Mahigan Lepage



  • Mahigan Lepage, Vers l’ouest

    10 décembre 2009

    Publie.net a deux ans, on dirait que ça dure depuis plus longtemps que ça, c’est déjà passé dans les habitudes, dans les gestes quotidiens d’écriture, de lecture (saluons au passage la nouvelle version du site Publie.net toute récente). L’une des dernières nouveautés ajoutée au catalogue vient du Québec : le texte s’appelle Vers l’ouest, de Mahigan Lepage (site cassé mais bientôt plus ?), il y est question d’asphalte, de grands horizons, d’asphalte encore. Vers l’ouest, c’est le cas de le dire, ouvre vers ailleurs, et bouscule un peu le catalogue déjà existant de Publie.net, qui peut parfois paraître très français. C’est pas un roman, Vers l’ouest, c’est, c’est, je sais pas vraiment ce que c’est, mais c’est sacrément fort, Vers l’ouest, on s’en prend plein la vue, on se perd sur la route, on se perd un peu avec le narrateur du texte, qui est un adolescent, qui porte le texte avec sa peau pendant qu’il traverse cet ouest qui ne s’épuise jamais, puisqu’il est toujours « vers », c’est à dire vers ailleurs, toujours un peu plus loin.

    verslouest.jpg

    C’était encore la même histoire. On cherchait à s’émanciper de nos parents en rejouant leur propre émancipation. C’était absurde. On n’avait de révoltes que le rock et la route et la drogue, mais c’étaient déjà les révoltes de nos parents. On était une génération perdue, peut-être même pas une génération.
    Mahigan Lepage, Vers l’ouest, Publie.net, P.5


    Vers l’ouest , c’est la route. Le récit de l’adolescence c’est la fuite, j’en sais quelque chose. Donc Vers l’ouest, poursuivons l’équation du texte qui s’amorce, c’est la fuite par la route, le stop, la remontée d’asphalte jusqu’à, et bien, jusqu’à ce que la route s’arrête, la terre avec elle, généralement coupée par l’océan, l’océan Pacifique en l’occurrence : on ira où on pourra aller (comme Moon Palace, qui était une fuite d’un océan vers un autre). Alors Vers l’ouest prend corps sur la route, le long des routes, au bord des routes, est délimité par la route, encadré par la route, trace un itinéraire, un périmètre, un décor qui est aussi celui de la route. D’ailleurs le récit commence sur un parking, c’est à dire en marge de la route, au bord, les pieds déjà plongés dans l’asphalte. Zone de stationnement avant le départ véritable. Mise entre parenthèse et présentation du contexte avant la fuite. « C’était encore la même histoire », dit le narrateur (cf. extrait ci-dessus), peut-être parce qu’il est conscient de la banalité d’un tel récit : en l’occurrence, le récit initiatique, en mouvement, d’un voyageur qui fait du surplace. Récit d’adolescence, sans doute écrit bien après (ou un peu après ?). Peut-être pas un roman, et puis même on s’en fout : le paragraphe unique qui englobe l’intégralité du texte emporte tout, emporte trop pour qu’on reste sur le bas côté à se poser des questions de genre.

    Il n’est pas encore temps de couler le béton de l’intérieur de la ville. Couler la ville dans l’asphalte c’est demander seulement comment on y entre et comment on en sort, comment on s’en débarrasse. La ville comme un nœud inextricable sur le ruban de la route, on voudrait l’éviter, on ne peut pas l’éviter. Parce que la route c’est déjà la ville, mais la ville comme coulée d’asphalte, comme bande d’asphalte à travers la ville et ce qui tente de s’en détacher. Il est plus facile d’entrer dans la ville que d’en sortir.
    P.24

    Un paragraphe unique traverse et porte le texte de bout en bout, un peu comme la route unique porte le narrateur d’un point A vers un point B, traversant en chemin multitude de points intermédiaires qui sont autant de villes, villages ou lieux-dit (villes, le plus souvent), qui servent d’étapes au narrateur, et donc au texte. Vers l’ouest est une histoire de fuite, mais aussi de déambulation.

    On était tellement contents de se retrouver et tellement excités de partir. On avait réservé une chambre dans une auberge de jeunesse pas très loin du centre-ville. Le lendemain on était sur la route. On allait vers Toronto. Je ne sais plus les routes exactement, les numéros et le reste. Je pourrais faire des recherches, déplier une carte, mais je ne le ferai pas. Je m’en tiendrai pour l’heure à ce que j’ai dans la tête, et à rétablir les liens dans la matière asphalte de ce que l’expérience de la route morcelle.
    P.34

    Je n’ai pas vraiment retenu le nom des villes. Je ne me les représente pas. Pas besoin. Le narrateur marche sur le bord des routes, « fait du pouce », traverse habitacles et véhicules, ceux qui le prennent à bord, alterne est et ouest en fonction des souvenirs mélangés, croise les routes et les temporalités. Le voyage n’apporte rien, il propulse. Les villes traversées ne sont pas des villes réelles, elles sont architecture de goudron et ciment, on s’y enfonce ou on les évites en fonction des moyens de locomotion : pieds, voitures, bus, avions, trains, métros. Autant d’habitacles dans lesquels s’enfoncer pendant que la ville surgit au loin et se rapproche. Vers l’ouest n’est pas vraiment une quête des grands espaces mais de la ville, plutôt, celle qui s’érige et grandit, la ville américaine dont les réseaux entremêlés tapissent des mégapoles tortueuses. La ville et ses quartiers en briques, des fois ses bas fonds, hôtels miteux où l’on s’enfonce. Vers l’ouest, récit d’adolescence, explore aussi ces misères en mouvement contre lesquels on se réfugie.

    Je suis sorti de l’aéroport. J’ai marché vers la route. Une voiture de police s’est arrêtée, m’a demandé ce que je faisais. J’ai dit Je viens de l’aéroport, je marche un peu. La voiture s’est éloignée. J’ai dormi au bord d’une bretelle, derrière un buisson, dans mon sac à couchage. Chaque fois qu’une voiture passait sur la bretelle je me réveillais, je pensais La police. Au matin j’étais sale, terreux, empâté. J’ai regagné l’aérogare. J’avais de la chance, j’avais ma place dans le prochain départ. L’avion c’est la ville. Cela monte et redescend sur le béton et le verre, comme s’il n’y avait entre de prairies et de lacs et de forêts. Dans l’avion on n’a pas l’impression d’avancer comme sur la route. On reste quelques heures immobile au-dessus de la ville, on redescend. La ville a changé, mais c’est toujours la ville.
    P.74

    Ecriture nerveuse, discours prolongé sur plusieurs dizaines de pages, mais sans jamais perdre son souffle. La foulée est régulière, l’effort très bien maîtrisé. Succession phrases courtes (cf. extrait précédent), phrases plus longue, digressions, discours entremêlé, mais toujours la route au fil des pas, toujours la ville en ligne de mire. On perd pas de vue qu’au bout c’est le fond de la page qu’on vise. Qu’on y parvienne ou pas c’est pas grave, le but c’est quand même de pouvoir avancer, c’est à dire traverser les espaces. Rester en mouvement. C’est ça l’adolescence, en tout cas l’adolescence telle qu’on veut bien l’écrire, c’est la fuite en mouvement. Et Vers l’ouest, c’est juste le meilleur livre proposé à ce jour par Publie.net, sûr.

    D’autres routes :


     Tentatives

     Babelio

     Lignes de fuite

     Lire Vers l’ouest via Publie.net

    Parfois j’aimerais écrire des textes qui ne soient pas juste des chroniques mais bien des textes sur d’autres textes, des extraits de journaux, des vrais, de ceux qui existent et qu’on lit vingt ans plus tard. L’immédiateté du web rend les journaux transparents et les laboratoires ouverts. Alors ce texte prend ses airs de chronique et dit ce qu’il faut lire et ne pas lire, donne des conseils de lecture ou d’achat. C’est usant, veux pas rester dans ces codes très figés qui m’imposent (qu’en réalité je m’impose) des intro, corps, extrait, conclusion bien huilés, tellement bien huilés qu’au fond toutes les chroniques se ressemblent, se succèdent, sans saveur.
  • Mahigan Lepage, La science des lichens

    22 janvier 2011

    Mahigan Lepage est du genre mobile : voyage avec Carnet du Népal, du stop (du pouce) dans l’excellent Vers l’ouest et aujourd’hui La science des lichens, troisième texte accueilli chez Publie.net cette semaine. C’est un texte, au propre comme au figuré, transport. C’est un texte qui dure une phrase, qui dure une heure.

    Des livres à lire dans le train il y en a, mais celui-là les bat tous. Faudrait s’imaginer Roissy, l’aéroport, en marche pour rejoindre le RER, le B, et tomber sur celui qui raconte La science des lichens. Ce qu’il raconte, c’est qu’il revient du Maroc, qu’il est étudiant en biologie, originaire du Québec, à Paris pour sa thèse, une thèse sur les lichens, sur les « liens entre la population lichénique et la pollution atmosphérique en Île-de-France ». La phrase commence au début de la conversation, une conversation à sens unique, d’une traite, elle se termine au moment de se séparer, au moment de descendre du train. Une seule phrase, mais qui transporte.

    ...toujours Paris m’épuisait et je me disais il doit bien y avoir un endroit sur la planète où on me foutra la paix, je pouvais pas aller dans les îles ou ce genre d’endroit, j’ai pas les thunes ni les semaines qu’il faudrait pour aller à l’autre bout du monde, de toute façon ce monde-là il a pas de bout, à ce qu’on dit, alors peut-être le bout du monde il est plus prêt qu’on croit, l’important c’était que ce soit différent d’ici, différent de Paris par exemple...

    On se souvient d’autres livres aussi écrits d’une traite, enfin d’une phrase, ou certains autres construits sans ponctuation, mais ça n’est jamais une barrière pour la lecture, il y a toujours des zones de respiration, des espaces littéralement. C’est le cas, aussi, avec La science des lichens. La langue est libre, toujours très oralisée, et le fait est que le texte n’a pas besoin d’être opaque pour être dense. Ici le texte prend corps dans cette langue, organique quasiment, celle mise en bouche qui passe par la gorge pour se faire entendre.

    ...c’étaient des colons et en plus des fusils ils avaient la langue, le problème c’est que même dans le lointain il y avait pas mal de monde, des sauvages qu’on les appelait au temps des bateaux, les colons ils débarquaient avec des fusils et des langues, et ils te la mettaient en bouche, leur langue, au besoin ils te la mettaient en bouche à ta bouche défendante, et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui que c’est plus l’époque des bateaux, aujourd’hui que c’est l’époque des vols low cost, je pouvais aller d’un continent à un autre, puis à un autre encore, en continuant de parler la bonne vieille langue que m’avait appris ma mère, cette bonne vieille langue maternelle ou à peu près...

    De l’Amérique à l’Afrique via l’Europe, voilà le parcours géographique du narrateur. Ce qui motive la fuite n’est pas toujours très clair. Le choix du sujet de sa thèse, par exemple, n’a pas grande importance, ce qui compte c’est la bourse qui y est liée et la possibilité de partir et de gagner Paris. Puis depuis Paris Maroc, pourquoi ? C’est encore motivé par l’argent : car les vols ne sont pas chers. Et puis plus loin, une fois au Maroc, fuir encore plus en avant, le mot « exotisme » ne convient pas, le trajet mis en place concerne plutôt une quête du néant. Ou plutôt, non, de l’absence de ville. La ville, c’est la fatalité du présent : elle a recouvert toute la surface du globe, jusqu’au Népal. Alors chercher au plus profond de soi, du réel, ce point de rupture, cette frontière de la ville, comme pour se prouver qu’il existe encore, ici, quelque part, un ailleurs.

    ...soit je parle, soit je suis comme mort, j’écoute plus du tout, quand je me tais je meurs, c’est pour ça que je parle sans arrêt, pour me maintenir en vie, le temps du trajet, c’est pas trop demander, le temps d’un trajet, votre attention et c’est tout, pas une réponse, pas même un geste de réconfort, juste votre attention, parce que j’en ai assez pris, du monde, plus je pourrais pas, soit je recrache, soit je meurs, je peux plus rien absorber, j’ai atteint ma limite d’absorption, comme on dit en biologie, quand on parle des éponges ou des touffes de lichens, je suis proprement saturé, un mot de plus me serait fatal, il faudrait juste un mot, un mot que j’écouterais vraiment, attentivement, il en faudrait pas plus pour que je me retrouve raide mort, ou pire encore...

    Et comme les lichens, la langue absorbe. Absorbe tout ce trop-plein de vie, ce trop-plein de tôle, de ciment et de gris. Certains lichens absorbent la pollution et s’en nourrissent. Certaines langues assimilent la ville, l’écrivent, la parlent.

    Vue du dessus, lichen ressemble au monde. Une carte, vue d’ailleurs, un espace. Faut faire le premier pas, puis se laisser guider, glisser. Rappel : La science des lichens, avec la baisse des prix chez Publie.net, ne coûte que 3.49€.

  • Tokyo, Québec

    24 juin 2011

    Mise à jour du 24 juin 2011

    Je repasse cet article en une à l’occasion du "#ebookfriday" du jour qui propose Tokyo, Québec sur Numeriklivres à 0.99€, occasion du coup de découvrir ce texte assez génial. Faut se dépêcher, par contre, l’offre n’est valable qu’aujourd’hui.


    J’ai lu une première fois Tokyo, Québec, plus ou moins par hasard si ma mémoire est bonne, au printemps dernier, entre mars et juillet, car à l’époque le texte était propulsé au compte goutte par l’éditeur numérique québécois Robert ne veut pas lire, comme un récit par épisodes en fait. En septembre, Numeriklivres a commencé à diffuser une partie du catalogue Robert ne veut pas lire afin de le proposer sur les plateformes numériques françaises. Occasion trouvée pour relire le texte, cette fois-ci tout d’une traite, de manière à avoir deux expériences différentes après première lecture forcément fragmentée à l’époque.

    Tokyo, Québec 1 est un récit halluciné (Leroy K. May / le roi camé ?) qui, comme son titre l’indique, abolit la géographie. Construit sur une série d’alternance des chapitres (Elle & Il sont les personnages principaux, séparés puis ensemble, de cette fable moderne et même assez cash) il tisse non pas un monde mais une cartographie d’endroits tous reliés les uns aux autres : Montréal = Tokyo = Paris = New-York et j’en passe. Une écriture de la Ville à l’âge du numérique, somme toute, et plus précisément encore à l’âge Google (Maps, Earth ou Street View) qui aplatit le Monde pour mieux le transformer en un réseau de mondes. Toyko, Québec se sert de ce réseau pour développer une écriture où ici et là-bas c’est partout, un seul et même lieu où les corps se dispersent.

    Elle avait traversé le pont Champlain Jacques-
    Cartier Neuf Brooklyn et de Tokyo pour déboucher
    dans Ginza un quartier pas terrible puis au théâtre
    Kabuki tout en traversant le parc Hama Rikyu
    le nouveau pont est laid le vieux pont donnait
    l’impression de pénétrer dans une petite bourgade
    puis c’est l’immeuble Fuji TV et un autre pont le
    Rainbow Bridge puis c’est Shinjuku la nuit et ses
    néons incalculables c’est une féerie de signes
    qu’Elle ne comprend pas Elle évite les voitures la
    fourmilière s’avance vers Elle ne sait pas quoi faire
    Elle a peur Elle veut qu’Il soit là qu’Il la sauve qu’Il
    l’extirpe de ce cauchemar mais la réalité La rattrape
    une Toyota La heurte Elle fait un 360 en l’air puis Elle
    reconnaît les contours de Staten Island l’énormité
    qui y trône qui pointe vers l’Atlantique vers le pays
    donateur de l’horreur la Dame liberté celle libre de
    vous acheter ; Elle déambule dans les petites rues
    européennes de Wall Street Elle ne sait plus quelle
    heure il est il doit être 9 heures la ville fourmille
    de costards d’espresso et de tailleurs Burberry
    Elle voudrait être dans Little Italy et Elle y est Elle
    voudrait être dans le Brooklyn de Harvey Keitel et
    de Paul Auster dans Smoke et Elle y est mais Il n’y
    est pas Il est trop occupé à fumer sa dernière clope
    avec Jarmusch qui relate la cigarette après l’amour
    sous la pluie pendant les tempêtes de neige après
    et avant le déjeuner.

    Leroy K. May, Tokyo Québec, Robert ne veut pas lire / Numerkilivres, P.41.

    Un tunnel à Tokyo (via Google Street View)

    La prose camée de Leroy fonctionne par impulsions, sans ponctuation la plupart du temps, rythmée soit par la fuite des corps les uns en direction des autres (Elle & Il passent une bonne partie du récit à converger l’un vers l’autre et, lorsqu’ils se rejoignent, à fuir ensemble ailleurs), soit par la projection de ces corps dans un environnement malade, qu’il s’agisse de la Ville elle-même ou de la famille dysfonctionnelle qui a engendré Elle. On y retrouve la mère (la Merde) qui prostitue ses gosses pour se payer sa dope, et autour d’elle ceux qui jouent le jeu, ceux qui s’extirpent et ceux qui en rêveraient. Le récit s’achève d’ailleurs sur un final très Tarantino qui enfonce bien le clou, juste ce qu’il faut.

    Elle n’est pas
    particulièrement violente Elle veut simplement en
    finir avec la médiocrité avec Sa médiocrité héritée
    de cette famille dirigée par la Merde Toute Puissante
    créatrice de l’Inconscience et de l’Inconséquence.

    P.51

    Le récit de l’idylle entre Elle & Il est assez singulier car, là encore comme la Ville, on dirait qu’elle nait et qu’elle vit, se propage, uniquement dans le réseau ou dans une vie bis qui en prendrait les codes. Comme Tokyo, Québec est une traversée de la Ville à l’âge de Google Street View, c’est aussi, genre, une « histoire d’amour », à l’ère des amours numériques, où le corps est pixel, droit devant l’oeil Webcam, où les conversations sont des mots découpés par la machine, où Meetic choisit qui drague quoi et où on peut au fond « être ensemble » sans jamais s’être vus, et toute une partie du texte s’attache à mettre en parallèle le parcours de l’un pour arriver vers l’autre. Comme s’ils s’étaient côtoyé quelque part sans pourtant jamais s’être frôlé la peau.

    Il gribouillait dans son petit cahier noir des poèmes
    sans queue ni tête sur l’élévation de Ses cuisses et
    la nature de Ses seins ; Il décrivait en menus détails
    la géographie de Sa chatte et les bordures salines
    qui la délimitaient ; Il détaillait la forme de Son anus
    et la façon qu’Il envisageait d’effeuiller Sa rose de
    mordre les pétales et de perforer la cavité interdite ;
    Il avait visiblement mieux à faire qu’écouter ces
    connards de profs ou ces midinettes bourgeoises.

    P.28

    Un tunnel à Tokyo #2 (via Google Street View)

    Et au bout de l’idylle, avant les virées en enfer d’Ell&Il, des écarts dans des villes de pixels (ici le Japon et le Tokyo du titre) où rejouer, mais en plus gore, des scènes qu’on dirait bien toutes droit tirées (extirpées même) de Manon Lescaut, et elle est assez dingue, je trouve, cette filiation, voulue ou pas voulue d’ailleurs, revendiquée ou pas, preuve que le « roman digital » (et Tokyo, Québec en est un, c’est même le plus parfait exemple) relève bien d’une évolution directe d’une littérature qui touche toujours juste quand elle mord à la marge.

    Ils descendirent ensuite au Listel Shinjuku Hotel
    où ils décidèrent de profiter du bar lounge puis de
    la piscine et du sauna le but étant évidemment de
    foutre un joli bordel dans cet hôtel somme toute
    correct mais manquant de passion ; ils arnaquèrent
    un couple de riches Berlinois qui revenaient d’une
    excursion sexuelle en Thaïlande (ils s’en vantaient) ;
    la femme d’une quarantaine d’années s’était fait
    refaire les seins le printemps passé c’était comme
    des trampolines olympiques Il avait presque
    envie de les croquer pour voir s’ils exploseraient
    l’homme était bien mis la quarantaine aussi un peu
    bedonnant mais quand même assez en forme assez
    pour se taper deux jeunes oiseaux rares venus se
    farcir une ville démente débile irréelle.

    Après quelques vodkas jus d’orange et autres drinks
    plus exotiques au tour de la piscine qu’ils étaient
    seuls à exploiter Elle retira lentement son top pour
    attirer le gros german cat vers Elle ; Il savait quoi
    faire Il n’avait qu’à manœuvrer lentement avec sa
    Berlinoise la faire se pâmer un peu pendant qu’il
    la limerait dûment puis au bord de la pâmoison
    Il aspirerait son âme avant de la laisser choir
    dans le sauna dernier réceptacle pour sa carcasse
    de putasse.

    Elle détachait son string de sa main gauche pendant
    que berlinois matou dénouait le cordon de son
    maillot pensant s’envoyer en l’air cette jeunette
    avant de ronfler entre les ballons de volley-ball
    de sa tendre verheiratete Frau ; alors qu’Elle se
    dévoilait dans toute sa splendeur ô drame le
    matou s’effondra demanda son bronchodilatateur
    en allemand mais son adorée s’affairait déjà sur le
    mât d’Il qui n’eut d’autre choix que de décharger
    promptement pour mettre fin au supplice ; Il lui
    asséna un coup de genou en plein front qui le lui
    fendit sa lèvre faisant s’évacuer les derniers délices
    qu’elle goûtât ; Ell&Il se remballa paniqué prit les
    cartes et les liquides et se dirigea vers la plus
    proche bouche de métro de fusion.

    P.73-75

    Tolyo, Québec est ni plus ni moins entré dans mon top 3 des textes numériques les plus percutants et les plus jouissifs découverts jusque-là (et comme c’est d’ailleurs normal de trouver un tel récit/roman/peu importe en version numérique directement et non pas en papier, comme c’est évident de le lire chaque semaine sur Iphone, ou sur l’écran du Mac ou plus au chaud, en retrait, en relecture e-ink). Dans ce top 3 mental, il y aurait aussi Vers l’ouest, et ce n’est pas une surprise que ces deux textes là viennent de l’autre côté de l’Atlantique car c’est aussi une écriture que je découvre à travers eux, une langue à part entière réellement revigorante.

    C’est l’hécatombe sur Ste-Cath alors qu’Elle laisse
    tomber sa veste de cuir pour montrer ses tatous :
    « Ell&Il » sur le bras gauche et « Rien ne sert de
    courir il faut mourir à poing » sur le droit. C’est la
    loi du plus fort ou du moins faible qui rugit dans la
    jungle des rues entremêlées qui mènent au paradis
    glauque et souterrain des corridors limpides et
    sonores des bas-fonds de Paris, Québec.

    P.25

    Alors bon, que ce soit 4$ ou 5.99€, franchement ça vaut le coût, littéralement, d’avoir une littérature aussi incisive et percutante pour un prix égal ou inférieur à celui d’un livre poche. Pour ça aussi qu’il faut recommander, et même très fortement, Tokyo, Québec à tous ceux qui sont déjà habitué à lire en numérique mais surtout, surtout, à ceux qui ne le sont pas.

    Aéroport international de Tōkyō-Haneda (Via Google Earth)
  • 090912

    9 septembre 2012

    "But look here, hang it all, it is not altogether darkness," the Consul seemed to be saying 2 in reply to her, gently, as he produced a half-filled pipe and with the utmost difficulty lit it, and as her eyes followed his as they roved around the bar, not meeting those of the barman, who had gravely, busily effaced himself into the background, "you misunderstand me if you think it is altogether darkness I see, and if you insist on thinking so, how can I tell you why I do it ? But if you look at that sunlight there, ah, then perhaps you’ll get the answer, see, look at the way it falls through the window : what beauty can compare to that of a cantina in the early morning ? Your volcanoes outside ? Your stars—Ras Algethi ? Antares raging south south-east ? Forgive me, no. Not so much the beauty of this one necessarily, which, a regression on my part, is not perhaps properly a cantina, but think of all the other terrible ones where people go mad that will soon be taking down their shutters, for not even the gates of heaven, opening wide to receive me, could fill me with such celestial complicated and hopeless joy as the iron screen that rolls up with a crash, as the unpadlocked jostling jalousies which admit those whose souls tremble with the drinks they carry unsteadily to their lips. All mystery, all hope, all disappointment, yes, all disaster, is here, beyond those swinging doors. And, by the way, do you see that old woman from Tarasco sitting in the corner, you didn’t before, but do you now ?" his eyes asked her, gazing round him with the bemused unfocused brightness of a lover’s, his love asked her, "how, unless you drink as I do, can you hope to understand the beauty of an old woman from Tarasco who plays dominoes at seven o’clock in the morning ?"

    Malcolm Lowry, Under the Volcano

    Pourrais tenir à jour espèce d’herbier de sons. L’ai déjà fait ponctuellement avec la mer, le bruit du train, les rails, mais d’autres sons s’y prêtent (enfin comme toujours et partout : tout s’y prête), je pense d’abord et surtout à la dissolution d’une aspirine dans un verre d’eau (je prends jamais aucun gramme de paracétamol dans aucun centilitre d’eau, vraiment, jamais, toujours des trucs à gober rond, 500 ou 1000 pareil, mais à gober, pas à dissoudre, voilà, le mot que je cherche c’est juste effervescent, sauf que c’est pas forcé d’être précisément une aspirine) et aux impacts au sol quand on marche avec le talon (sauf que pour ça faudrait que je revienne dans le temps y a X années et ça c’est pas trop possible pour l’heure), et puis bien sûr des bruits plus quotidiens, métalliques, des micro-sons, comme par exemple le hublot de la machine qui se remplit d’eau chimique et détergente ou la chair des légumes tranchés (n’importe quels légumes) ou la mastication des minuscules (encore : n’importe quels légumes) ou, bien sûr, l’irrégulière respiration de la ville, et maintenant que j’ai Paris aux pieds de mes cinq étages ce serait facile, il suffirait de poser le micro sur pied sur ses pieds sur le balcon, au matin, et de revenir le soir avec neuf heures de marées de ville, ce qui serait tenir entre ses doigts quelque chose d’aussi réel ou fidèle que n’importe quel portait photo ou textuel d’un lieu, je crois bien, comme ces enregistrements que nous avait fait entendre le père de H., y a quelques années, au retour du Maroc, des enregistrements pris dans la rue, là-bas, tout en marchant, et idem les vidéos de Mahigan Lepage en Birmanie, sur l’eau par exemple, suffit de fermer les yeux (ou pas) pour les entendre, mais quid des sons enfouis sous la peau même ? je pense aux pulsations surtout et aux inspires/expires des poumons jusqu’à la gorge (la nôtre) ou au déclic des articulations et qui peut dire quel bruit ça fait un nerf qui saute ? Moi j’aimerais bien.

    Rertrain

  • 230912

    23 septembre 2012

    Remis les mains dans le code du prochain site Ulysse, qui sera géré hors Fuir, et monté en Spip 3. Me plonge dedans une fois tous les trois mois, n’arrange pas mes lacunes. Quelques problèmes réglés, mais je résonne encore 1.9 et à base de copier/coller ne parviens pas, plus, au même résultat, je parle de l’apparence, souhaiterais la conserver intacte. Ca viendra. Autre problème, toujours le même, relatif aux CSS, qui fait qu’au bout de quelques X modifications et mises en ligne le navigateur ne s’en réfère plus au fichier lui-même mais au fantôme du fichier. Alors ça sert à rien de modifier quarante fois le code, Safari ou Chrome ou Firefox est toujours lié à sa mémoire d’un fichier vieux de trente minutes ou une heure, amputé pourtant, mais dont les connexions nerveuses fonctionnent encore, à tord, en sous-sol. Vaut mieux encore laisser tomber et tout reprendre un autre jour. Un autre jour aussi la refonte des mots clés (un par personnage, un par lieu traversé, un par partie dans le bouquin, etc., pour une meilleure navigation dans le texte) et l’implantation, ou non, ça je sais pas encore, d’un module Facebook pour y relier les commentaires. Quoiqu’il en soit, c’est décidé, Ulysse passera, avant le reste de Fuir, sans doute, en licence Creative Commons BY-NC-SA ; me souviens de l’article de Calimaq sur un Ulysse libre et participatif, et même si c’est pas tout à fait ça aimerais m’en rapprocher.

    Réorganisation de la page Netvibes perso, du moins la partie littérature, jusque là divisée en deux onglets, Littérature A et B sans autre critère d’assignation à l’un ou l’autre que la date de l’ajout du nouveau flux ou l’humeur du moment. À présent deux onglets renommés en Littérature tout court et Journaux, avec notamment ceux de François Bon, Seb Ménard, Mahigan Lepage, Berlol ou Fred Griot (celui-là retrouvé, justement, via Seb Ménard). Mieux. Plus de sens.

  • 161112

    16 novembre 2012

    Si je fous le son si fort au cœur des foules souterraines, c’est pour savoir et réfléchir combien je suis tout seul.

    On sait les corps bouclés imberbes en les touchant vec l’oeil. Celui-là, en travers de la branche : la marque de ses lunettes de vue.

    On marche sur des code-barres collés sous chacune des deux semelles de nos pompes.

    On fume à ciel ouvert des nuages de shit gris.

    J’ignore pourquoi, mais on veut faire mon portrait pour promouvoir quelque chose. J’hésite entre ne pas répondre et répondre mais mal.

    Rien lu après hier mais lu le super truc de Mahigan Lepage qui s’appelle Et la première fois le premier french qui rattrape facile tout une journée rien lu, je pense.

    Quand on est seul on ferme à clé derrière soi-même surtout quand on est dedans.

    21h22, le film Drei. On craint pour nos corps périssables, mais la façon dont les allemands disent les G, comme, par exemple, le mot biologuie, nous rappelle des souvenirs.

    23h ou 00h passés, on écrit au stylo bille la phrase CAN’T TYPE ANYTHING ANYMORE DOESN’T WORK et puis on cherche pendant des plombes à qui l’on a écrit cette phrase tout en chantant sur son reflet plusieurs paroles presque approximatives.

  • 100313

    10 mars 2013

    Sur web, des lectures essentielles : par exemple la série écrire, c’est courir sur un cri de Mahigan Lepage que Virgnie Clayssen rapproche des Lettres à un jeune poète. Ecrire, crier, crire. Truc avec lequel suis moins d’accord, une phrase où il est dit que le roman ne crie plus (me semble que c’est un fantasme ou bien une coquetterie de langue française). Pas grave, cette série de sept textes porte elle-même un cri juste, fort. Y trouve aussi passage que je note pour ma vraie collection de fuir est une pulsion adolescentes :

    À dix-sept ans, quand j’ai fini mon secondaire, j’ai voulu casser cette inhibition de mouvement. Je suis parti dans l’Ouest sur le pouce, seul, presque sans argent. J’ai tenté de fuir, de dépêcher mon pas loin en avant. Mais le réel est ardu, je m’en suis vite rendu compte. Pour fuir en aventurier, et continuer la route longtemps, vivre ainsi, il m’aurait fallu une force que je n’avais pas. Je me suis rendu jusqu’à Banff, j’ai travaillé dans un hôtel, et quand je me suis fait mettre à la porte, je suis rentré chez ma mère dans le Bas-Saint-Laurent.

    Dans la nuit, un tweet de Julien Boutonnier, et je suis très touché, et même le lui dis :

    Au restau dans le Forez pour fêter les soixante à mon père : homard³. Détour par la Haute-Loire pour qu’H. découvre la vieille maison en pierre près d’un village masqué dans la vallée.

    Photo H.

    Mueller (306 mots) :

    Une voix derrière le verre liquide d’Imke Leal.
    Elle dit : - Comme je crois te l’avoir déjà dit
    les murs de la citadelle étaient lisses & il se
    trouve que ce détail a son importance. Le corps
    de l’homme décapité, la conscience du Collur en
    la carcasse emprisonnée, s’est précipité sur ce
    mur les paumes en avant & a imploré le peuple à
    l’intérieur des murs de lui ouvrir. Personne ne
    lui a répondu. Le corps de l’homme décapité, la
    conscience du Collur tourbillonnant dessous ses
    os brisés, tenta ensuite d’escalader ces murs :
    mais crois-tu qu’il se passa ? Le mur lisse eut
    le réflexe de recracher son corps sur le sable.
    L’homme décapité hurla de toute sa gorge rauque
    décapitée pour implorer qu’on lui ouvre mais là
    encore, personne ne lui ouvrit. Il jeta ensuite
    tous ses kilos de corps contre le derme lisse &
    glacé des murs mais son corps se brisa avant de
    se resouder à nouveau. Il fit plusieurs fois le
    tour de la citadelle en hurlant. Dans un sens &
    dans un autre : sans résultat. Ce que j’ai omis
    de te dire, c’est que cette citadelle avait une
    porte, une gigantesque porte lisse. Or au cœur
    de cette porte il y avait une poignée. Le corps
    de l’homme décapité est passé tant de fois face
    à cette porte, tant & tant de fois devant cette
    poignée, sans jamais la voir, ni la reconnaître
    ni l’effleurer de chaque bout de ses doigts. Il
    ne l’a jamais vue & aujourd’hui encore il ne la
    voit pas. Car il faut que tu saches, toi le fou
    furieux, toi l’assassin, toi le pris au piège à
    même sa propre peau, qu’un homme des hordes, un
    Collur qui plus est, en perpétuel mouvement sur
    l’échine de la steppe, dis-toi qu’il n’a jamais
    vu ni aperçu aucune porte ou poignée de sa vie.

  • 150613

    15 juin 2013

    Repos. Aucun bruit sous l’autre folle du six. Peut-être qu’elle est crevée je sais pas.

    Les lectures du moment sont numériques, web, publiées dans des revues en ligne ou pas, accessibles sur abonnement ou pas. Le seul truc qui compte, c’est que le truc te chope, voilà.

    Alors c’est la série les villes nombres de Mahigan Lepage, c’est le feuilleton La chambre de Rogojine, par Hélène Sturm, qui s’ouvre dans la revue Hors Sol, c’est ce texte très étonnant de Fabien Claouette sur Nerval.fr, Une épidémie, c’est découvrir aussi cette toute jeune revue web, Mange tes classiques, portée par des anciens d’Ivoix croisés l’année dernière à Brest, et, notamment, ce texte ., signé d’un mec son pseudo c’est Fane voilà ce que donne le truc :

    Salut. J’m’en branle. Je cherche un chemin. Pourquoi les gens mangent des cornichons ? Ce qui est chiant quand on commence par le dessert, c’est qu’à la fin il ne te reste qu’un sale goût amer. J’fais comment si y’a plus d’train ? J’fais comment si y’a pas d’calamar à Colmar ? J’suis un peu perdu enfaîte. Les gens d’aujourd’hui ne souhaitent pas la liberté. Déglutis. J’me dis que ça ira mieux quand les poules auront des dents, mais toutes ces pimbêches en ont déjà. Je trouve ça dommage qu’il faille toujours choisir.J’attends. J’aimerais pas être un épinard. Personne ne les aime les épinards, et ceux qui les apprécient, les mangent. J’perds pied. Enfaîte, la liberté, c’est lorsque notre calvaire nous plaît ? Imagine qu’un jour en te réveillant tu te rends compte être devenu un caillou, impossible de changer. J’regarde autour de moi y’a plus rien. Certains préfèrent les échecs aux dames, moi je préfère les demoiselles. J’me demande à quoi ça sert y’a plus rien non plus. Je pense que certains sont bel et bien supérieurs à d’autres, mais seulement par l’ego. J’avance. J’observe. Trois pas en avant deux pas en arrière ça s’appelle avancer aussi. L’artiste a toutes les possibilités que lui offre son art, mais l’art aujourd’hui n’offre pas plus de possibilités qu’un sandwich jambon-beurre. Et si devoir faire un choix était un manque de liberté ? J’fais du théâtre contemporain parfois. J’allonge mes jambes dans le sable parfois. J’regarde les nuages parfois. Mais je me sens pas très contemporain enfaîte, comme à part. C’est marrant comme c’est facile de dire je t’aime quand ce n’est pas sincère. J’emmerde la politique et surtout, j’emmerde l’anarchie. Dieu est mort il ne nous reste plus qu’a manger ces anges. Y’a des gens qui traversent uniquement sur les passages cloutés, ça te fait pas froid dans le dos de savoir ça ? On rêve tous, même si on s’en souvient pas.Comme si je regardais les choses à travers une vitre. Est ce qu’un ingénu est un ingénieur nu ? J’me sens distant. Sans queue ni tête un homme n’est plus rien. Les démons souffrent sûrement du fait de faire souffrir, c’est sûrement pour ça qu’ils font souffrir. Le principe de penser par soi même est beau, ce que l’on a fait de la philosophie l’est moins. J’ai plus envie de regarder ceux qui ne se regardent plus. J’ai plus envie de comprendre ceux qui ne comprennent plus. Une fois on m’a dis tes démons sont mes anges.Passer du coq à l’âne c’est pas un peu zoophile ? Y’en a marre de tous ces gens à qui leur vie c’est un vrai cauchemar et ces enfoirés font de la rue un putain de nid à cauchemars. De toute façon l’endroit ne compte pas.Le bonheur n’existe pas. Imaginez le. Y’en a marre. Y’en a marre putain. Y’a que trois sortes de personnes : ceux qui souffrent, ceux qui s’ennuient et ceux qui font de leur vie un chef d’œuvre. Pourquoi tout ça ? J’ai pris le bus.

    Derrière, embarquée, la bande-son, ça s’appelle toujours The World Is A House On Fire.

    Merde : deux 17h34 ont sauté dans l’SD card de la mémoire machine : ceux du 11 et 12 juin : va falloir les reprendre lundimardi je vois que ça, le tout en plus des 17h34 de ces jours propres : ça veut dire des doublons.

    Timide reprise de mondeling après l’avoir laissé tiédir. Quasiment sûr devoir réduire à 24 fragments. Les nominés pour disparaître sont réveillon, le silence, la neige, mode d’emploi.

    Mueller (406 mots) :

    Samot & ses corps se sont fait refouler à l’orée
    de la forêt de pins car les réponses marmonnées,
    murmurées ou vomies par la bouche de Mueller nez
    à nez à la bouche de cet hommeoufemme nommé Cyan
    n’ont pas été satisfaisantes. La pointe en verre
    de l’arbalète en verre brille encore dans le cou
    de Mueller. Les corps marchent plantes nues. Iav
    Samot les suit à l’autre bout du crin. Des bras,
    ceux de Mueller, pendent autour de lui, Mueller.
    Ses plantes nues, elles aussi, piétinent l’humus
    humide & moite & des insectes mous qui palpitent
    en-dessous. Bientôt, la pointe en verre de cette
    arbalète en verre aura disparu & bientôt, l’aube
    sèche fondra sur leurs épaules calcaires & nues.

    Mueller voit tournoyer devant ses yeux les mots,
    les sons, les phrases crachés par sa bouche, là,
    en bas de la falaise, sur la plage, lorsque Cyan
    le garde-frontière lui a pointé entre les yeux &
    les sourcils une arbalète en verre. Est-ce de sa
    faute s’il a répondu sincèrement ? Nul besoin de
    revenir en arrière dans le temps. Nul besoin car
    cette plage jonchée de sable tiède n’est pas une
    plage, c’est un daid’hendel, comme le disent les
    vieux près de la rivière Koak. Un daid’hendel, à
    l’origine, cela désignait les fleuves inversés :
    ceux qui proviennent de la mer & qui se jettent,
    en altitude, dans une source souterraine. Marins
    & pêcheurs empruntant l’un de ces fleuves, selon
    le sens du courant, se retrouveraient forcément,
    un jour ou l’autre, à sec. Voilà ce que c’est un
    daid’hendel, un endroit d’où on ne peut plus que
    faire demi-tour. Mais Cyan n’est ni un fol ni un
    barbare, pense Mueller les cailles de ses doigts
    sur les cailles du crin dur : il aurait pu & les
    abattre & les vendre mais il ne l’a pas fait. Il
    aurait pu exiger un bakchich musculaire. Mueller
    en est conscient & lui en est gré. La frontière,
    après tout, est gardée par un officier juste. Le
    Cap, quelque part, sait apprécier la justesse de
    son adversaire. La terre qui s’étend derrière sa
    frontière est une terre inconnue, sans aucun nom
    pour la nommer, raison pour laquelle Mueller, le
    crin de sa corde & les corps entravés le long de
    la corde se préparent à contourner cette terre &
    cette plage par le nord, escaladent les talus de
    la forêt de pins, avancent en silence à 4 pattes
    sur des tapis d’aiguilles sèches. Du sang perle.

  • 180613

    18 juin 2013

    Reprendre un 17h34 niqué par la mémoire machine, à une semaine de distance du geste initial, c’est pas vraiment tricher, c’est autre chose, c’est recréer les conditions initiale de l’acte : la vue : la photo. Hier, c’était capter l’heure digitale sur l’écran. Du coup, un autre 17h34 s’est plaqué par dessus et les deux se mélangent : le premier, censé mimer l’image initiale du 10 juin et le second, une photo de la falsification en train de se faire (en langage courant, cela signifie simplement que je prends, avec ma main gauche, l’appareil photo prenant la photo de la semaine précédente, avec la main droite). Aujourd’hui, conditions météorologiques parfaites, semblables à celles du 11 : photo de l’iPhone sur Spotify au même endroit précisément, et avec le même pouce, la même chanson et même le même fil rouge.

    Me rends compte, neuf jours plus tard, avoir loupé, pourtant elle était devant moi, l’anniversaire de V. cette fameuse après-midi à Londres où on s’est vu à Kensington Gardens. Me sens con. Ce jour-là, sur Coup de tête, aurais aimé enregistrer nos voix, V. m’a posé quarante questions, les réponses que j’ai données ont aucun intérêt, j’aurais aimé enregistrer que les questions, parmi lesquelles : c’est quoi le truc du T-Shirt Quicksilver, t’as suivi un mec dans la rue qui en portait ? et est-ce que tu considères Coup de tête comme un roman ? un roman postmoderne ?

    Sur le roman, Mahigan Lepage écrit cet article intitulé "écrire sans penser littérature". L’ai déjà dit, brièvement, quelque part, ici-même, je partage pas cette analyse qui voudrait que le roman soit mort, inadapté à nos dictions contemporaines, inadapté au monde qui défile pixel après l’autre dessous nos semelles Made in China. Je crois pas à cette histoire de début, de milieu, fin. Je crois que le roman est un genre grave, je veux dire, bien niqué dans sa tête, qui mastique, qui avale, qui digère tout et n’importe quoi. Je crois pas qu’il y ait trop à gagner à séparer fiction et non-fiction. Car écrire sans penser littérature, c’est aussi écrire sans penser classification de genre. Indépendamment de tout ça, qui sont rien que des réflexions automatiques, générées quelque part dans la vase d’un esprit parallèle et pas tellement conscient, la réflexion menée par Mahigan, indépendamment de mon avis sur la question, donc, bien sûr qu’elle m’est précieuse.

    Maintenant que j’y réfléchis deux secondes peut-être bien que Coup de tête est un roman postmoderne : je veux dire : je lis quasi que ça, ça devait bien passer quelque part. Ce que je me demande c’est quelle gueule il aurait le roman post-postmoderne.

    Parenthèse : l’idée d’un truc qui utiliserait à fond le module révisions de Spip : un texte qui se lirait dans le sens inverse de son écriture, en accédant d’abord à la version finale, puis en remontant progressivement le fil de l’écriture via les versions successives sauvegardées dans la machine. Ce pourrait être, par exemple, une lettre, de quelqu’un vers quelqu’un, un peu sur le modèle cher 石 écrit pour mondeling. Inclure ça dans /// ?

    Mueller (110 mots) :

    Hors les pins, sur la crête nord de la falaise &
    perché sur la roche, Mueller pisse sur l’ombre &
    le voile de son ombre pris dans les rochers & la
    poussière voisine. Son ombre est tombée plus bas
    en profondeur, dans le vide sous la falaise, une
    falaise calcaire & blanche qui écarquille fort &
    grand ses arêtes & ses épines. Le filet de pisse
    de Mueller finit dans le vide lui aussi : contre
    la roche il tape & résonnent les échos autour de
    lui. Les corps en profitent pour se vider chaque
    trippe, chaque sphincter. De la matière de corps
    coule le long de la falaise & s’embourbe au fond
    (des bulles lourdes montent & éclatent parfois).

  • 040514

    11 mai 2014

    Clair dans ma tête : Transoxiane a été écrit pour Walrus. Les deux premiers ont été envoyés l’autre jour. Réponse de Julien ce matin, enthousiaste. Des trucs à corriger bien sûr. Mais les choses sont possibles.

    Continue de bosser sur le Spip pour /// : ça prend forme. Ajout d’un plugin Enluminures typographiques pour permettre un surlignage directement intégré dans la barre de typo de l’éditeur d’article. Me permettra, durant la phase de relectures et corrections, de ne pas surligner via l’HTML <span></span> plus code couleur en hexadécimal mais par un raccourci de deux ou trois signes seulement (ce qui décalera donc beaucoup moins les vers justifiés).

    Spip 3.0.16 semble plus sensible et plus réactif pour clore les révisions que Spip 3.0.5 (version utilisée sur Fuir), ce qui veut dire en pratique que chaque correction entraîne une version différente 3 dans 3.0.16 alors que la version 3.0.5 considère en gros que toutes les corrections effectuées dans un laps de temps approximatif de dix ou quinze minutes correspondent à une version unique.

    Seb Ménard réagit à la lecture de sa série syrienne par Mahigan Lepage et moi et il écrit le mot fraternité, c’est un mot qui me touche.

  • 140614

    21 juin 2014

    le gars comment il aimait quand il pédalait faire reposer son bras droit sur le toit du charriot latéral, comme il était grand sa tête & ses épaules dépassaient au-dessus du toit, son bras en angle droit, il avait les cheveux longs et toujours en torse le gars & maigre & tendu & tanné & alors il ressemblait à jésus le gars avec son bras comme crucifié à angle droit sur le toit du charriot,

    Mahigan Lepage, livreur à vélo bras droit levé comme jésus

    Beaucoup dormi. Récupéré de la semaine pesante. Écrit mais peu. Une heure une heure et demi pas plus. Des semelles. Madeleines. Lu le web différé via Pocket et, donc, Mahigan. Stimulant de lire ce qu’il appelle des précipités ; stimulant dans le sens où je me dis, lisant, qu’il faudrait plus écrire comme ça, un peu moins autrement. Je pense au truc Bajir. Puis je me souviendrai, ensuite, m’être déjà dit ça de moi-même, je veux dire : m’être déjà dit écris plus comme ce que tu développes lentement dans le journal. Sers t’en. Use le. Couru dans la poussière des poneys muselés 4. Pauvres bêtes. Parqués dans des camions bouillants qui patientent au soleil que le type ait fini de baragouiner quelque chose à quelqu’un dans une langue poussiéreuse.

  • 130315

    4 avril 2015

    OR Books a publié un livre étrange en janvier, c’est pas un livre. S’appelle @heaven. Une archive verticale d’un bout de conversation bien précis sur le (proto)forum américain The Well. Récit d’un homme, Tom Mandel, atteint d’un cancer, il appelle ça un bug report, et c’est un bug report médical, donc, qui se poursuit jusqu’à sa mort, plusieurs mois plus tard. Cet objet interroge les modes de conservation de nos paroles (car il ne s’agit pas d’échanges épistolaires classiques, il s’agit bien d’un d’une conversation longue, suivie au fil des semaines puis des mois, évolutive) : nos micro-conversations via Twitter, Facebook et autres, sont déjà archivées. Il n’est pas inimaginable d’envisager un futur proche où tout ou partie de nos échanges verbaux passeront également par le prisme d’un objet technologique censée les simplifier ou les organiser et qui servira aussi à les indexer dans le cloud 5. Peut-être que certaines de nos conversations pourront accéder au statut d’œuvre à part entière. Mais ce n’est pas ce qui m’étonne le plus dans ce livre. Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’au fil de cette discussion qui prend bien vite la forme d’un cylindre en plongée dans le sol (un puits), Tom Mandel manifeste une seule fois son agacement. Ce n’est pas dirigé contre le cours des choses, la maladie, sa propre mortalité, etc. C’est dirigé contre quelqu’un qui publie un post vide. Ça porte un nom dans le jargon du Well (j’ai oublié lequel) mais je me souviens, oui, de ce refus du post vide dénué de tout sens. Nos conversations actuelles sont truffées, aujourd’hui, de ce genre de messages. Facebook appelle ça des like, Twitter des fav ou des RT. Ce sont des actions qui déplacent des données, ce sont donc des publications en tant que telles, pas toujours porteuses de sens pour autant. Aujourd’hui le Well est loin, j’écris ces lignes au taf, incapable de bosser, Microsoft est en pleine verifying data integrity depuis quarante minutes. Hier soir, lisais @heaven d’une main, Fuites mineures de l’autre 6, à discuter en parallèle avec L. sur le smartphone posé, L. dont nous avons découvert l’autre jour qu’elle répond toujours aux textos en moins de deux minutes, toujours (le ping le prouve). C’était la nuit, les yeux secs. J’avais fait mon deuil d’écrire quoi que ce soit et renoncé à comparer deux versions différentes d’un même truc (ça viendra). L. m’a parlé d’Audi A3 et j’ai écrit le mot Tinder avec une majuscule mais je n’ai pas vérifié le ping.

  • 220915

    24 octobre 2015

    On se lève un matin sous les pluies et le bruit des gouttes sur le tissu de la tente — à côté il y a un arbre et ses feuilles s’égouttent sur nos gueules encore blanches — cette nuit l’orage et le son du tonnerre au dessus de nos corps — on fait un café qu’on avale en regardant les eaux il est là fumant dans nos mains pendant qu’au loin — les nuages filent soufflés dans le matin.

    Sébastien Ménard, Soleil gasoil, Publie.net

    Tu commences la journée premières réponses de Lou le long de son texte elle dit : c’est une bonne analyse stylistique et je kiffe. Tu termines en commençant relire le magnifique Soleil Gasoil de Seb, c’est beau. Bonne journée. Entre temps Benoît Jeantet au bistro de la banque pour discuter New-York et postapocalypse, fugue, puis de là la librairie du Québec, bel accueil, discussion entre deux livres, Navigations, Mahigan. Retour en vélo 7, tu appréhendes de mieux en mieux l’espace, le corps, l’amplitude de la ville. Si tout va bien, tu te dis là, ça doit être le jardin des plantes. Et c’est le cas.

  • 100216

    20 mars 2016

    Hier, dérivant, discussions autour des remix et des samples. Daft Punk. D’autres trucs. C’est ça dans toute forme de création, c’est ça dans tout ce qu’on fait, lire, reprendre, refaire, désosser, rehausser. Ici Jérôme Orsoni parle de l’écrire et de ce que c’est comme geste.

    Vila-Matas écrit : « Comment se fait-il, ai-je pensé, que l’une des choses que les gens en général ne comprennent pas chez les écrivains — du moins chez les écrivains sérieux —, c’est qu’on ne commence pas par avoir quelque chose à dire pour ensuite passer à la pratique, mais que c’est le processus de l’écriture proprement dit qui permet à l’auteur de découvrir ce qu’il veut dire ? »

    Là un lapsus de lecture : je mespionne par la fenêtre. Ce qu’elle voudrait dire, cette phrase, si elle était réelle. La repiquer, s’en servir autre part. C’est un sample peut-être, un remix. Je crois aux ratés, aux incompréhensions. Ce qu’on construit aussi sur ça, sur ce que c’est, sur ce que ça n’est pas.

    Le soir H. m’invite dans ce restaurant-là, rue Quincampoix, où tu manges dans le noir. Le noir complet 8. Ce n’est pas tant ça (pas voir), c’est l’inspacialité permanente, la micro-géographie variable. Tu ne sais pas où sont les voix et à qui, d’où elles viennent, qu’elles sont les frontières mises aux conversations et où versent les sons qui sont dits. C’est un espace social mais non délimité. Toute la communication non-verbale est gommée. C’est apaisant au début, et après c’est bizarre, quand les voix se mélangent et que tu ne sais pas à qui. La taille de l’assiette et le volume de nourriture sont insondables. Curieusement, bien plus de réticences à manger quelque chose d’inconnu en sucré qu’en salé.

  • 150216

    25 mars 2016

    Le quinze, c’est l’anniversaire de quelqu’un. Dans le rêve je t’héberge quelques jours, j’essaye de te retrouver ou de te parler dans le chaos d’une ville qui est elle et pas elle en même temps. Travailler sur le livre de Mahigan sur les mégapoles d’Asie me ramène vers London Orbital : je sais exactement où il se trouve. Ce livre lu en 2011 m’est passé au-dessus à 90%. Je me souviens de Dracula. Je me souviens pas de cette phrase, cornée pourtant : les noms de route ne sont pas littéraires, ils sont chimiques. J’ai trainé ce pavé de 700 avec moi tous les jours pendant X jours, dans le train, le métro, 700 c’est lourd. Pas en trop mauvais état, le livre la tranche grise, le milieu décollé. C’est tout. J’ai corné, j’ai souligné pas mal. Mais j’ai lu loin : comme si c’était un livre à lire d’une traite. Contrôle F Quezon. Je navigue dans le texte et comme ça. Les prescriptions algorithmiques me recommandent une nouvelle déclinaison des Canto ostinato : Canto Ostinato meets Jazz. C’est la même partition, piano à quatre mains, musique répétitive, mais le jazz se met entre. Six mains du coup. Parfois, c’est délicieusement dissonant. Et parfois même c’est mélodique (ce sont les cœurs et les respirations de la pièce). Ce qui est amusant, c’est que Spotify en catégorise 7 sur 8 comme étant explicit : ça voudrait dire que c’est violent ou bien obscène. Il n’y a pas de paroles, c’est piano. C’est donc de l’entremélange des partitions, des genres, des séquences X fois recomposées, que vient l’obscénité. Ou bien c’est de l’amélodie. Le seul morceau non-explicit, c’est le cœur mélodique du morceau.

  • 291116
  • 150118

    17 février 2018

    Il y a une tornade ou un ouragan à l’horizon qui s’approche alors nous sommes des dizaines à courir dans des sous-bois pour en réchapper. C’est dans une grotte qu’on trouve refuge, on a de l’eau jusqu’au thorax et on se fait des traits à l’encre bleue baveuse sur les vêtements qui nous serviront de repère pour savoir si l’eau monte. C. est là. N. est là. V. aussi. Il y aura Seb avec qui je projetais d’écrire, à six mains, avec Mahigan, un livre sur les pneus (!). Il est possible que l’on attende la mort et qu’une vague nous submerge. Quelqu’un (mais qui ?) rappelle cette inscription secrète gravée sur le tombeau de Saint François d’Assise : we all are slaves. Tu dois te méfier de ta nature sauvage 10. J’écris tu pour ne pas avoir à dire je. Et je raterai ça une partie du jour, me méfier. J’ai fini par laisser mon corps s’écouler avec le mouvement des heures. C’est ça, précisément, qui est dangereux chez moi. 504 mots pour Eff sur la nature sauvage. J’ai dépassé mon quota d’écran, là. Alors pour rester dans le rythme du Morphine(s) 04 c’est sur une série de dix pages recto verso que ça se joue, des feuilles avec un critérium. J’avais oublié ces histoires de village immergé (barrage). En faire quelque chose. C’est un chapitre sur de l’eau. The Tunnel :

    If I could choose another life,
    I’d be a dog or American wife . . .
     
    (...)
     
    or maybe in that other dawn,
    I’d rather be a suburb lawn.
    It’s hard to say which would be better :
    manicured girl, or grass, or setter.
  • 300818

    30 septembre 2018

    J’aime pas, quand je lis un manuscrit, découvrir le résumé ou l’argumentaire qu’a pu en faire l’auteur.e avant. En général, j’attends d’être au beau milieu du truc pour revenir dessus et me dire, ah, donc ça parle de ça. Parfois, ça ne coïncide pas. Je veux dire, le texte tel qu’il est présenté et le texte lui-même. D’autres fois encore, je prends prétexte avec soulagement de tel ou tel écueil durant la lecture pour motiver un refus, et ça me donne l’impression de refuser une prise sous garantie. Une prise sous garantie de quoi ? Cette phrase de Mahigan, sur Twitter, qui est d’une justesse dingue : on a parfois l’envie – l’envie non : la rage – de brouiller notre phrase, d’opacifier notre prose, de tout poétiser, de passer plusieurs couches de couleur – ou plutôt, de gâcher la peinture, de ruiner la surface du tableau, pour crever cet œil transparent qui nous fait horreur.

  • Fuir est une pulsion, listing adolescent

    9 mars 2019

     4321, Paul Auster (2017)

    He turned seventeen on March third. Several days after that, he went to the local branch of the DMV and took the road test for his New Jersey driver’s license, demonstrating his skill at the wheel with his smoothly negotiated turns, the steady pressure he applied to the gas pedal (as if you were putting your foot on an uncooked egg, his father had told him), his mastery at braking and driving in reverse, and last of all his understanding of the maneuvers involved in parallel parking, the tight-squeeze operation that was the downfall of so many would-be motorists. Ferguson had taken hundreds of tests over the years, but passing this one was far more important to him than anything he had accomplished at school. This one was for real, and once he had the license in his pocket, it would have the power to unlock doors and let him out of his cage.

     77, Marin Fouqué (2019)

    Et puis ENzo a pris la fille Novembre dans ses bras, elle s’y est blottie, et la masse s’est reformée à côté de moi. Le visage enfoncé dans son aisselle, la morve qui empêchait de tout comprendre, elle répétait qu’on pouvait pas venir avec elle et puis qu’elle ne voulait pas y aller, que ce pays c’était pas le sien, mais que son père ne voulait rien
    entendre, qu’il disait qu’elle deviendrait une femme là-bas, pas comme ici le garçon manqué, alors qu’elle, elle aimait bien être un garçon manqué, même si les vieux
    chez le coiffeur lui faisaient tout le temps des réflexions, ici, qu’au moins elle pouvait se battre dans la terre, que là-bas fallait porter des robes, faire à manger, et puis se taire ou bien se marier, alors elle allait fuir. Une fois ça dit, qu’elle allait fuir, elle s’est calmée.

    A

     Achab (séquelles), Pierre Senges (2015)

    Ces années où on voit le jeune Achab fuir les temples à l’heure des cérémonies, pas pour courir les champs de maïs, pour passer les angles de plusieurs rues et se défaire à chaque coup de pied donné au cul d’un chat de tous ces “en vérité en vérité je vous le dis”, il lui arrive de trouver refuge dans un théâtre, disons l’un de ces petits théâtres, bateaux-théâtres, ou granges, ou épiceries, aménagés une fois par mois pour mériter le nom de cabaret : il a entendu la musique de loin, il a reconnu le banjo et la clarinette, les dés à coudre sur la planche à laver, et par-dessus le banjo des morceaux de tirades drolatiques où il est question de Royaume pour un Cheval (entre autres). Dans les cabarets, Achab voit les minstrels, il en oublie l’église, il se purge des deux Testaments et des quatre Évangiles en se laissant aller au spectacle des sketches et d’une musique faite de coq-à-l’âne ; il se laisse à parts égales épater et séduire, l’art du spectacle commence pour lui par une absolue passivité, la sienne, qui ne durera pas, mais sait faire son office – des années plus tard, après l’Amérique, après Londres, sur le Pequod, il tentera de partager ses premières joies sans bien y parvenir (il essaiera la confidence, puis il déclamera, sans succès) : sa fascination de voir non seulement des Blancs d’Amérique se déguiser en Noirs en se peignant le visage, mais à leur tour des Noirs se déguiser en Noirs d’après le déguisement des Blancs, une traînée claire autour des lèvres : dans ce déguisement de Noirs en Noirs le jeune Achab avait eu l’intuition de saisir quelque chose comme la clef des beaux-arts, ou l’un des secrets du monde lui-même, le monde séculier, hélas sans lui donner un tour précis : trop tôt sans doute, ou trop d’impatience.

    (...)

    Autre extrait

    Oh, pas de problème, on pourrait mourir comme on éternue, la volonté ne va pas à l’encontre d’une mort fulgurante, on en a vu à dix-huit ans traverser la fenêtre pour le plaisir de traverser la fenêtre, faisant coïncider, sans le vouloir ? en le voulant ? spontanément quoi qu’il en soit, le saut par la fenêtre avec l’interruption définitive d’une vie passée à regarder des rideaux. 

     The Amen Corner, James Baldwin (1954)

    Mama ? You think it don’t tear me to pieces to have to lie to you all the time. Yes, because I been lying to you, Mama, for a long time now ! I don’t want to tell no more lies. I don’t want to keep on feeling so bad inside that I have to go running down them alleys you was talking about—that alley right outside this door !—to find something to help me hide—to hide—from what I’m feeling. Mama, I want to be a man. It’s time you let me be a man. You got to let me go.

    (A pause.)

    If I stayed here—I’d end up worse than Daddy—because I wouldn’t be doing what I know I got to do—I got to do ! I’ve seen your life—and now I see Daddy—and I love you, I love you both !—but I’ve got my work to do, something’s happening in the world out there, I got to go ! I know you think I don’t know what’s happening, but I’m beginning to see—something. Every time I play, every time I listen, I see Daddy’s face and yours, and so many faces—who’s going to speak for all that, Mama ? Who’s going to speak for all of us ? I can’t stay home. Maybe I can say something—one day —maybe I can say something in music that’s never been said before. Mama—you knew this day was coming.

     Amérique, Franz Kafka & Aux îles Kerguelen, Laurent Margantin emboités dans le même texte (1927 & 2013)

    Diane passe me voir après le lâcher du ballon-sonde, et me donne la météo des prochains jours (à vrai dire je suis devenu un peu méfiant depuis Val Studer). Elle a avec elle l’exemplaire d’Amérique que je lui ai prêté.

    — Le roman s’intitule aussi Le Disparu. Karl Rossman fait un voyage en Amérique, et son voyage est comme une disparition. Je me demande si je ne vais pas disparaître moi aussi, aux Kerguelen !

    — Si tu continues à manger si peu, c’est ce qui va t’arriver !

    Diane accepte gentiment de me lire les premières pages du récit.

    — « Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann, que ses pauvres parents envoyaient en exil parce qu’une bonne l’avait séduit et rendu père, entra dans le port de New York sur le bateau déjà plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière ».

     L’ancêtre, Juan José Saer (1983), traduit par Laure Bataillon

    Déjà les ports ne me suffisaient plus : il me vint une faim de haute mer. L’enfance attribue à son ignorance et à sa gaucherie l’incommodité du monde ; il lui semble que loin, sur la rive opposée de l’océan et de l’expérience, le fruit est plus savoureux et plus réel, le soleil plus jaune et plus amène, les paroles et les actes des hommes plus intelligibles, plus justes et mieux définis. Enthousiasmé par ces réflexions — qui étaient aussi la conséquence de la misère —, je me mis en campagne pour m’embarquer comme mousse, sans trop me préoccuper de la destination que j’allais choisir : l’important était de m’éloigner du lieu où j’étais vers un point quelconque de l’horizon circulaire, fait de délices et d’intensité.

     Les animaux sentimentaux, Cédric Duroux (2016)

    J’aurais bien aimé que ma sieste fasse disparaître la honte. Comme j’ai souvent espéré, petit, me réveiller hétéro après une bonne nuit de sommeil. Comme j’ai cru longtemps, à l’adolescence, que substituer systématiquement dans mon esprit un corps de femme à celui d’un homme au moment de jouir finirait par me guérir de l’homosexualité. Je ne voulais pas me prendre une balle dans la tête. Je voulais devenir un hétérosexuel pavlovien. Ça n’a jamais très bien marché.

     L’appel de Londres, Philippe Castelneau (Publie.net, 2015)

     Approches, drogues et ivresse, Ernst Jünger (1970), traduction Henri Plard

    À seize ans, il avait été pour la première fois invité à une beuverie par des camarades, et était tombé dans un état de délire dont il n’arrivait pas à se souvenir, mais qui avait duré des jours entiers et dans lequel tout était devenu possible. Il s’était aussi passé quelque chose ; il préférait ne pas entrer dans les détails. En pareil cas, une vie entière peut se trouver détruite dans l’espace d’une minute. Quoi qu’il en fût, il avait juré à sa mère, qui se traînait à genoux devant lui, d’éviter désormais, et toujours, non seulement la première bouteille, mais même le premier verre.

     Antananarivo, ainsi les jours, Johary Ravaloson (Publie.net, 2010)

    A l’époque, je harcelais mes parents pour qu’ils trouvent les moyens de m’envoyer au-delà des mers, vers ce que je pensais être la vraie vie. Pour y arriver, il me fallait gagner une bourse, en suppliant un de ces gros bonnets qui ne manquaient pas de féliciter Père pour son dévouement à la cause commune jamais payé de retour jusque-là, rafler de l’argent magique comme ce qu’obtenaient mystérieusement des fonds internationaux certains fonctionnaires – on voit tous les jours encore dans la presse que ces institutions offrent des sacrés millions, des milliards même ; pourquoi n’y aurait-il pas eu une petite miette pour moi ? - me relier à un oncle, qu’importe, une tante ou un cousin éloigné là-bas qui aurait pu m’héberger le temps que je fasse fortune moi aussi. Étudier était le prétexte. Ce que je voulais, c’était partir.

     A Portrait of the Artist as a Young Man, James Joyce (The Egoist, 1914-1915)

    A messenger came to the door to say that confessions were being heard in the chapel. Four boys left the room ; and he heard others passing down the corridor. A tremulous chill blew round his heart, no stronger than a little wind, and yet, listening and suffering silently, he seemed to have laid an ear against the muscle of his own heart, feeling it close quand quail, listening to the flutter of its ventricles.
    No escape. He had to confess, to speak out in words what he had done and thought, sin after sin. How ? How ?
    - Father, I...
    The thought slid like a cold shining rapier into his tender flesh : confession. But not there in the chapel of the college. He would confess all, every sin of deed and thought, sincerely ; but not there among his school companions. Far away from there in some dark place he would murmur out his own shame ; and he besought God humbly not to be offended with him if he did not dare to confess in the college chapel and in utter abjection of spirit he craved forgiveness mutely of the boyish hearts about him.

    B

     Big Bang City, Mahigan Lepage, Publie.net (2016) — ici sur son site

    Hier, j’ai fait un tour de la ville en moto. Le jeune motard conduisait comme un fou. Je sais bien que le trafic est une folie généralisée en Inde, mais je jure que son cas à lui était plus grave. Pendant le trajet, il a tamponné des taxis, heurté un piéton sur un trottoir. Il envoyait promener tout le monde (à voir la docilité avec laquelle ses cibles acceptaient ses reproches, je me suis dit qu’il appartenait sûrement à une caste supérieure). Le type même de l’enragé, de ceux qui croient que tous les autres conduisent comme des fous, sans conscience aucune de leur propre délire motorisé. À un moment, il s’est arrêté en pleine rue juste pour engueuler un chauffeur de bus. Il a 19 ans.

     Braves d’après, Anton Beraber, Gallimard (2022)

    À dix-huit ans Retour dit au grand-père qu’il partait. Il n’y eut pas cette fois de dispute, le grand-père à la fin du café l’avança en voiture sur la route du Sud. Quand le silence du vieux lui fut insupportable et qu’il eut refusé par deux fois les billets de cinquante qu’il lui glissait dans la poche, Retour demanda à descendre. C’était le rond-point du Point. P. Il eut tout le temps là-bas de réfléchir au sens qu’il fallait donner à ce silence ; à dix-huit ans, cependant, la peur la pire estbien de trouver ce que l’on cherche. Les graviers du virage semaient sur ses tibiais des œillets douloureux, il pleuvait mais qu’importe : la rupture était consommée. L’immensité immense immensait immensément. Au soir il avait atteint Orléans.

    C

     Le camion, Neige Sinno, Christophe Lucquin éditeur, 2018

    Quand elle se réveille, l’auto-stoppeuse se laisse questionner. Elle semble soudain avoir envie de parler, une envie un peu incontrôlable, comme ça arrive quand on est resté seul trop longtemps sans interlocuteur, on croit qu’on va dire trois mots et le débit s’emballe comme un flot quand on ouvre les digues. Ça fait longtemps que tu fais du stop ? lui demande Mathieu. J’ai commencé à l’adolescence, dit la fille, j’allais au lycée en stop, puis ça m’a donné des idées. Quand je montais, les gens me disaient où ils allaient, et moi, toujours, je m’arrêtais au village de mon lycée. Jusqu’à ce qu’un jour on me dise le nom d’une ville à trois heures de route et j’ai dit, moi aussi, justement c’est là que je vais.

     Cat’s Cradle, Kurt Vonnegut, (1963)

    His education was interrupted by the First World War. He enlisted in the infantry, fought with distinction, was commissioned in the field, was mentioned four times in dispatches. He was gassed in the second Battle of Ypres, was hospitalized for two years, and then discharged.

     Carnet de notes, 1980-1990, Pierre Bergounioux (2006)

    Je lis le Voyage atlantique de Jünger jusqu’à une heure tardive. Je donne la plus grande attention aux pages consacrées à ses courtes excursions sur les rives de l’Amazone. Je conçois le soulèvement que la fécondité monstrueuse de cet univers, l’intensité de ses couleurs, de ses odeurs peuvent susciter dans une sensibilité formée sous nos climats, au contact d’une terre domestiquée, froide, uniformisée. « Les puissances authentiques se dévoilent », « se balancent au-dessus de nous comme de grands papillons », « le temps ruisselle ». Ces impressions, elles m’assaillent lorsque je m’enfonce dans les solitudes, dans les rêves où le sol grouille d’insectes magnifiques. De dix-sept à vingt-sept ans, je me suis enseveli dans les livres. Si j’étais mort en 1976, comme je l’ai craint, je n’aurais pas vraiment vécu. Je n’aurais pas su vraiment ce que sont les trois règnes et les quatre éléments, le monde qui nous est échu en partage.

     La Cave, Thomas Bernhard, (1976), traduit par Albert Kohn

    Cette notion : aller dans le sens opposé, je l’avais sans cesse énoncée en moi-même sur le chemin de l’Office du travail, sans cesse : dans le sens opposé, la fonctionnaire ne comprenait pas quand je disais : dans le sens opposé car je lui avais dit une fois : je veux aller dans le sens opposé, elle me jugeait vraisemblablement fou car je lui avais effectivement dit plusieurs fois : dans le sens opposé, comment, pensais-je, pouvait-elle d’ailleurs me comprendre alors qu’elle ne savait absolument rien de moi, pas la moindre chose ?

     Les cercueils de zinc, Svetlana Alexievitch (Christian Bourgois, publication originale 1990, traduction Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest)

    Vous voyez un chameau qui avance en traînant ses boyaux derrière lui comme s’il dévidait ses bosses... Il faut l’achever... Mais on est quand même programmé pour une vie civile : on n’arrive pas à l’achever... Pourtant, certains tiraient même sur des chameaux valides. Comme ça, pour rien ! Par connerie. En Urss ça lui vaudrait d’être coffré, ici il passe pour un héros : il se venge des bandits. Pourquoi les gars de dix-sept, dix-neuf ans peuvent-ils tuer plus facilement que des hommes de trente ans ? Parce qu’ils n’éprouvent pas de pitié.

     Ce qui nous sépare, Anne Collongues, Actes Sud (2016)

    L’école, ce n’était pas pour moi, à seize ans, j’ai commencé à travailler dans une usine de biscuits, mais un matin, en chemin vers l’usine, j’ai fait demi-tour et n’y suis jamais retourné. Avec tout mon salaire, je me suis acheté un vélo. On ne pouvait pas m’attraper.

     La Comédie urbaine, Sébastien Doubinsky, 2021

    Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ?
    — Euh rien… Enfin si, des études de philosophie…
    — Ah, la philosophie… Un truc d’hommes blancs, ça…
    Ton oncle Louis nous en a parlé, autrefois… Il nous a dit que
    c’était à cause de ça qu’il était parti de chez lui et qu’il avait
    fait le tour du monde.
    — À cause de la philosophie ?
    — Oui, il disait que ça lui faisait mal à la tête. Il n’avait que
    seize ans, quand il est parti, tu sais.

     Comment va le monde avec toi, Laure Morali, (2013)

    Mar kouez enem sav — s’il tombe il se relève : notre devise gravée sur une pancarte de bois, au-dessus du comptoir. Personne n’est allé à la fête de la Mer. « Pas bougé ». L’économie de mots d’un petit homme à la diction chuintante amusé par sa propre asociabilité. Il tente de dissimuler un regard tendre sous sa casquette. Des lampes tempêtes s’allument dans ses yeux au moindre battement de cil. Son voisin vient de lui raconter comment, embarqué à quatorze ans et trois mois, Rio de Janeiro, Montevideo, Buenos Aires, quand il revient, il a seize ans et sa propre mère ne le reconnaît plus. Armoire à glace, il se fraie un chemin dans la foule qui a envahi le port, lui donne une tape à l’épaule : « Je suis là, Maman. Penaos emañ ar bed ganit ? » Penaos emañ ar bed ganit ? Comment va le monde avec toi ?

     Confiteor, Jaume Cabré, traduit par Edmond Raillard (2011

    — Tu seras un grand violoniste, un point c’est tout, avait dit maman quand je pus la convaincre qu’il valait mieux laisser le Storioni à maison, à tout hasard, et trimballer le Parramon tout neuf à droite et à gauche. Adrià Ardèvol aborda sa seconde réforme éducative avec résignation. Par moments, il commença à rêver de s’enfuir de chez lui.

     Contre Télérama, Éric Chauvier

    ADOLESCENCE. – Que savons-nous des rassemblements des adolescents périurbains dans ces arrière-places de nos lotissements – des espaces verts, boisés, de forme rectangulaire -, de leurs petits jeux de séduction, de leurs drames à leur échelle, de leur refus du monde adulte et, par là, de leur résistance à une logique de classe qui, bientôt, les absorbera vraisemblablement ? De nos pavillons, nous les entendons crier de façon obscène à notre intention ; lorsque nous les cherchons ils chuchotent et ils disparaissent. En se rendant réceptif à ces hurlements sauvages, l’adulte évite ici de flirter avec une tristesse sans nom. Il éperonne sa mémoire et produit des images, des odeurs et des sons qui délient son potentiel de fiction, autrement dit son aptitude à transgresser les standards de la vie mutilée.

     Corniche Kennedy, Maylis de Kerangal (2008)

    Les petits cons de la corniche. La bande. On ne sait les nommer autrement. Leurs corps est incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c’est un seul et même âge, celui de la conquête : on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison.

    D

     Le Décaméron, Boccace, traduit par Sabatier de Castres (entre 1349 et 1353)

    Après avoir atteint sa seizième année, Jeannot, qui, malgré l’esclavage, avait conservé un cœur digne de sa naissance, ne pouvant plus soutenir une condition si dure et si vile, s’évada de chez Gasparin, monta sur des galères qui partaient pour Alexandrie, et parcourut plusieurs pays, sans cependant trouver aucun moyen de s’avancer. Au bout de trois ou quatre ans de courses et de travaux, qui n’avaient pas peu contribué à former son corps et à mûrir sa raison, il apprit que son père vivait encore, mais que le roi Charles le retenait en prison. Désespérant de faire changer la fortune, il erra encore çà et là, jusqu’à ce que, le hasard l’ayant amené dans le territoire de Lunigiane, il alla offrir ses services au marquis de Malespini, qui gardait sa mère chez lui. Comme Jeannot était devenu bel homme et qu’il avait fort bonne mine, ce seigneur l’accepta pour domestique, et fut on ne peut plus satisfait de sa manière de servir. L’âge et les chagrins avaient fait un si grand changement sur la mère et le fils, qu’encore qu’ils se vissent quelquefois, ils ne se reconnurent ni l’un ni l’autre.

     Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message (Seuil, 2016)

    À peine avaient-ils mis le pied dehors qu’une forme a bondi par-dessus la barrière de l’enclos. Elle m’a dépassé par la gauche – une femme, une de celles qui se trouvaient enfermées là – et a franchi la porte à double battant. J’ai couru à sa suite d’instinct, je l’ai vue foncer tête baissée entre le gérant et les gardes, et partir comme une dératée sur le chemin qui filait vers les champs. Les quatre éleveurs d’abord n’ont pas bougé. Ils n’en revenaient pas. L’insolence de cette fuite. Puis le gérant a glapi : « Vous voyez comme ils sont. Vous voyez ce qui se passe quand on les laisse sans surveillance ! » La fugitive s’éloignait par saccades, comme quelqu’un qui ne sait pas courir et que son poids embarrasse, mais décidée tout de même, portée par le fol espoir. « Salope ! a hurlé un des gardes. Oh celle-là, elle va prendre. » Il a épaulé son fusil. C’est à ça que servent les fusils. À ne pas avoir à faire le déplacement. Il a tiré un premier coup, rechargé aussitôt. Une nappe de brume montait de la rivière, envahissait le champ et commençait à nous couper la vue. « Baissez ce putain de fusil », je lui ai dit entre mes dents. Et j’ai posé une main que j’aurais voulue implacable sur le haut du canon. Le type m’a jaugé, stupéfait, partagé entre incompréhension et commisération, avec l’air de trouver que vraiment je planais, que l’on ne vivait pas dans le même monde. Là-bas, j’avais cru voir la femme tomber. Mais il n’y avait pas moyen d’être sûr : les silhouettes à cent mètres devenaient des fantômes. Elle pouvait aussi avoir dérapé et s’être ensuite reprise, ou s’être jetée à terre, ou avoir tenté un crochet dans l’espoir d’éviter les balles.

     Demain (To-morrow), Joseph Conrad, traduit par Jean-Yves Cotté (Publie.net, publication originale 1902)

    Noticing a stranger listening to him with a vacant grin, he explained, stretching out his legs cynically, that this queer old Hagberd, a retired coasting- skipper, was waiting for the return of a son of his. The boy had been driven away from home, he shouldn’t wonder ; had run away to sea and had never been heard of since. Put to rest in Davy Jones’s locker this many a day, as likely as not.

    Remarquant qu’un inconnu l’écoutait en arborant un grand sourire niais, il expliqua, en allongeant impudemment les jambes, que ce vieux fou de Hagberd, capitaine de caboteur à la retraite, attendait le retour de son fils. Le garçon s’était enfui de chez lui, pas étonnant... avait pris la mer et nul ne savait ce qu’il était devenu. Disparu en mer au jour d’aujourd’hui, peut-être ou peut- être pas.

     Dérives dans l’espace-temps (« La mort en duplicata de Rupert Sorley »), Lucien Suel, Éditions QazaQ (2015)

    Au printemps de 1918, Rupert Sorley, 17 ans, franchit le Channel pour rejoindre le champ de bataille en France et en Belgique. Pour certains, jeunes, la guerre est une aventure. 

    (...)

    Le tir de barrage d’artillerie a choqué le garçon. La trouille l’envahit. Rupert ne se domine pas. Il tremble comme une feuille de vigne dans le vent. La tranchée qui mène au Q.G. du bataillon est impraticable. Les obus éclatent. Rupert a peur. Il sait qu’il ne traversera pas le barrage. Autour de lui, la terre et la pierre se soulèvent. Une fumée noirâtre masque le firmament. Le vacarme est dantesque. Rupert Sorley perd son sang-froid. Un gros trou dans son moral. Il quitte la tranchée et commence à cavaler comme un idiot dans le bruit et la fureur du champ de bataille. « Non ! Pas mourir ! Pas mourir ! I don’t want to die ! » 

     Le docteur Jivago, Boris Pasternak (1957), traduction Louis Martinez, Jacqueline de Proyart, Hélène Peltier-Zamoyska et Michel Aucouturier

    Il y avait chez nous à l’époque quatre soeurs Tountsov (une de plus que chez Tchékhov) à qui tous les étudiants de Iouriatine faisaient la cour : Agrippina, Advotia, Glafira et Sérafina Sévérinovna. On faisait un jeu de mots sur leur patronyme et on les surnommait « Les Sévérianki ». C’est l’aînée que Mikoulitsyne a épousée.
    « Peu de temps après, ils ont eu un fils. Son imbécile de père, qui avait le culte de la liberté, le baptisa d’un nom peu courant : il l’appela Livéri. Livéri, surnommé familièrement Livka, était un galopin, mais il se révéla remarquablement doué pour beaucoup de choses. La guerre éclata. Livka falsifia son acte de naissance, et tout gosse — il avait quinze ans — il fila comme volontaire sur le front.

    E

     Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov (2002), traduit par Hélène Châtelain

    Cela ne te concerne pas, tu es tout jeune encore , plein d’espoirs, débordant de futur. Qu’as-tu à faire d’un Fugitif si, à la banque du temps, tu disposes d’un tel capital ? Que sais-tu de lui ?
    Rien.
    Dors, ou fais semblant de dormir, mais tais-toi, sinon tu serais capable de lui demander ce qu’il fuit et il faudrait alors expliquer des choses que tu n’as pas encore la force de comprendre. Car, vois-tu, on fuit toujours les mêmes choses : les espoirs non réalisés, la banqueroute d’un amour malheureux que plus rien ne nourrit, le quotidien que tu as mis toi-même en place en attendant de te construire une prison confortable avec vue sur le mur du voisin, et tout cela payé au prix fort, en temps de vie. On fuit — et c’est ce qu’il y a de plus difficile à expliquer alors que tu viens à peine de finir tes études et que le monde entier t’apparteient — on fuit le talent dilapidé.
    Mais attends un peu — dix-sept ans à peine — et tu regarderas le Fugitif avec de tout autres yeux. C’était un adolescent comme toi, auquel on avait inculqué, sur les sentiers de l’enfance, les mêmes principes qu’à toi : « Le monde est merveilleux, tout est permis, vas-y, fonce ! »

     Enig marcheur, Russell Hoban, traduit par Nicolas Richard (Monsieur Toussaint Louverture, publication originale 1980)

    Poing a dit : « Caisse tas là ? »
    J’ai motus. On avé pas le droit de garder ce qu’on trouvv dans les creuz par fois ils nous fouillé mais pas tout jour.
    Il a dit : « Tu forêt bien de me rpondre jai dit caisse tas là ? »
    J’ai dit : « Pour quoi tu jettes pas un oeil toi meum. »
    Il a dit : « D’accord je vais en jeter un. » Il se proche du bord de la fauss et tend la main.
    Je mets vite le pentin et la main morte dans ma poch en suite je trappe la main de Poing dans laideux miennes et je vire volt et le fais passer dssus mon népole tête la premyèr dans la bouyass. Je pouv rien fer d’aurt pour sauver ma peau.
    Du coin de l’oeil jai vu son pied qui des passé de la bouyass et se gité et Crayeur Marchman le cont mait de la creuz ma courr après.
    Je suis sorti de la fauss mes peids sont foncé et clapott et jai grimpé le montécul jusqu’à la ho tairre et franchiss les barryèr sans raliser ce que je faisé. Cest mes pieds quont fait ça tout seuls jy ai meum pas rfléchi.

     Étoile distante, Roberto Bolaño, traduit par Robert Amutio (Christian Bourgois, publication originale 1996)

    J’avais l’impression d’être, je ne saurais dire pourquoi, le seul prisonnier à regarder le ciel. Sans doute parce que j’avais dix-neuf ans.

     Étoile du matin, Wu Ming 4, traduit par Leila Pailhès (Éditions Métailié, publication originale 2008)

    Plus tard, ce soir, il découvrirait qu’il s’appelait Andy Mills et qu’il n’avait pas de demeure fixe. Il était né à Blackpool vingt-trois ans plus tôt. À douze ans, il s’était enfui de chez lui en sautant dans une roulotte de jongleurs, il était allé jusqu’à York avant qu’ils ne le réexpédient d’où il venait. Pour le punir, son père l’avait frappé jusqu’au sang. Ce jour-là Andy s’était juré de le tuer, mais il s’était contenté de partir pour de bon quatre ans plus tard. 

     L’étoile la plus proche d’elle-même, Jacques Ferry (Editions MF, 2006)

    La nudité impose un tremblement unique. La vocation du marauder s’éveille entre le saponine et les agates. Le sentiment de castration veut s’amuser comme tout le monde. Une évasion de collège se prépare intérieurement. Une ombre refait les mêmes gestes jusqu’au passage à niveau. La cloche souligne l’existence d’une tour à la récréation. Les lueurs d’une procession s’approchent de l’abreuvoir vespéral. Un type sale offre la peau d’un autre au vent desséchant, à la foudre, au plaisir ou à la poussière.

    F

     Les fantômes, César Aira (Christian Bourgois, traduction Serge Mestre, publication originale 1990)

    Abel Reyes continuait à faire patiemment la queue, les bras tuméfiés à cause du poids. Il était occupé à regarder quelques jeunes filles très belles qui attendaient comme lui. Mais il le faisait de façon très discrète. Sans mentir, il pouvait affirmer que les jeunes filles étaient ce qu’il aimait le plus au monde, mais toujours en maintenant une certaine distance, à cause de la timidité pathologique de son adolescence. De plus, il pensait que son immobilité, obligatoire dans la queue du supermarché, ne le farovisait guère. Pour lui, l’état naturel était le mouvement, y compris le mouvement qui consistait à fuir.

     Les fils de la vierge in Les âmes secrètes, Julio Cortázar (Folio, publication originale 1959, traduction Laure Guille-Bataillon)

    Je pourrais vous raconter la suite en détail mais cela n’en vaut pas la peine. La femme prétendit que personne n’avait le droit de prendre une photo sans permission et elle exigea qu’on lui remît la pellicule. Tout cela d’une voix sèche et claire, à l’accent bien parisien, qui montait de ton et de couleur à chaque phrase. Personnellement, cela m’était bien égal de lui donner la pellicule, mais ceux qui me connaissent savent qu’il faut me demander les choses gentiment. Je me limitai donc à répondre que non seulement il n’est pas défendu de prendre des photos dans les lieux publics, mais que cet art jouit de la plus grande estime officielle et privée. Ce disant, je savourai malicieusement le plaisir de voir le jeune garçon se replier, rester en retrait, simplement en ne bougeant pas. Et soudain, cela semble presque incroyable, il se mit à courir ; il devait sans doute croire, le pauvre, qu’il marchait, mais en réalité il prit ses jambes à son cou, passa à côté de la voiture et se perdit comme un fil de la vierge dans l’air du matin.

     La fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievich (Actes Sud, 2013, traduction Sophie Benech)

    Ah, je t’ai pas raconté comment je me suis mariée. J’avais dix-huit ans. Là, je travaillais déjà dans l’usine de briques. L’usine de ciment avait fermé, alors j’étais allée dans une usine de briques. Au début, je m’occupais de l’argile. À l’époque, on faisait tout à la main… Avec des pelles… On déchargeait l’argile des camions et on l’étalait dans la cour en couche bien régulière, pour qu’elle “repose”. Au bout de six mois, je poussais déjà des wagonnets pleins de briques depuis les moules jusqu’aux fours… À l’aller, des briques pas cuites, et au retour, des briques cuites, brûlantes. On les sortait des fours nous-mêmes… Il faisait une chaleur épouvantable ! On sortait quatre à six mille briques en une journée de travail. Jusqu’à vingt tonnes. On n’était que des femmes pour faire ça. Et des jeunes filles… Il y avait aussi des hommes, mais ils étaient surtout dans les camions. Ils conduisaient. Il y en a un qui s’est mis à me faire la cour… Il s’approchait de moi, il éclatait de rire, il me posait la main sur l’épaule. Un jour, il m’a dit : “Tu pars avec moi ?” J’ai dit oui. J’ai même pas demandé où. Et on s’est engagés pour la Sibérie. Pour bâtir le communisme ! (Elle se tait.) Et maintenant… Ah là là ! Enfin, bon, qu’est-ce que vous voulez… Tout ça n’a servi à rien… On a trimé pour rien… C’est dur à admettre. Et c’est dur de vivre avec ça… On a tellement travaillé ! On construisait, on faisait tout à la main. Ah, c’était pas une époque facile ! Quand je travaillais à l’usine de briques, une fois, je me suis pas réveillée. Après la guerre, quand on arrivait en retard au travail… Dix minutes de retard, c’était la prison. C’est le chef d’équipe qui m’a sauvée : “Tu diras que je t’avais envoyée à la carrière…” Si quelqu’un nous avait dénoncés, lui aussi, il aurait été condamné. Après 1953, on a arrêté de punir pour les retards. Après la mort de Staline, les gens se sont mis à sourire, mais avant, on faisait tout le temps attention. On souriait pas.

    (...)

    C’est un gamin qui s’est fait exploser à la station Avtozavod­skaïa, un kamikaze. Un jeune Tchétchène. On a appris par ses parents qu’il lisait beaucoup. Il aimait Tolstoï. Il a grandi pendant la guerre – les bombardements, les tirs d’artillerie… Il a vu mourir ses cousins et, à l’âge de quatorze ans, il s’est enfui dans les montagnes pour rejoindre Amin Khattab. Il voulait les venger. C’était sans doute un garçon intègre, avec un cœur ardent. On se moquait de lui… Ha, ha, ha ! Pauvre petit idiot… Mais il a appris à tirer mieux que tout le monde, à lancer des grenades. Sa mère l’a retrouvé et l’a ramené au village, elle voulait qu’il aille à l’école et devienne soudeur. Mais au bout d’un an, il est retourné dans les montagnes. On lui a appris à manier des explosifs, et il est venu à Moscou… (Elle se tait.)

     Formation, Pierre Guyotat (Gallimard, 2007)

    Venu avec son patron pour évaluer et planifier les travaux de réfection du local, un jeune apprenti du Soleil, trois ans de plus que moi, m’offre, à l’écart, une cigarette, que je fume tout entière : comme je me sens mal, il me met sa main au cou et me couche sur les gravats noircis. « Reste ici, je reviens tout à l’heure, après le boulot... Tu veux bien être mon pote ? » Il revient, me dit qu’il va chercher sa soeur qui doit « en finir avec un client », il repart, mon vertige augmente, mais je bande au-dedans ; les voici : lui, une chevelure blonde qu’il ramène derrière ses oreilles rouges, elle, petite, brune, lèvres rouges, voix cristalline ; en fourreau noir. Et un faux renard autour du cou. Ils me relèvent, elle nous emmène dans un snack-bar, où sur le formica bleu elle mange un steak. Lui, lui prend la fourrure du cou et se l’enroule autour du sien, au-dessus de ses épaules demi-nues. Elle : « Il est beau mon frère, non ?, le soleil lui pleut sur la tête. »
    Le Dimanche suivant, avant l’arrivée du car d’Annonay pour Saint-Etienne, je fouille très vite dans l’armoire de ma mère, y prends une fourrure de vrai renard, et la tasse dans ma petite valise. Le lendemain, avant le dîner, la fourrure dans ma poche, je retourne au local détruit, deux ouvriers déjà dégagent les gravats, je leur demande où est l’apprenti, ils me disent d’aller voir sa soeur, rue Michelet, en face de la chocolaterie Weiss. J’y vais, j’attends, sors la fourrure de ma poche, et l’enroule autour de mon cou, une voiture noire stoppe contre le trottoir, trois hommes dedans, dont un, qui, vitre baissée, me dit de monter. Je m’enfuis.

     Franck, Anne Savelli (Stock, 2010)

    Tu as seize ans. C’est le jour de ton anniversaire. Comme d’habitude tu te dis que tu auras, tu en es sûr, moins de cadeaux que tes frères mais tu vas souffler tes bougies, les paquets sont encore fermés. Tu souffles.

    (...)

    Est-ce que tu prends tes jouets ? tes affaires de lycée ? des souvenirs d’enfance ? Combien de sacs en tout ?
    Dépêche-toi dit-elle (dit l’assistante sociale).
    Tu as seize ans, trop tard.
    On voudrait tirer sur ces jours, les plaquer en arrière comme on rabat un voile, comme on plie un tissu, figer l’instant d’avant
    l’annonce
    l’instant d’avant l’annonce être encore dans le souffle, la pause, le quasi-rien, ou même dans l’attente.
    On voudrait se tordre en tous sens pour que ça n’arrive pas, pour que ça n’arrive pas, que ça ne puisse même pas s’envisager, pour que ça ne se fige pas dans le temps, comme ça.
    Tu grimpes la côte. Montes dans la voiture.
    Est-ce qu’elle te dit au revoir, ta mère ? Et tes frères ? Dans quel creux as-tu encore ta place, aujourd’hui maintenant oui ?

     Les frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski (Babel, publication originale 1879, traduction André Markowicz)

    Au lycée, il n’avait pas fini ses études ; il lui restait encore à faire une année entière, quand, brusquement, il avait déclaré à ces deux dames qu’il partait chez son père pour une certaine affaire qui lui était venue en tête. Ces dames l’avaient beaucoup plaint, et avaient d’abord refusé de le laisser partir. Le voyage coûtait très peu cher, les dames ne lui avaient pas permis de mettre en gage sa montre — cadeau de la famille de son bienfaiteur avant leur départ pour l’étranger, mais l’avaient somptueusement fourni en moyens, renouvelant même sa garde-robe et son linge de corps. Lui, néanmoins, il leur avait rendu la moitié de l’argent, déclarant qu’il voulait absolument voyager en troisième. Arrivé dans notre petite ville, il avait laissé les premières questions de son géniteur : "Qu’est)ce qui t’amène maintenant, sans avoir fini le lycée ?" sans réponse directe, mais s’était montré, à ce qu’on rapporte, extraordinairement pensif. On avait su peu de temps après qu’il recherchait la tombe de sa mère.

     Fuites mineures, Mahigan Lepage (Mémoires d’encrier, 2014)

     Funambule mais le fil est barbelé, Pierre Causse (Editions Jacques Brémond,, 2012)

    cela commence par la faille
    ça claque d’un coup de tonnerre
    et il te faut lever la tête
    voir l’éclair
    et essayant de le saisir de tes mains lourdes
    tu te rends compte de ta peur
    et tu te lèves
    et tu fuis
    car tu sais
    tu trouves ta caverne
    son sol de terre
    tu laisses des races tu es un passage
    les coups du ciel encore
    et la terre se fait boue
    tu t’écartes pui tu t’accomodes
    après tout
    les yeux se reposent terminent leur révolution
    plutôt que saisir la terre
    tu dis qu’elle t’appartient et qu’il suffit

    tu traces ta peur et ta peur fige tes traces
    et pour les suivants alors
    leurs nuques ankylosées

    s’acceptent abattues

    P. 57

    G

     Go Tell it on the Mountain, James Baldwin, 1953

    John laughed at her so ancient-seeming distress—he was very fond of his baby sister—and whispered in her ear as he started back to the living-room : ‘Now, you let your big brother tell you something, baby. Just as soon as you’s able to stand on your feet, you run away from this house, run far away.’ He did not quite know why he said this, or where he wanted her to run, but it made him feel instantly better.

    (...)

    On that day she saw the proud house humbled ; green silk and velvet blowing out of windows, and the garden trampled by many horsemen, and the big gate open. The master and mistress, and their kin, and one child she had borne were in that house—which she did not enter. Soon it occurred to her that there was no longer any reason to tarry here. She tied her things in a cloth that she put on her head, and walked out through the big gate, never to see that country any more.

    (...)

    When Royal was sixteen the war came, and all the young men, first the sons of the mighty, and then the sons of his own people, were scattered into foreign lands. Gabriel fell on his knees each night to pray that Royal would not have to go. ‘But I hear he want to go,’ said Deborah. ‘His grandmama tell me he giving her a time because she won’t let him go and sign up.’

    (...)

    ‘I sure don’t care what God don’t like, or you, either,’ Elizabeth’s heart replied. ‘I’m going away from here. He’s going to come and get me, and I’m going away from here.’

     La grande eau, Živko Čingo, traduit par Maria Bejanovska (Nouvel Attila, publication originale 1980)

    Dès qu’ils eurent ouvert la porte et que nous nous trouvâmes face à face avec la Grande Eau, je crus tout d’abord que l’un des enfants trouverait un peu de force pour s’envoler, que rien ne pourrait le retenir. J’espérais qu’il nous pousserait de nouvelles ailes pour nous emporter vers l’endroit dont notre cœur rêvait jour et nuit. Malédiction, cet incendie était vrai, l’eau brûlée s’était retirée. Je le jure, l’eau se sauvait, s’en allait. Que je sois maudit, tout avait été prévu ; une fois la tonte terminée, nous retournerions dans l’orphelinat, affolés et les larmes aux yeux. Alors les éducateurs, eux aussi un peu pris de folie, crièrent à haute voix :
    — Allez, envolez-vous, petits bâtards ! Envolez-vous ! Où que vous alliez, vous reviendrez dans l’orphelinat, comme de petits chiens, vous reviendrez !
    Que je sois maudit, c’était la vérité.
    Nous attendions impatiemment que cette tonte finisse. Puis affolés, nous nous sauvions vers l’orphelinat ; tout devenait sombre autour de nous.
    Dans la cour, ceux des classes supérieures qui n’étaient pas encore tondus attendaient. Nous fûmes dirigés vers la buanderie où nous laissâmes nos vêtements pendant qu’un homme de l’établissement d’hygiène nous aspergeait la tête avec une poudre blanche. Comme les vêtements manquaient, nous avons vécu tous ces jours-là à moitiés nus, en slip. On n’avait encore jamais vu un spectacle pareil dans la cour de l’orphelinat. Maigres, sous-alimentés, à peine développés, nous tournions comme de petits fous autour de notre petite ombre abîmée. Nous ne savions pas quoi faire avec notre tête mutilée, nos bras cassés, de nous-mêmes. Personne ne connaissait personne comme si nous nous rencontrions pour la première fois dans cet endroit maudit. Que je sois maudit, il nous a fallu des siècles pour nous reconnaître.

    Le fils de Keïten a dû me chercher longtemps pour me retrouver parmi ces souris tondues. C’était évident, même lui ne put cacher son émotion et sa tristesse quand il me revit pour la première fois. Seigneur, je me traînais près du mur comme un petit lézard noir. Il quitta sa classe et courut vers moi. Il s’envola. Je me sauvais, je me cachais, j’entrais dans le mur pour qu’il ne me voie pas, pour que je ne le voie pas. Mon Dieu, comme tout cela était affreux. Quand enfin il me décolla du mur — si j’avais pu je me serais emmuré moi-même — quand il me vit dans l’état où j’étais, il me fit un large sourire joyeux et dit :
    — Sois un homme, petit Lem ! Sois un homme, mon camarade ! Les cheveux repoussent vite, tu verras, ils poussent très vite, mon petit gars. Puis il prit tendrement et avec beaucoup de délicatesse ma tête entre ses mains osseuses et il m’embrassa sur le front de la façon la plus tendre du monde. Il me piqua avec ses dents supérieures pointues. Que je sois maudit, je tressaillis. Mon pauvre camarade, je le jure, se recula alors comme s’il s’était brûlé. Il me regarda longuement, oh ce regard ! Que je sois maudit, il n’y croyait pas, je vis une larme dans ses yeux. C’était la première fois que je voyais que le fils de Keïten pleurait, il ne voulait pas y croire, non, non, non ! Alors, comme si quelqu’un lui avait transpercé le cœur, il poussa un cri affreux :
    — Oh, ma mère ! Ma mère aimée, je brûle ! Je meurs, dit-il, et se mit à courir affolé, en haut, en bas de l’orphelinat, partout.
    Les enfants, tel un courant affamé devenu sauvage, le poursuivaient, couraient derrière lui, criant :
    — Hourra, hourra !
    Beaucoup de siècles sont passés depuis. À la fin, nous sommes sortis de l’orphelinat, nous avons même vécu des heures plus heureuses et plus amères, mais ces quelques instants incompréhensibles restèrent gravés dans mon cœur jeune et inexpérimenté comme le plus mauvais des rêves. Chaque fois que je vois des oiseaux affolés, des hommes en sang, une eau brûlée, des incendies, des champs dévastés, morts, des villages abandonnés, désertiques, des routes vides, un éclair blanc et court, un signe de sécheresse, des hommes en rang, que je sois maudit, à ce moment-là je pense que deux êtres se séparent. Que je sois maudit, j’entends ce cri.
    — Keïten — je sursaute dans le plus profond de mes rêves, je marche comme affolé, je le cherche, Keïten, c’est mon cri. Que je sois maudit, nous nous sommes quittés, nous nous sommes séparés de cette façon stupide. Je marche et la seule question qui secoue mon âme comme un éclair est : comment et où le retrouver maintenant ?

    H

     Héliopolis, Ernst Jünger, traduit par Henri Plard (Christian Bourgois, publication originale 1949)

    « C’est de cette manière que Riley, lui aussi, traversa l’abîme à la suite du Maure Séid, qui se rendait au marché d’esclaves de Mogador. Riley était marin et s’était enfui à quinze ans de la maison paternelle pour naviguer sur les voiliers. De tels hommes sont à l’épreuve du vertige. Et pourtant, il dit que, sur le chemin, le désespoir le prit et qu’il crut voir le monde chanceler sur sa base. Il lui fallut parfois fermer les yeux pour apaiser les tourbillons qui s’élevaient en lui et voulaient l’attirer au fond du néant sans limites. Puis venaient des places où des morceaux du ruban de pierre avaient roulé dans la mer ; les bêtes y renâclaient avant de prendre leur élan. »

    I

     L’idiot, Fiodor Dostoïevski (Babel, publication originale 1867, traduction André Markowicz)

    Oh, à présent, tout m’est devenu égal, à présent, je n’ai plus le temps de me mettre en rage, mais à l’époque, oui, à l’époque, je le répète, littéralement, chaque nuit, je rongeais mon oreiller, je déchirais ma couverture, tant j’étais furieux. Oh, comme je rêvais alors, comme je désirais, oui, je désirais, exprès, qu’on me chasse, moi, à dix-huit ans, à peine vêtu, à peine couvert, brusquement, à la rue, et qu’on me laisse, absolument tout seul, sans foyer, sans travail, sans un morceau de pain, sans parents, sans personne à qui m’adresser dans une ville gigantesque, affamé, roué de coups (tant mieux !), mais en bonne santé, et, là, j’aurais montré...
    Montré quoi ?

     Ilium, Dan Simmons (2003)

    The fighting begins to swirl around these fallen men. The Achaean called Ajax—Big Ajax, the so-called Telemonian Ajax from Salamis, not to be confused with Little Ajax, who commands the Locrisians—hacks his way forward, sheaths his sword, and uses his spear to cut down a very young Trojan named Simoisius, who has come forward to cover Agenor’s retreat.

    Just a week earlier, in the walled safety of Ilium’s quiet parks, while morphed as the Trojan Sthenelus, I had drunk wine and swapped ribald stories with Simoisius. The sixteen-year-old boy—never wed, never even bedded by a woman—had told me about how his father, Anthemion, had named him after the Simois River, which runs right next to their modest home a mile from the walls of the city. Simoisius had not yet turned six when the black ships of the Achaeans had first appeared on the horizon and, until a few weeks ago, his father had refused to allow the sensitive boy to join the army outside Ilium’s walls. Simoisius admitted to me that he was terrified of dying—not so much of death itself, he said, but of dying before he ever touched a woman’s breast or felt what it was like to be in love.

     Isidoro, Audrey Lemieux (Publie.net)

    « J’étais un peu plus jeune que vous — j’avais seize ans. Je m’étais embarqué sur un petit caboteur qui remontait les ports du Morbihan et du Finistère, en Bretagne. Lorsque nous accostions pour quelques jours à Quiberon, j’avais coutume d’emprunter la barque à voile d’un vieux matelot, établi près du port, qui avait connu mon père. Je naviguais jusqu’à Belle-Isle — c’était diablement loin, et je m’arrachais les bras à force de souquer, quand la voilure ne suffisait pas, et toujours je persistais, parce que je connaissais une petite crique où personne n’allait jamais, à l’écart des ports que je trouvais trop bruyants. Je n’apportais presque rien quand j’allais là-bas. Quelques pommes de terre que je faisais cuire dans la braise, c’est tout. »

    (...)

    « Je passais souvent là des nuits blanches : j’observais la mer, les étoiles, le feu que j’avais allumé. À l’aube, je m’étendais sur le sable, et je dormais deux ou trois heures avant de retourner à Quiberon. »

    J

     Les jardins statuaires, Jacques Abeille (Attila, 2010 — pagination Folio ici)

    — Mais que deviennent ces enfants ?
    — D’abord ce ne sont plus des enfants. Il ont grandi dans un milieu où l’on mûrit vite. Trop vite. Ils prennent la route. Ils errent. Ils s’arrêtent de temps à autre à la porte de quelque domaine pour mendier de la nourriture. D’eux-mêmes — car ce milieu-là aussi à ses légendes et ses traditions — ils se dirigent vers les limites de la contrée, vers les steppes. Les domaines sont plus espacés qu’ici où une route seulement les sépare. Là-bas, de vastes étendues de terre désolée isolent les communautés qui se retranchent dans des sortes de forteresses rustiques. Et puis cette trace ultime de civilisation disparaît et c’est la steppe désertique peuplée de halliers âpres, de vent, de spectres, sableuse et vouée aux poudres de l’oubli. Une seule route s’amorce en cette région. On ne sait où elle mène, certains parlent de cités mortes. C’est le long de cette route que les jardiniers, qui rentrent au pays sans avoir pu les vendre à l’étranger, déposent les statues qu’ils ramènent. Dans ces lieux inhospitaliers, errent des groupes humains que nous ne connaissons guère que par les coups de mains qu’ils tentent parfois, et le plus souvent en vain contre les domaines isolés. Ces gens, ce sont des nomades, des pillards, toute une population vague et clairsemée que le vent tantôt disperse et tantôt rassemble. C’est à ces groupes que se fondent les garçons dont nous suivons le destin. Ils seront esclave d’un meneur de rennes ou soudard dans la bande d’un voleur de bétail, s’ils ne périssent à peine arrivés selon le caprice d’un cavalier trop barbare. (P. 141-142)

    *

    — Le garçon dont je te parlais trouvait les vieilles coutumes abominables, affirmait sans cesse que tout était injuste et aussi que, malgré toutes nos prétentions et la possession du domaine, par notre condition nous ne différions pas tellement de ceux que nous avions proscrits. Il faut dire qu’on avait dû chasser l’une de ses soeurs. C’était horrible. Je crois qu’il était plein de haine. Un jour il a entendu cette légende du jeune chef qui était apparu parmi les brigands des steppes. Il n’en a rien dit autour de lui jusqu’au moment de l’initiation. Il s’est présenté devant l’assemblée avec trois camarades. Il a crié son mépris à la face des adultes et déclaré qu’il partait avec ses compagnons et que les anciens n’avaient qu’à, s’il leur chantait, inscrire cette décision dans les vieux livres. Ils ont quitté le domaine le soir même. D’autres, plus jeunes, s’étaient joints à eux. (P. 217)

    *

    Avec le vague espoir de me rencontrer sur quelque domaine où j’eusse par chance séjourné en même temps qu’eux, ou bien déterminés à tirer des adolescents qui m’avaient servi quelques lambeaux de ma parole, ou même pour se contenter d’éprouver le changement de climat qui suivait mon passage en quelque lieu, on voyait des pèlerins se mettre en route et sillonner le pays. Et comme si toutes ces observations n’étaient point suffisantes, l’éloge s’enfla jusqu’au sublime lorsqu’il en vint à parler des adolescents ; ce n’était pas que du domaine en perdition que ceux-ci s’étaient enfuis, leurs exodes fracassants navraient l’ensemble du pays d’une hémorragie continuelle tandis que de toute part s’enflait la rumeur qui les appelait vers les steppes.

    (P. 247 - 248)

    *

     Je venais juste de passer dans le groupe des adolescents, quand un garçon fut adopté par le domaine. C’est étrange toutes les choses que sait un enfant. Il me semble que j’ai toujours su que ma soeur était menacée. Aussi, quand ce garçon était arrivé sur le domaine, je m’étais occupé de lui. J’étais intéressé. Je ne tenais aucun compte de son âge, ni de celui de ma soeur, ni des difficultés de mon projet, ni des opinions ou des préférences du garçon. Je voulais marier ma soeur. Lui, c’était un petit gars malingre et silencieux — on voyait qu’il venait de la misère — et pourtant il était fier. il ne cédait jamais devant personne. Cela me plaisait bien. Je ne lui disais rien, mais je m’occupais de lui, je le protégeais, je voulais qu’il devienne grand et fort, qu’il fasse quelque chose d’important et qu’il épouse ma soeur. Il m’observait. Je ne sais pas s’il se doutait de quelque chose. Quand ils ont chassé ma soeur, tout a été anéanti d’un coup. Je m’étais figuré que j’étais un héros bienfaiteur, et puis rien ; ma soeur jetée nue sur la route. J’avais déjà tout calculé, sauf qu’elle était mon aînée et que tout se passerait si vite. Je me sentais coupable. Il me restait ce garçon ; il m’a aidé à vivre. Il m’a donné les mots, le langage, pour bien haïr le domaine — c’est tout ce qu’il pouvait faire pour moi et c’était beaucoup. Et puis, vous savez comment ça se passe entre adolescents, cette exaltation de l’amitié, ces serments... une sorte d’amour, non ?

    (...)

    Pour moi tout était grave. un soir que nous causions, je fais à mon ami la confidence des projets anciens que j’avais nourris à son égard. Il haussa les épaules et se mit à m’expliquer que même si ma soeur n’avait pas été chassée, il n’aurait pu l’épouser parce qu’on ne lui aurait jamais fait place sur le domaine ; on ne lui aurait jamais laissé passer l’initiation. « Je ne suis pas d’ici ; ils veulent faire de moi un sous-homme, un vague travailleur. ils ne sont pas méchants, ils sont indifférents, et leur indifférence m’oppresse », conclut-il. « S’ils ne veulent pas que tu écrives sur le livre, alors moi non plus ils ne m’auront pas », répondis-je. « De toute façon, un jour, je partirai. »

    (P. 338-339)

     Le jeu continue après ta mort, Jean-Daniel Magnin, (Publie.net, 2012)

    1) Cas de Vassily Sannikov, 14 ans, vivant avec parents, grand-mère et deux grandes soeurs dans un petit deux-pièces à Ekaterinbourg, dans l’Oural. Ce garçon est un abonné de la 4e catégorie (Connexions Permanentes) : il ne va plus au collège, passe la majeure partie de son temps en ligne avec son avatar Iumaï, au look influencé par Inu Guy, le leader du groupe shyrock japonais « Onimania ».
    L’addiction de Vassily a été acceptée par sa famille pour trois raisons : il ne traînait
    pas dans les rues ; se cantonnait sagement dans un coin de l’appartement exigu ; et surtout ses gains dans la Pangée permettaient à la famille d’assurer ses fins de mois. « Il était déjà comme une plante avant son coma » aurait dit sa mère aux enquêteurs. Mais un matin elle a remarqué la curieuse position qu’avait son fils. Quand elle lui a retiré son casque ThêtaWave, il était dans le coma, défiguré, mais sans aucune trace de sang. Comme si son fils « avait affronté un fauve ».
    En poursuivant mes investigations, j’ai appris une chose que les parents de Vassily
    n’avaient pas rapportée à l’agence chargée de l’enquête : curieusement, les gains de Iumaï continuaient à être versés sur le compte du père Sannikov, même si Vassily n’était plus en ligne. Ces versements étaient parfois accompagnés d’un message tendre signé du garçon. Sa grand-mère pense qu’il « est allé vivre dans l’Eldorado de ses rêves. Il a changé de corps, mais n’a pas oublié sa famille ».
    Je suis parvenu à situer l’avatar de Vassily dans le Néo Sacramento de deuxième degré. Comme de nombreux avatars « hantés » que j’ai pu examiner,
    Iumaï est un personnage aux finitions luxueuses, constitué exclusivement d’éléments
    de grandes marques. Après l’avoir fait suivre discrètement par mon abeille en taille réduite, j’ai compris qu’il se prostituait dans le milieu des avatars gay et que son souteneur l’avait abonné au service Gold d’une boutique esthétique très recherchée.

     Jeux Africains, Ernst Jünger, traduit par Henri Thomas (Folio, publication originale 1936).

    C’est une chose singulière que la façon dont l’esprit chimérique, pareil à quelque fièvre apportant ses miasmes de bien loin, prend possession de notre vie et, une fois installé, enfonce de proche en proche sa brûlure. L’imaginaire seul nous apparaît à la fin comme réel, et les choses quotidiennes sont un rêve dans lequel nous nous agitons de mauvaise grâce, comme un acteur que son rôle embrouille. Le moment est venu, alors, où le dégoût exaspéré revendique l’intelligence et lui impose la tâche de chercher quelque part une issue.
    C’est là sans doute ce qui expliquait que ce petit mot « fuir » résonnât, pour moi, de façon toute particulière, car il ne pouvait guère être question d’un danger précis qui eût justifié son emploi, si l’on excepte peut-être les plaintes du corps enseignant, de plus en plus fréquentes, et, durant les dernières semaines, devenue vraiment menaçantes. Ils me traitaient comme un somnambule.

    (Extrait tiré d’une page volée)

     Je suis un dragon, Martin Page

    Le lendemain il neigea. Paris n’avait pas connu de telles chutes de neige depuis quarante ans. Des chasse-neige déblayaient, sablaient et salaient les rues. Le blanc recouvrait les toits.
    À 8 heures, Sonia constata que Margot ne sortait pas de sa chambre. Elle ouvrit la porte. Des affaires manquaient, quelques vêtements, des livres, des carnets à dessin. Sur l’oreiller, elle trouva un papier plié. C’était un autoportrait de Margot qui levait la main en signe d’adieu.

     Le Jouet Enragé, Roberto Arlt, traduit par Isabelle & Antoine Berman (Editions Cent Pages, publication originale 1926).

    Nous nous vautrions commodément sur les banquettes rembourrées, allumions une cigarette, laissant derrière nous les gens qui se pressaient sous la pluie, et nous imaginions que nous vivions à Paris ou dans le brumeux Londres. Nous rêvions en silence, un sourire posé sur nos lèvres condescendantes.] Ensuite, dans quelque luxueuse confiserie, nous buvions un chocolat à la vanille et, rassasiés, revenions avec le train du soir, nos énergies multipliées par toute la jouissance fournie à nos corps volutpueux et par le dynamisme du monde ambiant qui, avec ses rumeurs de fer, criait à nos oreilles : « En avant ! En avant ! »]

     Le Journal d’un homme de trop, Ivan Tourguéniev, traduction Françoise Flamant, 1850

    Depuis le début du bal elle n’avait pas bougé de sa place : personne n’avait eu seulement l’idée de l’inviter. Seul un jeune homme blond de seize ans avait un moment envisagé, à défaut d’autre cavalière, de se tourner vers cette demoiselle, il avait même déjà fait un pas dans sa direction, mais après un instant de réflexion et un regard jeté sur elle, il s’était hâté de disparaître dans la foule.

     Journaux, Novembre 1952, Sylvia Plath, traduction Christine Savinel et Audrey van de Sandt, Gallimard Quarto, publication originale 1982.

    Je suis un tas de petits bouts épars dans un conglomérat d’ordures : égoïste, effrayée, envisageant de consacrer le reste de ma vie à une cause, d’aller nue pour envoyer des vêtements aux nécessiteux, me réfugier au couvent, fuir dans l’hypocondrie, dans le mysticisme, dans les vagues - n’importe où, vraiment n’importe où, pourvu que je sois délivrée du fardeau, du poids terrifiant, abominable, de la responsabilité de soi et de l’ultime jugement sur soi.

     Jours de répit à Baigorri, Marie Cosnay (2016)

    Les critères, pour le séjour de répit : la vulnérabilité. La solitude, l’âge. L’un des garçons du Soudain est parti de chez lui tout seul, à l’âge de douze ans.

    K

     Karoo, Steve Tesich, traduit par Anne Wicke (publication originale 1998)

    Lorsque j’ai ouvert la porte et que je l’ai vu, je restai sans voix, et pour que quelqu’un comme moi se retrouve à chercher ses mots, il fallait y aller fort.
    Exactement ce que Billy me donnait à voir.Sa belle et longue chevelure noire avait disparu. Complètement disparu. À la place, un crâne rasé de si près que je voyais plus la peau que les cheveux.
    À cela se rajoutait une barbe de deux jours.Et des yeux brillants, injectés de sang.
    Il portait un long pardessus de type militaire, plein de boutons. Le manteau était trop étroit pour ses larges épaules et les manches trop courtes pour ses longs bras.Il avait plutôt l’air de quelqu’un qui s’appellerait Boris que Billy, le transfuge demandeur d’asile d’une équipe de basket bulgare.
    Je le pris dans mes bras. Quelle que fût sa posture, quelle que fût l’image qu’il projetait, c’était toujours mon garçon, mon Billy, je le pris donc dans mes bras. Ou en tout cas je pris dans mes bras tout ce que je pus prendre malgré cette barricade de manteau. Il se laissa embrasser, un peu comme un skinhead se laisse fouiller par les flics.

    L

     Les lances rouillées, Juan Benet (2011), traduit par Claude Murcia

    Bien avant d’avoir vingt ans les deux aînés prirent le maquis, pour fuir Daniela, l’autorité et le travail et se débrouillèrent en volant des poules et des veaux et même en attaquant les gens sur les chemins entre Sepulcro Beltrán et Bocentellas ; et lorsque l’alarme se répandit et qu’on finit par dire jusque dans la presse que dans la sierra de Région avait surgi un début de banditisme, pour ne pas discréditer les autorités civiles ni décevoir les forces de l’ordre public, et pour se parer d’un titre qui leur serait très difficile d’acquérir dans toute autre domaine, ils se convertirent en bandits avec juridiction dans toute la contrée, sans respecter d’autres limites que celles du bois interdit de Mantua, gardé par un sujet de condition identique ou similaire.

     The Last Man, Mary Shelley (1823)

    Thus years passed on ; and years only added fresh love of freedom, and contempt for all that was not as wild and rude as myself. At the age of sixteen I had shot up in appearance to man’s estate ; I was tall and athletic ; I was practised to feats of strength, and inured to the inclemency of the elements. My skin was embrowned by the sun ; my step was firm with conscious power. I feared no man, and loved none. In after life I looked back with wonder to what I then was ; how utterly worthless I should have become if I had pursued my lawless career. My life was like that of an animal, and my mind was in danger of degenerating into that which informs brute nature. Until now, my savage habits had done me no radical mischief ; my physical powers had grown up and flourished under their influence, and my mind, undergoing the same discipline, was imbued with all the hardy virtues. But now my boasted independence
    was daily instigating me to acts of tyranny, and freedom was becoming licentiousness. I stood on the brink of manhood ; passions, strong as the trees of a forest, had already taken root within me, and were about to shadow with their noxious overgrowth, my path of life.

     Leçon sur la langue française, Pierre Guyotat (2011)

    (...) je ne sais pas ce que c’est l’Université, je n’en ai pas fait, je n’ai jamais été étudiant, j’ai simplement été écolier, élève, et je suis parti de chez moi assez tôt. J’ai souvent fugué, et puis j’ai fait une fugue définitive, dont je ne suis plus revenu.

     Le Londres-Louxor, Jakuta Alikavazovic (L’olivier, 2010)

    L’oncle avait quitté le pays quarante ans plus tôt pour des raisons politiques. Esme n’y comprenait pas grand-chose ; pour autant qu’elle sache il ne se mêlait pas de ces affaires-là. Il aimait l’art. Il était parti à dix-neuf ans, par passion des avant-gardes, parce que son intérêt pour l’abstraction avait (ou paraissait avoir) un revers subversif, sombre et violent.

     Lotus Seven, Christine Jeanney (Publie.net, 2012)

    Les hortensias sont immobiles et mes livres perdent leurs pages, car je lis trop, elles se décollent. Bien sûr je lis pour fuir.

    M

     La maison dans laquelle, Mariam Petrosyan, traduction Raphaëlle Pache (publication initiale 2009)

    — Je me suis demandé… commença Sauterelle, embarrassé… Qu’est-ce que tu as bien pu fabriquer ? De quoi Élan était-il en train de parler ? Pourquoi tu t’es enfui ? Et pourquoi tu te caches ? »
    Le vampire s’assombrit.
    « Je me suis évadé, c’est tout. De toute façon, ça sert à rien ce qu’ils nous font, ici. Ça fait déjà quatre fois que je m’échappe. Je me suis dit que si je les poussais à bout, tous autant qu’ils sont, peut-être qu’ils me laisseraient partir. Ça ne les a pas décidés. Pourtant, je les ai vraiment mis en rogne, la dernière fois ; ils m’ont carrément bouclé. C’est pour ça que je me suis sauvé, cette fois-ci. Pour qu’ils comprennent que c’est pas eux les plus malins. Tant que je serai ici, ils n’auront aucun répit.
    — Comment tu as fait pour t’évader ? », demanda Sauterelle, admiratif.
    Désormais, il prêtait au visiteur une aura héroïque, une aura de martyr.

    (...)

    Dans un cri, Sauterelle se mit sur le dos, prit son élan et frappa la vitre du talon de sa chaussure. Le verre tinta en explosant. Sauterelle sentit soudain qu’on l’empoignait et qu’on le traînait, après avoir retiré sa jambe coincée d’entre les barreaux. Quelques mètres plus loin, il se remit debout et, dépassant tout le monde, prit la tête de la course parce que la chanson continuait de vociférer : « PLUS VITE ! PLUS VITE !… »
    Ces paroles étaient désormais un appel à la fuite. Les Crevards se précipitèrent dans l’escalier et – lui en tête – déboulèrent dans le couloir comme des furies, trébuchant et riant aux éclats. Les boiteux avaient l’impression de filer comme le vent, ceux qui portaient leur camarade se sentaient léger, et même le plus gros d’entre eux, qui pourtant ahanait à l’arrière, eut la sensation de se déplacer à la vitesse de la lumière, aiguillonné par le raffut que faisaient leurs poursuivants. Une fois dans leur chambre, ils s’écroulèrent sur leurs lits et s’enfouirent sous leurs couvertures tels des escargots dans leurs coquilles, étouffant des rires. Emmitouflés dans les draps, aussi immobiles que possible, ils ôtaient doucement leurs chaussures. Un premier soulier tomba par terre, puis un deuxième. Chaque fois, ils se figeaient, l’oreille tendue. Mais tout était calme. Personne ne les recherchait, personne n’entra pour vérifier s’ils dormaient vraiment. Contrôlant leur respiration pour la rendre régulière, ils firent semblant de dormir. Puis, lassés de ce petit jeu, ils quittèrent leur lit l’un après l’autre, rampèrent au milieu de la chambre (là où, dans leur caverne imaginaire, ils allumaient chaque soir un feu invisible) et formèrent en s’asseyant un demi-cercle, ramenant sous eux leurs pieds nus.

    (...)

    « Je m’en vais. Je rentre chez moi. »
    Ces mots résonnèrent bizarrement dans la chambre de Chenu. Comme si quelqu’un d’autre les avait prononcés. Se pouvait-il qu’il ait un autre endroit où vivre qu’ici ? Chenu faisait partie des murs, il était né, avait grandi et vieilli dans la Maison ; il suffisait de lui parler ou même de le regarder pour s’en convaincre ! Sauterelle promena son soulier sur le plancher maculé de taches de vin noirâtres.
    « Pourquoi ? »
    Chenu déplaça un fou sur l’échiquier et coucha une pièce d’une pichenette.
    « J’ai dix-huit ans, déclara-t-il. Mon heure est venue. »
    En disant cela, il abîma encore quelque chose de sacré, comme il l’avait fait en mentionnant son chez lui. Chenu ne pouvait pas être aussi vieux, ni aussi jeune d’ailleurs, c’était impossible ! Il n’avait pas d’âge, il vivait hors du temps ! Et puis, cette révélation ne constituait nullement une explication satisfaisante. Sauterelle l’interrogea :
    « Les autres s’en iront cet été. Pourquoi partir avant ?
    — Ça commence à sentir mauvais ici, répondit Chenu. Et ça empire de jour en jour. Je suis sûr que tu vois de quoi je parle. Aujourd’hui, la situation n’est déjà pas reluisante, mais bientôt, ce sera l’Apocalypse. Je le sais, j’ai déjà vu ce que ça pouvait donner ; je me rappelle très bien le départ de la promotion précédente. Voilà pourquoi je veux partir plus tôt.
    — Alors tu t’enfuis ? Tu abandonnes les tiens ?
    — Je m’enfuis, oui, convint Chenu. Je prends mes jambes à mon cou. Même si je n’en ai pas.

     Maps, Nuruddin Farah, 1986

    My dearest Askar,
    I am indeed disturbed by your behaviour, disturbed and bothered by what Salaado refers to as your most depressive state of mind to date. And what do you mean by saying that you haven’t become “a man" so you can sit “in a Mogadiscio of comforts, eat a mountainful of spaghetti while my peers in the Ogaden starve to death or shed their blood in order to liberate it from Ethiopian hands” ? Do I also understand that you wish to straighten out "this question about my own birth" ?
    Now, first point first. A man, indeed. Are you “a man” ? One day, I would like you to define what or who is a “man”. Can one describe oneself as a man when one cannot make a viable contribution to the struggle of ones’ people ; when one is not as educated and as aware of the world’s politics as ones enemy is ; when one is not yet fifteen ; when all the evidence of one’s being a man comprises of one’s height and a few hairs grown on the chin ? Who will you kill, your enemy or yourself ? And what’s wrong with eating well and not being a refugee, which you might have been if you weren’t my sister, Arla’s, son and if Salaado and I weren’t doing well financially. And pray don’t talk ill of the UNHCR people, whether in Geneva, Mogadiscio or here, in this, or any other continent : they’re not statisticians obsessed with abstracted numbers and charts of starvation and malnutrition. Of course, they have to ascertain how many refugees there are and how much money they can raise and how many calories an African child can cope with. It is the tone I don’t like, eating “a mountainful of spaghetti”, etc. Indeed ! Askar, one must be grateful for the little mercies in life. One must be thankful to the dedicated souls, serving in these camps under very hard conditions (for them), while they wait for a donor to donate the food and medicines—making sure (and this is very, very difficult) that the local mafia doesn’t misappropriate them.
    I confess, it pains me to remember the number of times you, Salaado and I have spoken about and analysed the seeds of your sense of “guilt”. Salaado ‘s telegraphic message suggests it to be as bad as the days following the tragic weekend when, overnight and in a coup de grâce, the Ogaden was wrung out of Somali hands and “returned” to Ethiopia’s claw-hammer. Now what’s this that I hear, that you were salvaged from the corpse of your mother ? Is there anyone who can substantiate that with some evidence ? Your mother lived long enough to have scribbled something in her journal. That means that she died after you were born, especially if we take into account Misra’s statement which agrees with this claim of mine.
    To think, at your age, when you’re in Hargeisa for a holidaying trip, that your thoughts are still obsessed with some obscure facts relating to your birth. This disturbs Salaado—it perturbs me. Salaado tells me that you want to return to Kallafo in order to have this question answered once and for all. That is not the same thing as joining the Western Somali Liberation Front, I take it ? But Salaado is under the impression that for you, the two are one and the same thing. Now what do you want to do ? Of course, you can do both and we have no objection to your deciding to return to the Ogaden as a recruited member of the Front (which we all support) and when there, do your research into your beginnings. You tell us what you want and well give you our opinion.
    Forgive me, but I’ve never held the view—nor has Salaado—that, since there are many able-bodied men and women in the Ogaden who can shoot a gun, kill an “Amxaar” in a scuffle and, if need be, confront the lion in the den, a youngster like you mustn’t go. No. “Somebody” must go. But who is this “somebody” ? If every father, mother, relation said, “No, not my son, let someone else join the Front”, then you know where we’ll end up ? The view Salaado and I hold, is that since you’ll prove to be excellent material as a researcher, as a writer of articles and as one who can impart enlightened opinion about the cause, why not “eat mountainfuls of spaghetti while others die” and why not, when doing so, complete your education.
    Should you insist that you wish to re-enter the Ogaden without touching Mogadiscio, then I am afraid that neither Salaado nor I can do anything about it. All we can suggest that we offer is help. But I plead to you not to depart without at least letting Salaado know. If you inform me by return post that you’re definitely leaving, then I’ll make arrangements for more money to be transferred to Hargeisa, care of a bank.
    If we’re to believe that you “stared” at Misra when she found you and Arla, my sister, then you were at least a day old. For sight, my dear Askar, is a door which does not open instantly in the newly born. What I mean is, that it takes longer than a few minutes for a baby just bom to develop the knack to look, let alone “stare". Be that as it is. But the fact that it shrouds your beginnings in mysteries preponderant as the babies born in the epic traditions of Africa, Europe and Asia—this fact does interest me greatly. Did you sprout like a plant out of the earth ? Were you born in nine months, in three or seven ?
    In other words, do you share your temperament with the likes of Sunjata or Mwendo, both being characters in Africa’s epic traditions ? For example, it is said that Sunjata was an adult when he was three. Mwendo, in the traditions told about him, is said to have chosen to be delivered, not through the womb, but through a middle finger. There are other epic children who took a day to be conceived and born and yet others required a hundred and fifty years to be bom at all Now why did this “epic child” wait for a hundred and fifty years ? Because he made the unusual (I almost said, rational) request not to use as his exit (or was it his entrance) the very organ which his mother employed as her urinary passage. Another feature common among epic children is that they are all born bearing arms. And you, Askar, you’re armed by name, aren’t you ?
    Again, this is nothing unique to epic traditions of peoples. The world’s religions produce “miracle” children. Can you imagine an Adam, a grown man, standing naked, with leaves of innocence covering his uff, when God pulls at his ribs and says to him, “I am sorry but it won’t take a second, I assure you, and it won’t give you any pain either. Now look. Here. A woman, an Eve, created from one of your ribs” ? I am sure you’ve heard of heroes given birth to by mountains or rivers or fishes or for that matter other animals. It seems to me that these myths make the same point again and again : that the “person” thus born contains within him or her a characteristic peculiar to gods. Well Where do we go from here ?
    All is doubt.
    Are you or are you not an “epic” child of the modern times ? Do we know what the weather was like the moment you were born ? Yes, we do. Your mother, in her scrawls, tells us that the sky was dark with clouds and that a heavy storm broke on her head as she fainted with the pains of labour and the heavens brightened with those thunderous downpours. But you didn‘t take shorter than a month to be conceived and bom, or seven hundred years. And there was no eclipse of the moon or the sun. I’ve read and reread your mothe’ s journal for clues. I am afraid it appears that you completed your nine months.
    Please think things over. And please do not do anything rash. We will miss you greatly if you go—but we understand. Rest assured that we’ll not stand in your way if you wish to return to your beginnings.

    Much, much love.
    Yours ever,
    Uncle Hilaal

     Mara and Dann, Doris Lessing (1999)

    And so the days passed, Mara and Orphne fighting to bring Dann back, and slowly succeeding. At night Meryx claimed Mara.
    Then Dann was himself, though still weak, and Mara asked him what had held him so long in the Tower.
    He seemed to be speaking of events long in the past. His eyes searched the ceiling as he spoke, as if what he remembered was pictured there, and he did not look at Mara or at Orphne, who held his hands, one on each side.
    He said he had run away from the barracks for the male slaves when he heard the Towers were occupied. There he joined a gang of runaway slaves, mostly Mahondis, but there were some Hadrons and others. They were all men. There were women in the Towers but they kept to their own groups, afraid of rape. No woman by herself could survive. Dann’s gang lived by stealing food from the fields, and then poppy from the warehouses, through intermediaries. He mentioned Kulik. At first Dann had sold the stuff to get food, but then he began taking it : now his words became halting, and he said, “There was a bad man.” And now this was little Dann’s voice : “A very bad man,” piped little Dann. “He hurt Dann.”

     Les mémoires de Maigret, Simenon (Presses de la cité, 1950)

    Dix mille y passent chaque année en moyenne, dix mille qui quittent leur village et débarquent à Paris comme domestiques et à qui il ne faut que quelques mois, ou quelques semaines, pour effectuer le plongeon.
    Est-ce si différent quand un garçon de dix-huit ou de vingt ans, qui travaillait en usine, se met à s’habiller d’une certaine façon, à prendre certaines attitudes, à s’accouder au zinc de certains bars ?
    On ne tardera pas à lui voir un complet neuf, des chaussettes et une cravate en soie artificielle.
    Il finira chez nous, lui aussi, le regard sournois ou penaud, après une tentative de cambriolage ou un vol à main armée, à moins qu’il se soit embauché dans la légion des voleurs de voitures.

     Monarques, Philippe Rahmy (Table ronde, 2017)

    Ils ont dit et persistent à dire que tu n’étais qu’un voyou, un vicieux. Tu étais un chien, un chacal, l’un de ces mômes sans foi ni loi, prêt à mordre, l’une de ces roses qui fleurissent sur le pavé, au fond des terrains vagues, dans les prisons ou les livres de Jean Genet, grillés par leur appétit, plus libres à mesure qu’ils se trompent de combat, trop affamés pour comprendre, trop pressés, gorgés de vie et de dégoût pour la vie, terrorisés par la mort au point de ne désirer qu’elle.

     Mon jeune gars, compagnie des jours passés, Thibault de Vivies (Editions du Zaporogue, 2011)

    Je prends le temps de réfléchir malgré tout mais décide de repousser les avances que l’on me fait car j’ai mon bonheur ici et ma liberté du lever et du coucher quand bon me semble et personne pour m’imposer quoi que ce soit, j’en ai bavé quand j’étais vraiment tout petit gars alors j’ai perdu confiance envers papa et maman et je m’enfuis de la demeure familiale et décide de ne plus donner de nouvelle pardonnez-moi encore mais j’ai le reste du monde à conquérir et j’attends en vain un signe d’encouragement de votre part.

    N

     Ni enfant, ni rossignol, Virginie Gautier, Joca Séria (2015)

    Les vieux attendent dans la voiture que le gros de l’orage soit passé, puis continuent à pied. Ils se sont décidés à chercher le garçon adolescent qu’ils ont caché longtemps. Croyaient-ils qu’en s’enfuyant il s’était envolé ? Qu’après le soulament il n’y ait aucun chagrin ni remords ? Leur garçon, avec son corps de jeune jomme courant vers la forêt, plus naïf qu’un enfant. Avec sa tête ailleurs, sans parole. Refaisant toujours les mêmes gestes, les mêmes pas, les mêmes trajets en boucle dans la cour. Ne se souvenant pas de son arrivée sur la roselière. Rien d’autre que son attirance pour l’eau. Rien, avant la longue contemplation.

     Nino dans la nuit, Capucine et Simon Johannin, Allia (2019)

    Je fais rouler mon shit à ce petit couple de mecs qui ont pas l’air de manger à leur faim, sans doute parce qu’à dix-sept ans c’est pas manger qui les intéresse le plus. Ils découvrent cette petite félicité de l’entre-deux-mondes, après l’école obligatoire et avant les cascades de merde qui tapent dans le dos et donnent de l’élan une fois qu’on est lancés dans la vie. C’est la liberté, c’est beau et ça dure pas mille ans.

     Le noir est une couleur, Grisélidis Réal (1974)

    Traqué, comme nous, il se cache, car il est déserteur de l’armée française. Il s’appelle Claude. Il a vingt ans.
    Il est resté une semaine dans notre chambre, il a été adorable. Il s’est occupé des gosses, on se sentait protégés et aimés.
    Le soir, comme au temps de Bill, on sort tous les deux pour aller à nos affaires. Je me trouve un Allemand ou un Noir pour un moment, et lui il va à la chasse dans les bars. Il y rencontre de vieux homosexuels et il leur fait les yeux doux. Une fois dans l’appartement, il attend que le vieux soit à poil, haletant dans les draps, et au lieu du baiser nuptial, c’est un grand coup de poing qu’il lui donne en pleine gueule.
    Le vieux se met à genoux, en chialant, mais Claude est inflexible.
    — Ich bin ein Mörder ! dit-il d’une voix impitoyable.
    Le vieux n’ose pas bouger, pendant que Claude fouille dans ses poches et rafle les bijoux qu’il a eu le malheur de laisser traîner à la salle de bains. Et Claude s’en va en vainqueur, laissant vert de peur sur sa descente de lit le vieux lézard nu et volé.

    O

     Oblique, Christine Jeanney, publie.net (2016)

    au début, début du fil, au début de la
    tresse, c’est un couple / elle je ne sais
    pas encore, elle est restée là-bas mais lui je sais,
    il a seize ans, il s’appelle
    Mariano

     

    Mariano avec l’ange et il passe les
    Alpes, il les traverse à pied comme
    Hannibal

     
    lire 15 aventures en montagne sans le
    savoir, lire les conquêtes sans le
    savoir, cours de géographie, des dates
    à retenir en alexandrins hermétiques,
    tracer des lignes, des continents sur
    des cartes du monde, les colorier sans
    le savoir, apprendre le nom des
    fleuves, là où ils prennent leur source
    sans savoir qu’il marche qu’il a
    marché qu’il traverse les Alpes et
    j’aurais pu dire moi je sais, j’aurais pu
    dire lorsque j’avais seize ans Il a seize
    ans il traverse les Alpes

        

    j’espère qu’il n’est pas seul, qu’il
    porte dans son sac quelque chose de
    chez lui qui lui vient de sa mère, une
    médaille ou une image pieuse ou un
    morceau de bois taillé ou quelque
    chose qui lui rappelle cette autre
    chose qui n’est pas dite et n’a pas de
    valeur aucune

     O Révolutions, Mark Z. Danielewski, traduit par Claro (publication originale 2006)

    Halos ! Héliaque !
    Contrebande !
    Je peux tout
    quitter.
    Tout le monde aime
    le Rêve, moi je le tue.
    Les Grands Aigles s’élancent
    au-dessus de moi : - Sus, Rebelle !
    J’ouvre grand le piège.
    En feu. Belle fournaise.
    Je vais dévaster le Monde.
    Rien de grave. La mutinerie
    est partout ces temps-ci. D’un coup.
    D’un sourire. Une grimace.
    Seize ans tout-puissant et liiiiiibre.
    Rebondir sans même une casquette.
    Les Ours dorés se prosternent devant moi :
    - Allez-y Lieutenant.
    Prenez tout.
     
    Samsara ! Samarra !
    Légende !
    Je peux tout
    quitter.
    Tout le monde aime
    le Rêve, moi je le tue.
    Les Cèdres de l’Atlas jaillissont
    au-dessus de moi : - Boogaloo !
    Je trouve en moi mon essor.
    En feu. Toutes mes boucles.
    Je vais anéantir le Monde.
    C’est tout. La dévastation
    est partout. D’une pichenette.
    D’une pirouette. Une bobine.
    Seize ans tout-puissant et liiiiiiibre.
    Rebondir les pieds nus.
    Les Trembles sont beaux ici :
    - Tu n’as rien à perdre. Vas-y.
    Sers-toi.

     L’Odyssée, Homère, traduit par Charles-René-Marie Leconte de L’Isle (entre -850 et -750)

    – Venez, amis. Emportons les provisions qui sont préparées dans ma demeure. Ma mère et ses femmes ignorent tout. Ma nourrice seule est instruite.

    Ayant ainsi parlé, il les précéda et ils le suivirent. Et ils transportèrent les provisions dans la nef bien pontée, ainsi que le leur avait ordonné le cher fils d’Odysseus. Et Tèlémakhos monta dans la nef, conduit par Athènè qui s’assit à la poupe. Et auprès
    d’elle s’assit Tèlémakhos. Et ses compagnons détachèrent le câble et se rangèrent sur les bancs de rameurs. Et Athènè aux yeux clairs fit souffler un vent favorable, Zéphyros, qui les poussait en résonnant sur la mer sombre. Puis, Tèlémakhos ordonna à ses compagnons de dresser le mât, et ils lui obéirent. Et ils dressèrent
    le mât de sapin sur sa base creuse et ils le fixèrent avec des câbles. Puis, ils déployèrent les voiles blanches retenues par des courroies, et le vent les gonfla par le milieu. Et le flot pourpré résonnait le long de la carène de la nef qui marchait et courait sur la mer, faisant sa route. Puis, ayant lié la mâture sur la nef rapide et noire, ils se levèrent debout, avec des kratères pleins de vin, faisant des libations aux Dieux éternels et surtout à la fille aux yeux clairs de Zeus. Et, toute la nuit, jusqu’au jour, la Déesse fit route avec eux.

     L’origine, Thomas Bernhard (1975), traduit par Albert Kohn

    Cette heure d’exercices de violon dans la petite pièce aux chaussures presque complètement dans l’obscurité, où l’odeur de cuir et de transpiration des chaussures des pensionnaires étagées jusqu’au plafond, enfermée dans cette petite pièce, s’épaississait de plus en plus, cette heure était pour lui la seule possibilité de fuite. Son entrée dans la petite pièce aux chaussures signifiait qu’il commençait au même instant à méditer sur le suicide et l’intensité accrue, de plus en plus accrue de son jeu signifiait qu’il était occupé à penser au suicide avec une intensité accrue, de plus en plus accrue. Effectivement, dans la petite pièce aux chaussures, il a de nombreuses fois essayé de se tuer, mais il n’a pas poussé trop loin aucun de ces essais, la manipulation des cordes et des bretelles et les centaines d’essais avec les nombreuses patères de la petite pièce aux chaussures avaient toujour été interrompus au point décisif qui lui sauvait la vie ; il les avait arrêtés en jouant du violon plus consciemment ses pensées suicidaires, en se concentrant tout à fait consciemment sur ses possibilités au violon qui le fascinaient de plus en plus.

    P

     The Pale King, David Foster Wallace (2011)

    In 1932, a preadolescent Ceylonese female was documented by British scholars of Tamil mysticism as capable of inserting into her mouth and down her esophagus both arms to the shoulder, one leg to the groin, and the other leg to just above the patella, and as thereupon able to spin unaided on the orally protrusive knee at rates in excess of 300 rpm. The phenomenon of suiphagia (i.e., ‘self-swallowing’) has subsequently been identified as a rare form of inanitive pica, in most cases caused by deficiencies in cadmium and/or zinc.

     Le paradis des autres, Joshua Cohen (2011), traduit par Annie-France Mistral

    On ne parlait pas de David (maintenant on n’en parle plus du tout dans la famille évidemment), parce qu’à dix-huit ans, l’âge du service militaire qui aurait signifié pour lui comme mon oncle Alex la Brigate Givati’ dont la symbolique mascotte est le renard péteur à plumes sur béret violet, il s’est défilé et a déserté Jérusalem et l’Éden qui l’entoure pour un travail à Hollywood de l’autre côté du doigt de la mer et de la main de l’océan — a quitté nos arbres pour aller tomber dans les bras de leurs accueillants palmiers — où il a rencontré et puis vécu avec et peut-être vit encore avec un autre transplanté à Hollywood, une personne qui voulait faire du Cinéma et dont le sexe à savoir le genre était moins important pour Aba et même pour sa Reine (la Reine alors régnante, la mienne) et le serait encore, si seulement, que la religion — l’orientation sexeuelle — à laquelle cette Cinématographique personne adhérait, adhère toujours. Affiliation que le nom de cette Cinématographique personne et la façon dont Elle le prononçait rendaient d’une clarté on ne peut plus éclatante. Un style de vie que la décision de David de couper le cordon téléphonique et le fil de la réciprocité des cartes postales rendait d’une clarté encore plus éblouissante, même si le comble d’aveuglante clarté a été le refus d’Aba de penser à lui comme son fils ou même d’entendre parler de lui pour toujours et le soutien inconditionnel de la Reine dans sa décision, ce qui a peut-être eu pour résultat qu’elle m’en aimait encore plus, et c’était Agréable.

     Perceval ou le Conte du Graal, Chrétien de Troyes (vers 1181), traduit par Antoine Brea

    Alors n’y eut plus de retard :
    il prend congé, la mère pleure,
    et sa selle est déjà posée.
    A la manière et à la guise
    d’un Gallois il est affublé :
    des galoches il a chaussé ;
    comme partout où il allait,
    il transportait trois javelots,
    il voudrait les emporter tous,
    mais deux en fait ôter sa mère
    pour ce qu’il semble trop Gallois
    (et elle eût fait pareil des trois
    si cela eût pu exister) ;
    une badine en sa main droite
    il a pour fouetter son cheval.
    La mère pleurant son départ
    le baise, qui tant le chérit,
    et prie Dieu qu’il l’ait en sa garde :
    “Beau fils, fait-elle, Dieu vous guide !
    Plus de joie que je n’en ai eue
    vous atteigne où que vous alliez !”
    Quand le garçon fut éloigné
    d’un tout petit jet d’une pierre,
    il regarda derrière et vit
    tombée sa mère au pas du pont :
    elle s’est pâmée d’une sorte
    comme si elle fût chue morte.
    Et lui cingle de la badine
    sur la croupe de son roussin
    qui s’en va, qui ne bronche pas,
    mais le conduit à vive allure
    parmi la grand forêt obscure.
    Il chevaucha tôt le matin
    à tant que le jour déclinât.
    Il passa la nuit en forêt
    à tant que le jour reparût.

     Poreuse, Juliette Mézenc (2012)

    Il étaient là, figures noires transies sous le soleil encore chaud. Des débris de leur pirogue fracassée jonchaient les rochers et ils progressaient entre les blocs qui barraient la route à la mer. Ils progressaient péniblement, s’arrêtant souvent. Leurs tee-shirts troués dissimulaient mal leurs torses, secs. Ils étaient jeunes, 16 ou 17 ans peut-être, avaient dédaigné la bouteille, la ballon hydrogène, vieilleries poétiques, pour jeter leurs corps sans détours à la mer. Allah est grand.

     Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde (1891), traduit par Christine Jeanney

    —  Comme c’est triste ! murmura Dorian, les yeux encore fixés sur son portrait. Tellement triste !.. Je vais devenir vieux et horrible, affreux. Mais le tableau restera toujours jeune. Toujours il aura l’âge de ce jour de juin... Si seulement c’était l’inverse ! Si c’était moi qui pouvais rester jeune, toujours, et ce tableau vieillirait ! Pour ça — rien que pour ça — je donnerais tout ! Oui, il n’y a rien au monde que je ne donnerais pas !

    R

     Renégat, roman du temps nerveux, Reinhard Jirgl, traduit par Martine Rémon (Quidam, publication originale 2005)

    Ses parents étaient morts (poursuivit-elle, manifestement contente de pouvoir raconter sa douloureuse histoire à un inconnu), disparus tous les deux 1 même jour, les laissant elle & Andreï son frère plus jeune, qui n’avait pas encore 18 ans. Chez eux, il n’y avait padetravail, é : faire des études atait devenu trop coûteux, c’est pourquoi elle & son frère voulaient !senaller, aussi=vite=que=possible : en Allemagne..... Elle avait déjà essayé de-fuir 1 fois (dit-elle ouvertement) & aurait dû payer trois mille dollars à un passeur. Elle n’avait pas réussi à réunir une telle somme. Il lui avait fallu s’endetter, signer..... 1 contrat, dans lequel elle s’engageait à-travailler..... dans un hôtel à Berlin (elle nomma l’hôtel & sa bouche grimaça :) comme femme de chambre. Elle savait !ce que cela impliquait. Elle signa car elle n’avait palechoix. Mais les-passeurs l’avaient laissée tomber ici=à=la=frontière..... Elle & son frère s’étaient fait prendre en tentant de-passer-par-leurs-propres-moyens & On les avait réexpédiés chez eux. Maintenant elle voulait tenter !sa:chance encore 1 fois ; !obligée de Le faire & de s’endetter une fois encore ; car de Là où elle venait, les conditions de vie s’étaient durcies, pour elle y compris. Et elle craignait pour son frère. Pour trouver l’argent, il s’était mis à tremper-dans-des-affaires-louches chez eux — elle voulait ! prendresoindelui, ne pas le laisser-tomber, il était tout ce qui lui rester de sa famille.

     Le Roman d’Enéas, Anonyme (Environ 1160), traduit par Aimé Petit

    Biaus fius, fait elle, mal vous voy !
    Vostre vie a duré moult poy.
    Mar vi onques les Troÿens,
    plaindre me puis de eulz toz tenz.
    Onques n’oy par eulz se mal non
    et fellonnie et traïson.
    Maudite soit lor sorvenue,
    toute ma joie y ay perdue.
    Ffius, vous l’avez chier comparé !
    Lor malle foy vous ont moustré :
    ils vindrent ça por secors querre,
    car moult erent grevé de guerre ;
    onc Evander ne me voult croire,
    o euz vous ajoustra en oirre,
    et vif et sain vous en menerent ;
    mauvaise foy vous i moustrerent,
    mar les cognu et mar les vi.
    Poy a que tornastes de ci,
    or vous en ont renvoié mort,
    a nous on fait mauvais confort ;
     
    (...)
     
    Vous estes mort en lor service,
    ne say entendre en nule guise
    quelz preuz soit cest confortement,
    ainçois nous fait le cuer dolent,
    car or savons le vaselaije
    qui ert en vous et le barnaige ;
    tant com nous vous oons plus loer,
    de tant nous en doit plus peser.
    Jamais nos diex ne prïeray
    ne ja honneur ne lor feray,
    n’avront mais de moy service.
    Mal lor ay fait tant sacrefice
    que lor faisoie chascun jor
    moult hautement, a grant honnor :
    ou il ont esté endormi,
    que mes prïeres n’ont oï,
    ou ne puent homme sauver,
    garantir vie ne tenser.
    Il m’ont moustré moult mallement
    qu’il se sorpuissent de naient.
    Ffius, fait vous ont mauvaise aïe,
    moult vous ont poy tensé la vie.
    Lasse, je n’avray mais confrot
    de ma tristor jusqu’à la mort ;
    toute metray ma vie a duel,
    la mort me prengne, or le veil !
    Cher fils, dit-elle, quel funeste spectacle !
    Votre vie a été bien brève.
    Je regrette d’avoir jamais vu les Troyens,
    je puis me plaindre d’eux à tout jamais.
    Ils ne m’ont apporté que le mal,
    la félonie et la trahison.
    Maudite soit leur venue
    qui m’a fait perdre tout mon bonheur.
    Mon fils, vous l’avez payé cher !
    Ils vous ont montré leur mauvaise foi :
    ils sont venus ici chercher du secours,
    car la guerre les accablait de son poids ;
    jamais Evandre ne voulut m’écouter,
    il vous adjoignit aussitôt à eux,
    et ils vous emmenèrent en parfaite santé ;
    ils vous ont montré leur fausseté,
    quel malheur de les avoir connus et vus !
    Il y a peu, vous avez quitté ces lieux,
    à présent, ils vous ont renvoyé mort,
    triste réconfort pour nous !
     
    (...)
     
    Vous êtes mort à leur service,
    je ne puis comprendre en aucune manière
    l’intérêt de cette consolation,
    qui accroît plutôt notre souffrance,
    car nous savons désormais la valeur
    et la vaillance qui étaient en vous ;
    plus nous entendons votre éloge,
    plus nous devons en souffrir.
    Jamais plus je ne prierai nos dieux
    ni ne les honorerai,
    jamais plus je ne les servirai.
    Je regrette de leur avoir fait
    tant de sacrifices quotidiens
    dans l’apparat et la solennité :
    ou bien on les a endormis,
    et ils n’ont pas entendu mes prières,
    ou bien ils sont incapables de sauver un homme,
    de protéger sa vie.
    Ils m’ont cruellement montré
    leur totale impuissance.
    Mon fils, ils vous ont bien mal secouru
    en protégeant si peu votre vie.
    Malheureuse, ma tristesse sera inconsolable
    jusqu’à ma mort ;
    je passerai toute ma vie dans le chagrin,
    que la mort me saisisse, je le veux !

    S

     Sens unique, Walter Benjamin, traduction Jean Lacoste (1928)

    Comme quelqu’un qui fait le grand soleil à la barre fixe, on fait soi-même, quand on est adolescent, la roue de la Fotrune, d’où tombe ensuite tôt ou tard le gros lot. Car cela seul que nous savions ou pratiquions déjà à quinze ans fait un jour toute notre attrativa. Et il y a pour cette raison quelque chose qu’on ne peut jamais rattraper : c’est d’avoir négligé de s’être enfui de chez ses parents. Cette exposition de quarante-huit heures pendant ces années-là permet au cristal du bonheur de vivre de se rassembler comme dans une solution alcaline.

     La saga de Mô, Tabarka, Michel Torres (2016)

    Un matin de gros temps, ils sortirent quand même à la mer pour sauver leur plus beau let de la tempête. Ils le ramenaient plein de poissons quand le vent forcit sous un grain. Le temps de rentrer avec leur barque chargée à bloc, les rouleaux barraient la passe du port.
    Mauvaise passe, orientée à l’est. Plus assez d’essence pour aller jusqu’au Cap d’Agde. Ils essayèrent de passer la barre entre deux déferlements. Le ot les rattrapa, noya le moteur.
    En travers de la vague, ils coulèrent à pic.
    Le lendemain, les marins pompiers d’Agde retrouvèrent les deux corps sans vie agrippés l’un à l’autre, entortillés dans leur let sous les rochers du brise-lames.
    On les avait enterrés ensemble.
    Premier vrai traumatisme d’une longue liste, depuis ce jour, Mô n’avait plus pleuré et n’était pas retourné au collège. Il avait seize ans et il était seul. On l’avait émancipé, il s’était débrouillé. Il avait repris la barque et le métier mais il se mé a longtemps de la Méditerranée, il la travaillait peu, préférant son étang.

     Les sept fous, Roberto Arlt, traduit par Isabelle et Antoine Berman (1929)

    Jusqu’à quatorze ans, il avait vécu à la campagne. Puis il avait abattu un voleur à coups de feu. La peur de la tuberculose l’avait à nouveau jeté dans la plaine, et il avait parcouru jour et nuit au galop d’incroyables étendues. Dès qu’il fit sa connaissance, Erdosain sympathisa avec lui.

     Shangrila, Malcolm Knox, traduit par Patricia Barbe-Girault (traduction originale 2011)

    Quand il a eu dix-sept ans, Rod a dégoté son permis. La famille Keith pouvait pas se payer de voiture, mais c’était Coolie et c’était les années 1960 alors tout appartenait à tout le monde, et un jour Rod s’est simplement pointé devant la porte avec cette voiture prise à un voisin et l’arrière est bourré de planches et de quelques gars, et ça soufflait fort à Snapper ou Kirra alors t’es monté, et Rod a braqué le nez du break ou du combi ou de la familiale direction le sud ou le nord et vous voilà barrés, toute la clique, Rod, toi, FJ, Tink, un ou deux autres s’ils s’amenaient, ça jactait grave là-dedans, on se serait crus à une soirée filles.
    Toi, claustrophobe sur le siège arrière avec tous ces gens autour.
    T’avais des envies de meurtre de vagues.
    À ce point, t’avais besoin d’y aller.
    Dans le tube, où personne pouvait te voir.

     The Sirens of Titan, Kurt Vonnegut (1959)

    At the age of seventeen, young Chrono had run away from his palatial home to join the Titanic bluebirds, the most admirable creatures on Titan. Chrono now lived among their nests by the Kazak pools. He wore their feathers and sat on their eggs and shared their food and spoke their language.

     Sombre aux abords, Julien d’Abrigeon (2016)

    « Il avait la haine, me dit le gosse qui était monté à Privas. On est tous comme ça avec nos parents. Moi aussi, ça m’arrive parfois. Mais bon, j’irais pas jusqu’à flinguer mon vieux. Je ferais plutôt une fugue, voyez. » Son détachement est sincère : « Je n’étais pas dans sa classe, je ne le connaissais pas personnellement. Mais je sais que pour ses copains, c’est dur. »
    A la Coupole, ce n’est pas le nom de Ronald B., d’une personnalité décidément invisible, qui fait réagir, mais l’évocation du parricide. « Son père était trop sévère, dit Muriel. Je sais ce que c’est. » Pourtant n’avait-il pas le droit de sortir le soir comme il le voulait, ou d’inviter des copains à la maison ? « Il y a des façons d’être sévère que vous pouvez pas piger. »

     Sorgue, Maël Guesdon (2013)

    il faut saisir ce vent brusque sur nos seize ans

     Soundtrack, Hideo Furukawa (traduction Patrick Honnoré, publication initiale 2003)

    Il avait terminé le collège l’année précédente. En réalité il avait dix-huit ans. Pendant près de quatorze mois, il avait travaillé sur l’île Père comme ouvrier de travaux publics. Jamais pour aider les pêcheurs. Aucun ne l’avait embauché. Il n’avait bénéficié d’aucune opportunité pour travailler à la mairie, et les emplois disponibles sur les lieux balnéaires pour les touristes n’étaient pas pour lui. D’ailleurs, ça ne l’intéressait pas. Alors il avait trouvé à s’employer au développement des espaces verts, à l’aménagement des rivages, la réfection du barrage de Komagari. La majorité de ses collègues étaient des ouvriers saisonniers venus de la métropole, généralement plus âgés. Quelques-uns avaient le même âge que lui, mais comme il était censé n’avoir que quinze ou seize ans au sortir du collège, ils ne le traitaient pas en égal. D’ailleurs lui-même ignorait son âge véritable. La seule chose qu’il savait, c’est qu’il n’avait nulle part sa place dans l’archipel d’Ogasawara, le paradis des jolis dauphins et des baleines, les îles touristiques où les habitants de Heat Island venaient trouver l’air frais. En toute objectivité. C’était un fait. Il le savait. Bah, les paradais, les endroits pour touristes, l’air frais, c’est pas pour moi de toute façon. J’en ai rien à faire. A la base, les humains n’ont rien à faire dans les îles, d’ailleurs.
    Faudrait nettoyer tout ça, d’abord.
    Moi, en tout cas, je vais vivre.

     Spoon River, Edgar Lee Masters (traduction Général Instin, publication initiale 1915)

    57 Sam Hookey

    J’ai quitté la maison pour suivre le cirque —
    j’étais tombé amoureux de Mademoiselle Estralada,
    la dompteuse de lions.
    Une fois, après avoir laissé les lions sans manger
    plus d’une journée,
    je suis entré dans la cage et j’ai commencé à frapper Brutus
    et Leo et Gypsy.
    Suite à quoi, Brutus m’a sauté dessus
    et m’a tué.
    Pénétrant dans ces lieux
    j’ai croisé une ombre qui m’a insulté,
    disant que je l’avais bien cherché...
    C’était Robespierre !

     Sur la route (le rouleau original), Jack Kerouac (2010 ?), traduction Josée Kamoun

    Sa langue était lente et mélodieuse, son protégé un môme de seize ans, un grand blond, en haillons de trimardeur, lui aussi ; c’est-à-dire qu’ils portaient des hardes toutes noircies par la suie des voies ferrées, la crasse des bennes, et les nuits à dormir par terre. Le môme blond était du genre taiseux, lui aussi, tout l’air d’être en cavale, flics aux fesses sans doute, il regardait droit devant lui, et se passait la langue sur les lèvres, comme un qui cogite, pas tranquille. Ils étaient assis côte à côte, complices dans leur mutisme, ils parlaient à personne. Ils trouvaient rasoir les fermiers et les lycéens. Montana Slim leur parlait quand même de temps en temps, avec un sourire sardonique et insinuant, mais ils ne l’écoutaient pas. Montana Slim, c’était l’insinuation faite homme. J’avais peur de son long sourire dingo, qu’il affichait en permanence comme un demeuré, cette façon de se fendre la pêche presque agressivement. « T’as de l’argent ? » il m’a demandé. « Putain, non, de quoi me payer une pinte de whisky d’ici Denver, et encore. Et toi ? — Je sais où en trouver. — Où ça ? — N’importe où. On peut toujours assommer un gars dans une ruelle, au besoin, non ? — Mouais, sans doute. — J’en suis encore capable en cas d’urgence. M’en vais dans le Montana, voir mon père. Va falloir que je débarque à Cheyenne et que je prenne une autre route, vu que les deux autres dingues, ils vont à L.A. — Direct ? — D’une traite. Si tu veux aller à L.A., te v’là tranquille. » J’ai médité la chose.

    T

     Terminus radieux, Antoine Volodine (2014)

    À dix-huit ans il se présenta à un bureau de recrutement et, après ses classes, on l’envoya à la capitale. Il y demeura cinq mois dans une compagnie d’autodéfense, puis, alors que l’étau se resserrait autour de l’Orbise, il demanda à partir pour la Troisième Armée. Il fut envoyé sur le front sud-est, près de Goldanovka. Il avait été affecté à une unité de décontamination. Avec une quarantaine de ses camarades, il passa un mois à déshabiller et à doucher des soldats qui s’étaient aventurés dans des zones dangereuses. L’ennemi ne se manifestait pas. Il faisait un temps merveilleux, les nuits étaient courtes, le ciel brillait. Un nouvel été venait de commencer. Dès qu’on s’écartait des bassins et des installations de décontamination, dès qu’on quittait le campement, l’air embaumait, poussé depuis la taïga par un vent tiède. Lors d’une promenade vespérale au-delà de la banlieue de Goldanovka, Idfuk Sobibian fut pris sous un feu de mitrailleuse tout à fait imprévisible et fauché. Contre sa joue la terre, en dépit de la douceur ambiante, était gelée. Il eut le temps de se faire cette remarque, puis il poussa un dernier râle et se recroquevilla autour de sa mort. Comme les combats avaient repris autour de Goldanovka, personne ne vint récupérer sa dépouille.

     The Talisman, Stephen King et Peter Straub (publication initiale 1984)

    “You went to the bus station this morning ?”

    “Right before I decided to save the money and hitch. Mr. Parkins, if you can get me to the turnoff at Zanesville, I’ll only have a short ride left. Could probably get to my aunt’s house before dinner.”

    “Could be,” Buddy said, and drove in an uncomfortable silence for several miles. Finally he could bear it no longer, and he said, very quietly and while looking straight ahead, “Son, are you running away from home ?”

    Lewis Farren astonished him by smiling—not grinning and not faking it, but actually smiling. He thought the whole notion of running away from home was funny. It tickled him. The boy glanced at him a fraction of a second after Buddy had looked sideways, and their eyes met.

     Tobie Lolness, Timothée de Fombelle (2006)

    Un soir, Tobie avait vu le père Asseldor suivre Mano devant la maison.
    – Où tu vas ? dit le père.
    – Je sais pas, répondit Mano.
    – Qu’est-ce que tu as ? Tu veux pas essayer de faire comme les autres ?
    – Non, dit Mano.
    – Qu’est-ce que tu as, Mano ? Regarde tes frères, tes sœurs… Ils n’ont pas l’air heureux ?
    – Si.
    – Mais, fais comme eux !
    Mano s’était mis en colère :
    – On est là parce que notre grand-père a décidé de ne pas faire comme les autres et de venir créer Seldor… Et maintenant tu me demandes de faire comme les autres ?
    Tobie était resté caché à écouter. Le père dit à son fils :
    – Tu ne parles pas comme un Asseldor, Mano. Tu ne fais rien comme un Asseldor.
    – Je sais. Alors, je m’en vais, papa.

     Tobie Lolness, tome 2 : Les yeux d’Elisha, Timothée de Fombelle (2010)

    Ses mains avaient encore quelque chose d’enfantin. Il devait avoir dix-sept ans. Il avait sûrement été un garçon talentueux et plein de vie. Mais, année après année, il avait dirigé toute son intelligence vers sa dimension la plus sombre, la plus dangereuse. Il s’était mis à jouer en équilibre au bord de la folie.

    – Non, répondit enfin Elisha. Non ! Jamais !
    Alors Léo Blue partit seul.
    La nuit venue, il quitta le nid pour un long voyage vers les Basses-Branches.

     Traverser Tchernobyl, Gloria Ackerman (2016)

    Bien que Sacha n’y ait vécu que cinq ans, de 1981 à 1986, et malgré des conditions de vie relativement peu confortables, il en garde un souvenir fort. Lorsqu’il a eu 16 ans, soit six ans après son départ précipité de la ville de son enfance, il a pu réaliser son rêve : un ami de sa mère, directeur d’une chaîne de télévision locale à Slavoutitch, qui se rendait dans la zone pour un tournage, y a amené le gamin en le cachant sous les sièges du car. La fréquentation de la zone est totalement interdite aux mineurs. Ce périple illicite a défini son destin.

     Trois, Roberto Bolaño, traduit par Robert Amutio (2000)

    On se croirait dans des restes
    Échappés de la Seconde
    Guerre mondiale
    A dit Pancho allongé
    Au fond de la camionnette
    Il a dit : des filaments
    De généraux nazis comme
    Reichenau ou Model
    Évadés en esprit
    Et de matière involontaire
    Vers les Terres Vierges
    D’Amérique latine :
    Un hinterland de spectres
    Et de fantômes.
    Notre maison
    Installée dans la géométrie
    Des crimes impossibles.
    Et pendant les nuits nous avions l’habitude
    De passer par quelques cabarets minables :
    Les putes de quinze ans
    Descendantes de ces braves
    De la guerre du Pacifique
    Aimaient nous écouter parler
    Comme des mitrailleuses.

     La tunique de glace, William T. Vollmann, traduit par Pierre Demarty (publication originale 1990)

    Banni, banni, banni, Erik prit la mer et partit pour toujours. Son père était déjà souffrant. Sous la houle des brumes s’étendait la houle océane, qui semblait bleue à travers les nuages mais était en réalité gris-bleu, couleur d’une froide beauté ; ridée comme la chair d’une poule, piquetée de capuchons blancs qui fusaient en comètes pour disparaître aussitôt comme des étoiles filantes. Cette mer paraissait sans fin. L’Islande y était absolument seule, à l’exception d’un immense iceberg élancé, à lui seul une île ou une colonne perdue. Au sud, l’Islande était plate, et gris-brun, léchée par de longues langues d’écume blanche et mousseuse ; et les oiseaux marins criaient, et au nord se dressaient des volcans brun rougeâtre. Les plaines étaient bordées de nombreuses terres aux teintes diverses. Elles étaient parfois herbeuses, mais criblées de pierres pointant vers le ciel ; devant, une étendue de basses montagnes comme une longue lame. Cette terre ayant déjà été colonisée, Erik continua de voguer, longeant le roulis des plaines étales parsemées de maigres accrétions de lave noire, à la surface desquelles poussait une fine pellicule de végétation blanchâtre, comme une couche de moisi sur une viande séchée.

    U

     Under the Volcano, Malcolm Lowry (1947)

    Even so, on the very day, Friday the thirteenth of May, that Frankie Trumbauer three thousand miles away made his famous record of For No Reason at All in C, to Hugh now a poignant historical coincidence, and pursued by neo-American frivolities from the English Press, which had begun to take up the story with relish, ranging all the way down from "Schoolboy composer turns seaman," "Brother of prominent citizen here feels ocean call," "Will always return Oswaldtwistle, parting words of prodigy," "Saga of schoolboy crooner recalls old Kashmir mystery," to once, obscurely "Oh, to be a Conrad," and once, inaccurately, "Undergraduate song-writer signs on cargo vessel, takes ukelele"—for he was not yet an undergraduate, as an old able seaman was shortly to remind him—to the last, and most terrifying, though under the circumstances bravely inspired. "No silk cushions for Hugh, says Aunt," Hugh himself, not knowing whether he voyaged east or west, nor even what the lowliest hand had at least heard vaguely rumoured, that Philoctetes was a figure in Greek mythology—son of Poeas, friend of Heracles, and whose cross-bow proved almost as proud and unfortunate a possession as Hugh’s guitar—set sail for Cathay and the brothels of Palambang. Hugh writhed on the bed to think of all the humiliation his little publicity stunt had really brought down on his head, a humiliation in itself sufficient to send anyone into even more desperate retreat than to sea...

    V

     V., Thomas Pynchon (1963)

    At seventeen, coeval with the century, he raised a mustache (which he never shaved off), falsified his age and name and wallowed off in a fetid troopship to fly, so he thought, high over the ruined chateaux and scarred fields of France, got up like an earless raccoon to scrimmage with the Hun ; a brave Icarus.

     Vango, Timothée de Fombelle (2015)

    Dans le couloir, une porte claqua. Vango attendit un long moment avant de faire un pas de plus.
    Le plateau du bureau était en grand désordre. Des plumes d’écriture gisaient dans une mare d’encre à moitié bue par le bois. Un grand cahier était ouvert. Le plus étrange est qu’on avait entouré chaque objet à la craie blanche comme pour marquer sa place.
    Vango frissonna et se baissa vers le cahier. Il découvrit sur la page une tache sombre et ces deux seuls mots, en latin, inscrits fébrilement par la main du père Jean :

    FUGERE VANGO

    Il ne fallut pas plus d’un instant.
    Il comprit tout. La tache était une tache de sang. On avait laissé la pièce en l’état. L’homme couché sur le lit était un homme mort.
    Vango connaissait maintenant son crime.
    Le père Jean était mort.
    Et les deux mots sur le cahier l’accusaient : FUIR VANGO.

     Vies et mort d’un terroriste américain, Camille de Toledo (2007)

    Eugène prendrait volontiers les paris, il gagnerait peut-être une poupée parlante, mieux, un billet d’avion pour l’Europe, son rêve, oui, il parierait que cette scène dans laquelle il se trouve — l’Amérique fuyante comme un tapis roulant, les plaines alentour, parfois un fermier qui agite la main au milieu de son champ, et la guitare rustre, couenneuse, du Boss qui accompagne une tragédie discrète et fraternelle — est réunie pour lui ; il ne se tromperait pas.
    Maintenant, pour être plus crédible, il voudrait être aveugle, exhiber des pupilles laiteuses, un regard de vieillard, il tournerait ses yeux crevés vers l’intérieur où l’attendrait la rengaine de Bruce, Highway Patrolman, et les arpèges de la guitare l’apaiseraient, ils lui rappelleraient des souvenirs ; par exemple, le jour de ses dix-sept ans où il décide de fuir, de quitter son pays pour ne plus y revenir, ce jour où il sort du lycée en saluant ses camarades, en leur jetant : « Hey guys, see you ’omorrow », rognant les syllabes pour imiter l’accent des chansons de Springsteen, leurs héros minuscules qui aiment leur famille et défendent leur frère...

     Vies minuscules, Pierre Michon (1984)

    (Peut-être plus tard, quand il eut seize ou dix-huit ans, vint-il dire adieu au groupe vermoulu et hérissé des petits désirs pointus des femmes, y chercher confirmation de ce que qui, enfant, l’avait à son insu saisi ; y vérifier ceci : que ce qui lui importait — rage de quitter, sainteté ou vol de grands chemins, peu importe le nom de la fuite, refus et inertie en tout cas — était le fait non pas de tous, non pas des séculaires piqûres d’épingles où chacun y allait de sa trace infime et de son désir parcellaire, mais d’un seul, au désir massif, fondateur stérile et solipsiste, le saint au regard de bois. Comme ce moine Goussaud jadis, violent sans doute et vain immodérément, qui ce cloîtra dans la forêt d’ici avec l’espoir rageur que viendraient l’y supplier ceux qui sous les huées l’avaient chassé des villes, et dont l’effigie aujourd’hui commandait aux moissons de cinq paroisses, enflammait les filles et fécondait les femmes, et pour finir ouvrait aux enfants prodigues la violence des chemins, comme ce moine et comme tous ceux qui avivent leur braise des cendres dont ils la couvrent, il fallait se voir tout refuser pour avoir une chance de posséder tout. Je l’imagine, visage inoubliable en cet instant et que tous ont oublié, redécouvrant ce poncif formidable ; je l’imagine, Antoine imberbe encore, sortant à jamais de cette église toujours nocturne, la rage et le rire crispant sa bouche, mais entrant dans le jour comme dans sa gloire future.)

     Vingt minutes de silence, Hélène Bessette (1955)

    Quand tout le monde est éveillé dans une maison, à trois heures du matin, éveillé autour du père que l’on vient d’assassiner, et que le fils aîné âgé de quinze ans met ses chaussures pour sortir, à trois heures du matin, la mère sait où court son fils en pleine nuit.

     Vineland, Thomas Pynchon (1990)

    She’d been living her childhood in a swamp full of intrigue, where, below, invisible sleek things without names kept brushing past, barely felt sliding across her skin, everybody pretending the surface was all there was. Till one day she had a moment. There just came flowing over her the certainty that only when she was away from them, learning to fight, did she feel any good. The sensei, for all his lechery, high-speed frenzies, temperamental snits and low-tolerance ways, had become a refuge from what lay breathing invisible somewhere back in the geometric sprawl of yards and fences and dumpsters of Dependents’ Housing, more than ready to rise from its crouch and take her over. So instead of waiting for something dramatic enough to give her an excuse, which could be too dangerous, DL one day when they both happened to be out of the house just filled a small army bag with what she needed, turned much of the fridge’s contents into sandwiches and packed them in a big number 66 market bag, stole a bottle of PX Chivas Regal for the sensei, and without any last look in at her room, went AWOL.

     La voix d’alto, Richard Millet (2001)

    Mais on en revient toujours à ça : la douleur, la mère, la folie, le désespoir, surtout quand on a devant soi le corps d’un suicidé de vingt ans dont on a incisé l’abdomen là où ça s’était déchiré en lui, dans le bois de bouleaux, et qu’on a mal, à son tour, de ce qui vous pénètre et vous déchire le ventre, mais pas autant que ce qui s’ouvrait dans le ventre du fils de fermiers, là-bas, au fond du Manitoba ou de l’Alberta, le brave gars qui ne savait pas sourire en faisant la moue et en regardant par en dessous comme il l’avait vu faire, au cinéma, à Paul Newman ou à Marlon Brando, avec un air d’ange en exil qui était sans doute la clé de quelque chose : des cœurs, s’était-il dit, c’est-à-dire des corps, de ce qui semblait encore plus inaccessible que le cœur, surtout quand on était élevé dans un ennui semblable au mien, je veux le croire, moi qui ai grandi dans un univers de femmes, mère, sœurs, grands-mères, tantes, bonnes, et rien qu’un père souvent absent puisse laisser entrevoir du grand corps masculin, pas même un renflement du bas-ventre, pantalons et maillots de bain alors portés fort lâches, tout comme les slips séchant sur les fils de l’arrière-cour de la maison de Sillery après être passés entre les mains d’Emérentienne Martel et que, malgré la peur d’être surprise, j’allais examiner de plus près sans qu’ils me révèlent rien, me renvoyant à mon ignorance, à cette solitude dont je souffrais autant qu’avait dû en souffrir Johnny, grandi en fils unique dans la ferme paternelle, près de ce qui était à peine un village et n’avait peut-être pas de nom, ou alors un nom si récent qu’on ne s’y faisait pas encore, pour peu que ce ne fût pas un de ces maudits noms indiens qui sonnent comme une éructation, un blasphème ou un piétinement de bêtes mystérieuses, devait-on se dire, là-bas.

    W

     What We Talk About When We Talk About Love, Raymond Carver (1981)

    "I was on call that night," Mel said. "It was May or maybe it was June. Terri and I had just sat down to dinner when the hospital called. There’d been this thing out on the interstate. Drunk kid, teenager, plowed his dad’s pickup into this camper with this old couple in it. They were up in their mid-seventies, that couple. The kid — eighteen, nineteen, something — he was DOA.

    Z

     Zone, Mathias Enard (Actes Sud, 2010)

    (...) Francesc “Franz” ou “Paco” n’a pas cette chance, il quitte définitivement Barcelone avec ses compagnons d’armes, la République est défaite, Paco ne perd pas le sourire, il a dix-sept ans, l’espoir, de l’humour, de la joie, une passion pour la photographie et un petit appareil photo que lui a offert le fils d’un diplomate soviétique, un Leitz modèle 1930, grâce auquel il a publié ses premiers reportages dans la revue Juliol, alors que le Front tenait encore bon et que la révolution était en marche, Francesc Boix sera le reporter de Mauthausen, je l’imagine en uniforme rayé, dans le froid terrible de l’Autriche, quatre hivers, quatre longs hivers de souffrance de maladie de mort qu’il occupe en dissimulant des clichés, en organisant la résistance, jusqu’à la libération (...) 

  • 080320

    8 avril 2020

    Dans Oùrs, Mahigan Lepage écrit : Et si devenir ours, c’était d’abord apprendre à régner sur sa propre forêt, à garder la patte sur sa faune intérieure. Quant à Giono, dans Un roi sans divertissement, qui se souvient qu’il a écrit : je sacrifierais volontiers ma vie pour rassurer une biche ou pour rassurer un léopard ? Je suis donc dans les bêtes, voire même dans les ours. Je suis doublement, triplement dans les ours, après lecture du livre de Nastassja Martin et, ce matin, la reprise d’une très courte nouvelle de Amy Hempel, dans Sing To It, que j’essaye de traduire, de finir de traduire, et qui s’intitule « Moonbow ». Un ours y apparaît, puis disparaît, et il convient comme souvent de se demander non qui peut bien être cet ours mais ce qu’il représente dans le tissu du récit. Je dis finir de traduire : cela consiste pour moi à revenir vers le texte anglais après l’avoir mis de côté, et oublié, pendant les semaines qui ont servi à remodeler ces quelques paragraphes. Il convient désormais de vérifier que je ne m’en suis pas trop écarté, resserrer ce qui peut l’être et mesurer, mesurer l’écart, corriger des inexactitudes ou des erreurs, m’assurer que ça tient. Ça tient, mais ça ne tient pas. La première phrase pose problème, alors que dans le flux de la réécriture, pas du tout. People are getting away with murder, but I can’t get away with having a glass of water in bed. C’est très elle. C’est un jeu. Il articule, en une phrase, et via le pivot du verbe (to get away), un renversement qui s’opère alors même que la nouvelle s’ouvre. S’agissant de se tirer d’un meurtre en toute impunité, c’est ce que j’ai écrit, j’oublie très vite que j’aurais besoin d’un équivalent pour faire le pivot dans la deuxième partie de la phrase, autrement on relie simplement deux évènements disjoints sans en faire la connexion par le langage. C’est quand même l’un des objets de la littérature, non ? J’ai donc besoin d’un son, ou d’une suite de sons, si ce n’est un mot en lui-même. J’ai fait plusieurs tentatives, qui s’écartent un peu trop du sens (ou qui amènent à trop alourdir la phrase pour tomber juste). Ce n’est pas encore satisfaisant. Mais tout le reste l’est. En réalité, sur les quatre nouvelles que j’ai décidé de mener à terme (le reste de la traduction n’est qu’un piètre premier jet), trois premières phrases me posent problème, pour des raisons différentes. Mrs Greed had been married for forty years, her husband the cuckold of all time (la juxtaposition qui induit une compression brutale, et une dilitation tout aussi brutale des apparences, et du temps). When the film with the French actor opened in the valley, I went to the second showing of the night (avec l’acteur français, je ne le trouve pas très naturel en français). Au fond, je ne crois pas que ces difficultés soient des difficultés techniques. En réalité, ce sont des insuffisances narratives de ma part : comment on entre (ou comment on n’entre pas) dans le fil d’un récit. S’agissant de nouvelles courtes, voir très courtes, on n’a pas le temps de prendre le temps. On est tout de suite, en une phrase, plongé dans l’ambiguité, ou l’instabilité, ou le déséquilibre, d’une écriture. Sur ces textes, Amy Hempel y arrive, moi pas. J’ai besoin de prendre l’air. J’ai besoin d’aller voir la Seine en crue. J’ai besoin de faire taire (et non terre, comme je l’ai d’abord écrit) le grésil qui se lève. Tout est froid donc. Et une douleur calcifiée à la main droite traine depuis des jours : elle est entrée par le pouce, et c’est là qu’on réalise combien le pouce est un os long, jusqu’à son imbrication dans le poignet. Je suis en train de me fossiliser, comme le personnage de Grieg. La bruine du dehors n’aide pas, mais il n’y avait pas de bruine à Budapest quand j’en étais durant la nuit à devoir rejoindre autrui à un endroit précis de la ville et que je lui disais, qui que soit cet autrui par ailleurs, que je voyais très bien ou c’était. C’était faux. Et me voilà à errer pendant des heures entre des trams et des lignes souterraines pour rejoindre ce point qui est ou peut-être n’est même pas sur une carte (n’importe quelle carte).


  • ↑ 1 Note : toutes les citations présentées dans cet article sont issues de la version Robert ne veut pas lire pour liseuse type Sony/Kindle.

    ↑ 2 Ce passage est aussi dingue que la fin du chapitre 1 lu l’autre jour et, ce qui est dingue, vraiment, c’est ce petit bout de truc, « the Consul seemed to be saying », tout apparaît via l’oeil du buveur, l’espace d’un seul battement de paupière, vision littéralement, littéralement précise, fictive mais précise.

    ↑ 3 En réalité ce n’est pas tout à fait ça.

    ↑ 4 5.92km. 38min39. Canto Ostinato synthé.

    ↑ 5 Le boitier intelligent de Her, par exemple mais, même sans ça : penser un peu au nombre de fois où l’on entend la phrase cette conversation est susceptible d’être enregistrée.

    ↑ 6 C’était à Montréal dans le métro c’était lui je sais pas pas sûr je pense. Dans l’autre wagon à travers les fenêtres des portes entre les wagons un gars punky tout sale avec un sac à dos et un skate accroché dessus, le genre qu’on sait tout de suite qu’il dort dans la rue que ce sac là c’est toutes ses affaires. Et les cheveux et la face entrevue, juste entrevue la face pas sûr, mais les traits forts comme Peanut la face. Et moi me cachant pour pas qu’il me voie, voulant le regarder mais pas être vu, la honte que j’en ai tout de suite eu, honte de moi, qui aurait dit à quinze ans que six sept ans plus tard je me cacherais de mon meilleur chum Peanut Peanut. Et quand il est sorti du métro je suis sorti et je l’ai suivi à bonne distance, la démarche la même, dégourdie assurée même dans cet état même, je suis presque sûr que c’était lui je lui ai pas parlé Peanut excuse-moi Peanut. Et qu’est-ce qu’il est devenu aujourd’hui je l’ai jamais revu après, j’ai pas cherché à savoir plus, peur de ce que je pourrais apprendre. T’es où Peanut t’es où t’es-tu vivant t’es-tu mort tu ris-tu te rappelles-tu.

    Mahigan Lepage, Fuites mineures, Mémoire d’encrier

    ↑ 7 Tu commences à te poser la question de la rentabilité de ton temps, encore qu’ici tu as mis autant de temps sinon moins en vélo qu’en métro, mais ça commence à déteindre sur tes mouvements, tes idées, tes pensées, l’ordre de tes priorités : est-ce que faire ça c’est rentable, est-ce que c’est un bon usage de mon temps, est-ce que je ne le perds pas ce temps, car il n’est plus gratuit ce temps, il faut jauger alors. Jauger.

    ↑ 8 Le noir complet c’est des mèches qui crépitent sous le voile des paupières.

    ↑ 9 Photo Philippe Aigrain.

    ↑ 10 Surveillances n’est pas loin.