommes dauphines (je n’ai pas de maïzena ni de gomme de guar, que de la farine de riz et pas assez d’œufs pour la semaine) mais plutôt de pseudo galettes à moitié frites 10 dans l’huile d’olive. Esthétiquement parlant, c’est un fiasco total : non seulement les petites galettes formées se sont désagrégées vite, formant des genres de grumeaux, mais en plus les grumeaux ensemble, juxtaposés, se sont réaglomérés pendant la cuisson. Voilà qui est inattendu. On dirait donc une espèce de grosse pangée disloquée dans une poële. Ce n’est pas franchement bon non plus, mais enfin ça a le mérite de réhausser un peu l’ingrédient de base. The Vorrh 11 :

    As evening unfolds, we become mesmerised by the forest, which grows from the water and rises to the clouds, ploughing down into its depths in absolute sameness ; a perfect symetry, unwound in perfect perspective. Nothing changes for hours ; the dusk moves slower than our eyes, and we are pulled into the glimmering reflection without any sense of self. We are dissolved.
  • 010420

    2 mai 2020

    La lumière, c’est de l’eau : une fois qu’elle a trouvé un point d’entrée en toi, elle se répand. Elle occupe le maximum d’espace ou de volume accessible. Disponible. Ouvert à elle. Elle t’investit, quoi. Alors, comment la faire sortir ? Gesticuler dans tous les sens ne sert à rien. S’énerver non plus. Nos gestes sont devenus caducs. Je passe mon temps à mettre mes t-shirts à l’envers mais bien sûr personne ne s’en rend compte. Nous avons beau vivre quelque chose d’extraordinaire, mis à part celles et ceux qui sont en première ligne (sic) pour soigner les malades, et les malades eux-mêmes, il ne se passe rien. On s’inquiète. On s’informe. On attend. Quoi ? On ne sait pas. On parle beaucoup de l’après, mais le temps s’est arrêté, l’après est donc réduit à une projection. Nous vivons un temps faux. On nous dirait que les jours disparaissent (avril a été effacé), qu’on ne s’en plaindrait pas. On ne s’en rendrait même pas compte. Alors on lit ce qu’on peut lire. Plus j’accède à des livres numériques gratuits offerts par des auteurs ou des éditeurs, plus j’en commande des payants. Je ne les lis pas encore, mais je projette les lire. Que lis-je à l’instant t ? Une étiquette d’huile d’olive. Origine : Union Européenne et hors de l’Union européenne. À leur place, j’aurais simplement dit ici et là. Et à cause de la circulation des sons
    dans les murs et plafonds
    on entend
    la voisine du sixième
    parler
    parler avec son chien.
    Paradoxalement
    l’entendre aller vers le langage des bêtes
    ça la rend plus humaine
    dit-on. Mais pour dire
    il faut que quelqu’un nous écoute (or non). Quignard (toujours cité par Benoît Vincent 12, dont je relis Le revenant) : Il faut croire que pour moi l’oral est impossible. Voilà ce que j’aurais pu dire à cette professionnelle après un an et demi de séances hebdomadaires qui n’auront, au font, jamais débouché que sur ça : l’impossibilité de rien dire de réel quand on dit. Quand ces allers-retours jusqu’à Nation (derrière Chez Prosper) se sont terminés, j’en ai ressenti un grand soulagement. Loin d’être un dilemme, donc. Ce qui est un dilemme ? Le tutoiement dans Ulysse. Par exemple nous sommes là, il est 13h10, et Bloom, qui brave manifestement le confinement total de la population d’Irlande (nous vivons le livre au présent) croise un ancien crush (je crois que c’est comme ça que disent les jeunes de nos jours) en la personne de Josie Breen, dans la rue. Ils s’alpaguent, ils se parlent un moment. Est-ce qu’ils se tutoient ? Initialement, non, et une traduction normale (c’est du reste ce qu’ont fait les deux livres en français) opterait pour un strict vouvoiement (comment allez-vous Mrs Breen ?). Ce que j’ai fait spontanément. Mais c’est intransposable aujourd’hui. Revenir dessus donc et d’abord dire : comment ça va, Josie (on se tutoie, on a flirté ensemble il y a quelque temps, qui sait on s’est chauffé sous des néons un peu punk rock un soir dans un bar et on s’appelle par nos prénoms, le comment ça va formule usuelle, et automatique, calque du oh-doux-iou-doux orginel, qui évacue pour un temps le problème du tu). Mais on pourrait aussi se dire que le Mrs/Madame Breen de Bloom est ironique. Il pourrait jouer là-dessus (garder alors madame, couplé à l’italique). C’est clairement de la réécriture, de la transposition. Du piratage. On s’éloigne de traduire (c’est le but). Bloom, lui, traverse l’épidémie de covid sans s’en rendre compte, il est de fait plongé dans ses pensées en permanence, n’a pas réalisé qu’il se passait quelque chose, et avant qu’il prenne conscience de la situation, on en sera déjà sorti. Mais Josie Breen, elle, pourrait porter un masque sur le visage. Des gants. Des peurs aussi l’habitent.

  • 020420

    2 mai 2020

    Si les oreilles n’ont pas de paupières, les paupières, elles, sont poreuses. Alors que la plupart des gens autour de moi (comprendre donc partout dans le monde) pendant ce confinement cherche à faire comme s’ils pouvaient encore accéder via X stratagèmes au monde extérieur (en assistant à distance à des spectacles enregistrés de longue date, on regardant des webcams qui diffusent le monde d’hier, en se baladant sur Street View de façon débonnaire, en tâchant de bronzer sur leur balcon), moi, je cherche à m’enfermer plus encore, et ça commence par barricader les fenêtres de la chambre pour garder l’obscurité à l’intérieur. Comment faire ? Je crois que le mot que je cherche, c’est claquemurer. Mon père, à chaque fois qu’on partait en vacances quelque part quand j’étais enfant, passait un temps certain aux premières heures du séjour à obstruer autant que possible les fenêtres de la chambre pour retenir la noirceur ; c’était un sujet de sarcasme ; ça doit être un retour de karma que de moi l’eprouver aujourd’hui. C’est important de cultiver une part d’ombre ; plus important encore de ne pas la laisser fuir. Leaker. C’est comme ça. Avec quoi bricoler ça ? Bien sûr, pas question d’aller acheter des rideaux (où d’ailleurs ?). Il me faut quelque chose que j’ai déjà. Ou que je peux trouver facilement ? Me voilà donc en mode DIY mental. Comment faire pour aimanter sur du verre ? Où trouver des ventouses ? Quelle matière est suffisamment noire, matte et opaque ? Spontanément, je pense à de grands sacs poubelles. Il s’agirait ni plus ni moins que de traiter le soleil comme un déchet. H. me regarde l’air catastrophé. Est-ce que j’ai pensé ça à voix haute ? Il y a une solution plus basique, elle consiste à recourir à des serviettes de plage. De toute façon, là où nous sommes, nous ne les utiliserons pas.

  • 040620

    4 juillet 2020

    Les galettes de maïs-lin-amarante sont passées en quelques jours de 61/100 à cause de colorants douteux à 100/100 sur Yuka, qu’est-ce qu’on est censé en conclure ? Je ne verrai pas T. ce soir à cause de la pluie. Deux jours de hausse de suite dans les nouvelles contaminations au covid, tout va bien. J’installe sur le BM3 un émulateur Dreamcast sur lequel je connecte une manette de PS4 en bluetooth, le tout pour jouer à de vieux jeux supernes, c’est tout à fait normal (la mondialisation appliquée au gaming détourné en encre électronique). La plupart du temps dans ces jeux, bien sûr, je ne vois rien. Parfois une étincelle : il faut absolument que je note cette idée. Mais avant de noter quoi que ce soit, je réalise que ce n’est pas moi qui parle : c’est Nietzsche. Quelque part, cette étincelle se retrouve aussi chez Quignard 13 : Dès que nous quittons les sons, dès que nous délaissons l’injonction et l’oreille, dès que nous décomposons tout à la lettre, nous désobéissons.

  • 100620

    10 juillet 2020

    Chaque fois que je trouve un nouveau surnom à Poulpir et Tartelette, elles chopent quelque chose qui nécessitent des soins vétérinaires. Je leur trouve des surnoms souvent. Par exemple : Boulepire et Miss Tartle. Ensemble, elles combattent le crime. Sauf que c’est faux. Déjà, elles ne combattent pas le crime mais se combattent l’une l’autre, ce qui n’est pas glop en soi. Surtout, elles ne tombent pas malade aussi souvent que j’ai l’air de le sous-entendre. Là : deux débuts d’otite et des dents à limer. Car les dents, ça se lime. Quand on est un lapin, s’entend. Car ça pousse. Sortant de là, on se dit : ça pourrait être pire. Pour commencer, on aurait pu se faire renverser par un bus en venant. Ou bien on pourrait être comme cette dame avec son chien, qui était phobique de l’opération, qui a laissé l’état du chien s’agraver, et qui maintenant doit faire face à un dilemme de chien : opérer la bête avec 50% de chance de réussite (ou de paralysie). On se croirait dans une nouvelle d’Amy Hempel. Nous n’en sommes pas là. Je suis dans le métro. C’est la première fois que je reprends le métro depuis presque trois mois (opération Zibaldone) et je cherche. Je cherche les taux de tyramine dans les choses. Par exemple : pourquoi le poivron rouge (et pas vert) ? Quid du jaune, qui n’est ni l’un ni l’autre, tout en étant les deux ? Ou encore : pourquoi des fois la banane oui, et des fois non ? Et les bananes plantains : des bananes nontheless ? Qu’en est-il des betteraves ? Ça va le faire. Je suis étrangement confiant dans l’avenir (j’écris ça dans un texto à L. : je suis étrangement confiant dans l’avenir). L’avenir des bêtes. L’avenir tyramique. L’avenir géographique aussi, avec les résultats de mutation pour H., ce lundi. Secrètement, j’espère Vannes. H. aussi. Si on se l’était dit l’un à l’autre, on aurait pu le mettre en un dans notre liste de vœux. Ça ne prouve aucunement qu’on l’aurait eu, ça prouve simplement qu’on est cons. Mais tolérons d’être ça, cons, quelques fois.

    Le fond du temps est le qui-vive.

    Être sur le qui-vive.

    La tension temporelle de la vie préhumaine à l’état pur.

    Le qui-vive est l’expérience à l’état originaire.

    C’est la vie de la proie, le qui-vive. C’est la vie de la proie dans la préconscience de la prédation et dans la préconscience de la mort.

    Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Grasset

  • 130620

    13 juillet 2020

    Mon corps sera un petit ouvrage fragmentaire que le souffle lira en le quittant. L’ombre conservera un souvenir de mes songes et elle s’étirera. 14 Nouvelle tentative de pain, avec une recette plus simple et plus rapide. Pour un petit pain : 15g de farine de coco, une demi-cuillère à café de bicarbonate de soude, un œuf battu, une cuillère à soupe d’huile d’olive / beurre / huile de coco, et une quinzaine de minutes au four. C’est mieux que la semaine dernière mais enfin c’est amère (les graines que j’ai rajoutées, trop de bicarbonate ?) Il faudrait réessayer en mixant farine de riz et farine de coco, le tout dans des contenants plus petit (ça n’a pas beaucoupé levé), sans graines donc. À suivre. Si on s’attache comme moi à suivre l’actualité le moins possible, les bribes qu’on en attrape involontairement pourraient presque paraître comiques. Jean-Marie Lepen, d’après vous, la France est-elle raciste ? La manifestation contre les violences policières a été réprimée par la police. Marie-France Garaud a disparu ! Marie-France Garaud est retrouvée. Ça parle encore à quelqu’un, Marie-France Garaud ? Marie-France Garaud en 2006 : lorsque Chirac a conquis la Mairie de Paris, nous nous sommes un peu retrouvés comme des parents soulagés d’avoir casé le petit dernier. Marie-France Garaud, quatorze ans après avoir déclaré cette phrase lors d’un entretien, va pouvoir sous peu regagner son château. Après tout c’est son droit. Je veux dire c’est comme ça. Je veux dire, la vie est bien faite. Pour les gens qui possèdent un château, je veux dire. Un château, ce n’est pas vraiment mon rêve (alors qu’un entresol, oui). Les entresols sont rares. Nous avons vécu très brièvement dans un entresol à l’été 2007. Quand je cherche des locations en entresol, je ne trouve pas. Mais comme je ne sais pas encore où chercher, c’est normal, me dis-je, de ne pas trouver. Pas de château non plus, mais enfin je n’ai pas filtré sur. Un château avec un entresol, ou en entresol lui-même ? Plutôt qu’un entresol, plutôt qu’un château, plutôt qu’un petit pain coco digeste et non vert (la chair a tourné ça très vite, vert : l’œuf sans doute ?), ce paragraphe de Kamouraska d’Anne Hébert 15 :

    Vous n’avez que juste le temps de dire adieu à Kamouraska. Regardez bien l’homme immense qui s’avance vers vous, couvert de neige. Se relevant de quelque trou, creusé dans un banc de neige sur la glace. Pour l’ensevelir à jamais. La plate, longue, large, vague, poudreuse étendue neigeuse. La belle anse entre Saint-Denis et Kamouraska. Cet homme est perdu. Se déplace sur l’horizon noyé. Un bandeau blanc couvre sa tête. Il grandit à vue d’oeil, s’approche toujours. Son dessein est de vous avouer qu’il n’a jamais été dupe de votre amour.
  • 141020

    14 novembre 2020

    Faut-il chercher du sens dans les lapsus d’écriture ? Démension et non di. Sur France Culture, Quignard : faire que le thème et le sujet d’un livre ne soient pas la même chose. Ce qu’il raconte et ce dont il parle. Moi, je ne fais que noter des idées, c’est le stade un. Le stade un c’est : cette idée est absolument géniale, il faut absolument en faire quelque chose. Puis le stade deux : cette idée n’est pas si géniale que ça, en plus elle est a) bancale, b) naïve, c) confuse, e) absurde. Parfois, le stade trois : cette idée, quelqu’un l’a déjà eu avant moi, et peut-être en a fait un chef d’œuvre. Le stade quatre est le stade de l’oubi, sautons-le. Seul le stade cinq est d’importance : bien des années plus tard, relisant cette idée sous forme de note : mais cette idée était absolument géniale, il faut absolument en faire quelque chose. On pourrait avoir le sentiment en lisant cette compression temporelle sur quelques lignes que rien n’a changé, que la vie n’est qu’un éternel recommencement, qu’il n’y a pas plus de sens à vouloir sonder ses idées ou son écriture qu’il y en aurait à vouloir en trouver dans nos lapsus ; c’est faux. Entre temps, la plupart de ces idées ont fané. Ne plus voir que les autres.

  • 151020

    15 novembre 2020

    Impossible de remettre la main sur un mot. Quelque chose temporel. Syndrome, symptôme, complexe, cortex, castex, vortex, théorème ? Paradoxe. J’étais donc proche tout en étant loin. Pourquoi déjà je le cherchais ce mot ? J’échoue sur une page : Choisissez un département ou une métropole pour voir les restrictions sanitaires. La légende : pas d’alerte, alerte, alerte renforcée, alerte maximale, couvre-feu. Il y a donc un niveau d’alerte supérieure à celui de l’alerte maximale ? Je n’ai aucune idée d’où se situe Rennes dans ce nuancier. Pas (encore ?) de couvre-feu semble-t-il. Good. Good ? Moi, je regardais Paris (pour des raisons professionnelles) et Saint-Étienne (pour des raisons affectives). Est-ce à dire que je ne vis pas réellement où je vis ? Plus tard au cours d’une soirée chez des voisins pour l’apéro : on ne s’y verrait pas y vivre, mais c’était quand même une très belle expérience d’y aller (le Japon). Mais moi, au moment où H. prononce cette phrase, j’éprouve tout le contraire, ce qui est absurde. Non, ce qui est absurde c’est encore que l’éclairage public de l’avenue Z. s’arrête passé 22h et que passé 22h, c’est le noir absolu. On est dans la nuit primordiale. Rien ni personne pour émettre la moindre lueur.

  • 241020

    24 novembre 2020

    mais alors s’il n’y a pas de tendresse de tendresse Mais s’il n’y a pas au moins un peu de Simplement un petit peu de cette indispensable unique et fugace tendresse Dis s’il n’y en a pas

    Franck Venaille, Caballero Hotel, Minuit

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    ...the fact that, I mean, we’re all so terrified, who needs terrorists, the fact that the terror of being alone is enough to floor you, never mind the fear of mortality, fear of failure, the fact that, heck, just the medical bills have me cowed, without suicide bombers and school shooters muscling in, the fact that everybody’s life is bound to go wrong eventually, because we all pass away, me, Leo, the kids, Mommy, Abby, ISIS terrorists, everybody, and that’s the worst thing that could possibly happen, that you disappear off the face of the earth, the fact that the worst thing that can happen happens every time, eventually, to everybody...



    Lucy Ellmann, Ducks, Newburyport, Galley Beggar Press

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    J’ai poursuivi ma route et un sentiment délicieux de solitude m’a envahie. Le ciel devenait lourd, descendait, mécanique. Ce ciel était de rouages anciens, ce n’était plus un ciel peut-être mais une horloge, le ciel avait des mécanismes huilés, il y avait dans le ciel, face à moi, à défaut d’horloge, une boîte à musique équipée d’un mini-bras à remonter la musique et d’un mini-opercule à exprimer la musique mais ce n’était pas de la musique, j’ai collé mon oreille, la boîte tenait non par l’opération du saint-esprit, quoique, dans l’état où j’étais, elle était coincée entre les branches très transparentes d’un arbre assez mort pour être opale, lumineux, un corps d’arbre sans tain — et elle me parlait, venue de loin, la voix.
    Je me rapprochais.




    Marie Cosnay, Épopée, L’Ogre

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    On trouve la solitude dans les jonquilles.
    On connaît la soumission dans la lavande.
    On découvre toute l’étendue de la peine dans la mauve.


    Pascal Quignard, Sur le jadis, Grasset

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    Le Moyen Âge n’est pas l’autre du moderne mais son origine.



    Zrinka Stahuljak, Médiéval contemporain : Pour une littérature connectée, Macula, P. 54


  • ↑ 1 He was made of flesh, like the animals, and they were made of Bakelite, like the furniture. Brian Catling, The Vorrh

    ↑ 2 Ces mystères successifs m’ont fait penser à une sorte de course au trésor : on y progresse d’énigme en énigme, et l’on n’en découvre la solution qu’à la toute fin.

    ↑ 3 Volodine, Terminus radieux.

    ↑ 4 Plus tard : ce futur appartenait déjà au passé. Et plus tard encore, ce procédé est nommé : mémoire du futur. Quignard, de son côté, cité par Benoît Vincent, comme Volodine plus haut, dans les textes de lui que je relis présentement : L’origine du futur doit être située dans l’image onirique.

    ↑ 5 Spoiler : à Paris, je ne l’ai pas trouvé.

    ↑ 6 Cité par Benoît Vincent dans Le Revenant.

    ↑ 7 Personnage qui par ailleurs suit une courbe très intéressante, quoi que semblant de prime abord complètement déconnecté de l’intrigue principale, le tout en un seul court chapitre qui ressemble à une nouvelle : néant existentiel > accident brutal > douleurs terribles > guérison > plénitude > célébrité > prolepse. Chapitre qui se termine ensuite par la meilleure phrase d’accroche qui soit : At the end of it all, he gaghered his new fame and his obsessively accumulated wages and travelled back to the city of lights and the crisp linen of San Francisco, to embark on the joys of marriage, parenthood, and murder.

    ↑ 8 Ou alors c’est un futur qu’il convient plutôt d’employer là : j’imaginerai.

    ↑ 9 Dans Kree, L’Olivier.

    ↑ 10 Et non fritées...

    ↑ 11 Brian Catling.

    ↑ 12 Lequel écrit, un peu plus loin : La vie en effet est un univers englobé dans un autre. La vie commence où le virus agit. La vie est une hernie, littéralement.

    ↑ 13 Les ombres errantes, Grasset

    ↑ 14 Pascal Quignard, Les ombres errantes, Grasset.

    ↑ 15 Le Seuil.