Michel Gondry



  • 211109

    21 novembre 2009

    Bartleby le scribe : exercice parfait de grand maître (cf. 2666). Cette scène plutôt qu’une autre car elle témoigne d’une brèche, d’une ouverture, mieux : d’une apparition. Bartelby, fantôme et squelettique et son « extraordinaire suavité » découverte dans l’ouverture d’une porte, déjà prête à se refermer dans l’instant. Une parenthèse, presque. Un mirage. Cette suavité est bouleversante, même (surtout) provenant d’un corps éteint.

    Ce passage déclenche aussi d’autres images, plus récentes, celles d’une pub Levis réalisée par Michel Gondry. La porte s’ouvre toujours sur une apparition. Suavité inversée, noir et blanc impénétrable.

    Or, un certain dimanche matin, je me rendis à l’église de la Trinité pour entendre un célèbre prédicateur, et, me trouvant en avance sur les lieux, le décidai d’aller faire un tour au bureau. J’avais heureusement ma clef sur moi ; mais lorsque je l’appliquai à la serrure, je constatai qu’elle rencontrait une résistance intérieure. Fort surpris, j’appelai. À ma consternation, quelqu’un tourna alors une clef du dedans ; après quoi, projetait son maigre visage à travers la porte qu’il tenait entrebâillée, Bartleby apparut en bras de chemise et, par ailleurs, dans un déshabillé étrangement loqueteux. Il me déclara tranquillement qu’il regrettait, mais qu’il était fort occupé pour l’instant et qu’il... préférait ne pas me recevoir au moment même. Puis il ajouta un mot ou deux pour expliquer brièvement que je ferais peut-être mieux de tourner deux ou trois fois autour du pâté de maisons, et que d’ici là il aurait sans doute terminé ses affaires.

    L’apparition parfaitement inattendue de Bartleby hantant de la sorte mon étude un dimanche matin avec sa nonchalance cadavérique et distinguée, mais aussi avec son air de fermeté et de sang-froid, cette apparition, dis-je, eut sur moi un effet si singulier que je m’éloignai incontinent de ma propre porte et fis comme il le désirait. Non point d’ailleurs sans quelques sursauts d’impuissance révolte contre la suave effronterie de cet inexplicable scribe. En vérité, c’était surtout son extraordinaire suavité qui me désarmait ou, pour mieux dire, m’émasculait. Car je considère comme temporairement privé de sa virilité un homme qui laisse tranquillement son employé à gages lui dicter ses volontés et le chasser des ses propres appartements. En outre, j’étais fort inquiet de ce que Bartleby pouvait bien faire dans mon étude en bras de chemise et, d’une manière générale, dans un appareil aussi débraillé, un dimanche matin. Se passait-il quelque chose d’incorrect ? Non, cela était hors de question. On ne pouvait soupçonner Bartleby d’être un personnage immoral. Mais que diantre faisait-il là ? De la copie ? Pas d’avantage ; quelles que pussent être ses excentricités, Bartleby était une personne éminemment protocolaire. Il eût été le dernier à s’asseoir à son pupitre dans une condition voisine de la nudité. Au surplus, c’était dimanche, et il y avait quelque chose en Bartleby qui interdisait de supposer qu’il pût violer par une occupation profane les interdits de la journée.

    Herman Melville, Bartleby le scribe, Folio, trad : Pierre Leyris, P.38-39.


  • 010311

    1er mars 2011

    J’apprends que Michel Gondry préparerait l’adaptation cinématographique de Ubik, de Philip K. Dick ; j’ai commencé de le lire il y a quelques jours ; je ne savais pas qu’il y était question de « voyage » dans le temps. L’un des personnages de l’équipe, Pat Conley, a le pouvoir de modifier dans le passé des événements qui ont conduit à bâtir le présent. Dans cet extrait la déformation non seulement casse le texte mais surtout les connaissances que les personnages croyaient avoir. En début d’extrait, Runciter commence à présenter le « talent » de Pat aux autres membres, à la fin il n’a jamais été informé qu’elle en possédait un. Le texte anglais a été récupéré sur le net Dieu sait où, la traduction française (assez vieillotte) est signée Alain Dorémieux, tirée de l’édition J’ai Lu.

    "Which one of you is Al Hammond ?" Runciter asked, consulting his documents.

    An excessively tall, stoop-shouldered Negro with a gentle expression on his elongated face made a motion to indicate himself.

    "I’ve never met you before," Runciter said, reading the material from Al Hammond’s file. "You rate highest among our anti-precogs. I should, of course, have gotten around to meeting you. How many of the rest of you are anti-precog ?" Three additional hands appeared. "The four of you," Runciter said, "will undoubtedly get a great bloop out of meeting and working with G. G. Ashwood’s most recent discovery, who aborts precogs on a new basis. Perhaps Miss Conley herself will describe it to us." He nodded toward Pat-

    And found himself standing before a shop window on Fifth Avenue, a rare-coin shop ; he was studying an uncirculated U.S. gold dollar and wondering if he could afford to add it to his collection.

    What collection ? he asked himself, startled. I don’t collect coins. What am I doing here ? And how long have I been wandering around window-shopping when I ought to be in my office supervising - he could not remember what he generally supervised ; a business of some kind, dealing in people with abilities, special talents. He shut his eyes, trying to focus his mind. No, I had to give that up, he realized. Because of a coronary last year, I had to retire. But I was just there, he remembered. Only a few seconds ago. In my office. Talking to a group of people about a new project. He shut his eyes. It’s gone, he thought dazedly. Everything I built up.

    When he opened his eyes he found himself back in his office ; he faced G. G. Ashwood, Joe Chip and a dark, intensely attractive girl whose name he did not recall. Other than that his office was empty, which for reasons he did not understand struck him as strange.

    "Mr. Runciter," Joe Chip said, "I’d like you to meet Patricia Conley."

    The girl said, "How nice to be introduced to you at last, Mr. Runciter." She laughed and her eyes flashed exultantly. Runciter did not know why. Joe Chip realized, she’s been doing something. "Pat," he said aloud, "I can’t put my finger on it but things are different." He gazed wonderingly around the office ; it appeared as it had always : too loud a carpet, too many unrelated art objects, on the walls original pictures of no artistic merit whatever. Glen Runciter had not changed ; shaggy and gray, his face wrinkled broodingly, he returned Joe’s stare - he too seemed perplexed. Over by the window G. G. Ashwood, wearing his customary natty birch-bark pantaloons, hemp-rope belt, peekaboo see-through top and train-engineer’s tall hat, shrugged indifferently. He, obviously, saw nothing wrong.

    "Nothing is different," Pat said.

    "Everything is different," Joe said to her. "You must have gone back into time and put us on a different track ; I can’t prove it and I can’t specify the nature of the changes -"

    "No domestic quarreling on my time," Runciter said frowningly.

    Joe, taken aback, said, "’Domestic quarreling’ ?" He saw, then, on Pat’s finger the ring : wrought-silver
    and jade ; he remembered helping her pick it out. Two days, he thought, before we got married. That was
    over a year ago, despite how bad off I was financially. That, of course, is changed now ; Pat, with her
    salary and her money-minding propensity, fixed that. For all time.

    "Anyhow, to continue," Runciter said. "We must each of us ask ourselves why Stanton Mick took his business to a prudence organization other than ours. Logically, we should have gotten the contract ; we’re the finest in the business and we’re located in New York, where Mick generally prefers to deal. Do you have any theory, Mrs. Chip ?" He looked hopefully in Pat’s direction.

    Pat said, "Do you really want to know, Mr. Runciter ?"

    "Yes." He nodded vigorously. "I’d very much like to know."

    "I did it," Pat said.

    "How ?"

    "With my talent."

    Runciter said, "What talent ? You don’t have a talent ; you’re Joe Chip’s wife."

    — Lequel de vous est Al Hammond ? demanda Runciter en
    consultant ses papiers.

    Un Noir de très grande taille, au dos voûté, avec un visage
    allongé à l’expression douce, fit un mouvement pour se
    désigner.

    — Je ne vous avais jamais rencontré, dit Runciter tout en
    observant le dossier qui concernait Al Hammond. Vous vous
    classez en tête de nos anti-précogs. Bien sûr, j’aurais dû prendre
    plus tôt la peine de vous connaître. Combien d’autres sont anti-
    précogs ? (Trois mains se levèrent.) Tous les quatre, poursuivit
    Runciter, vous aurez certainement beaucoup de plaisir à
    travailler avec la plus récente découverte de G.G. Ashwood, qui
    intervient contre les précogs selon une base nouvelle. Peut-être
    miss Conley elle-même nous décrira-t-elle son pouvoir.
    Il fit un geste vers Pat… Et se retrouva debout devant
    l’étalage d’une boutique de pièces de monnaie rares sur la
    Cinquième Avenue ; il observait un dollar d’or U.S. qui n’avait
    jamais été mis en circulation en se demandant s’il allait l’acheter
    pour l’ajouter à sa collection.

    Quelle collection ? se demanda-t-il avec surprise. Je ne
    collectionne pas les pièces de monnaie. Qu’est-ce que je fais ici ?
    Et depuis combien de temps suis-je en train de faire du lèche-
    vitrines alors que je devrais être dans mon bureau en train de
    superviser… il ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’il
    supervisait généralement ; une affaire qui employait des gens
    ayant certaines aptitudes, certaines facultés spéciales. Il ferma
    les yeux, essayant de focaliser son esprit. Mais non, j’ai
    abandonné ça, réalisa-t-il. J’ai dû prendre ma retraite à la suite
    d’un infarctus l’année dernière. Pourtant j’y étais il y a juste un
    instant, se rappela-t-il. Dans mon bureau. En train de parler à
    un groupe de gens d’un nouveau projet. Il ferma à nouveau les
    yeux. Tout a disparu, pensa-t-il dans un brouillard. Tout ce que
    j’ai édifié.

    Quand il rouvrit les yeux il se retrouva dans son bureau, avec
    en face de lui G.G. Ashwood, Joe Chip et une fille brune
    intensément séduisante dont le nom lui était inconnu. Il n’y
    avait personne d’autre dans la pièce, chose qui, pour des raisons
    qu’il ne s’expliquait pas, lui paraissait étrange.

    — Mr Runciter, dit Joe, je vous présente Patricia Conley. La
    fille déclara :

    — Quel plaisir de faire enfin votre connaissance, Mr 
    Runciter.

    Elle se mit à rire, avec dans les yeux une flamme de
    triomphe. Runciter se demanda pourquoi.

    Elle a fait quelque chose, répliqua Joe Chip.
    — Pat, dit-il à haute voix, je n’arrive pas à mettre le doigt
    dessus mais les choses sont différentes.

    Il regarda autour de lui d’un air étonné ; le bureau avait son
    aspect habituel : tapis trop tapageur, trop d’objets d’art
    hétérogènes, trop de tableaux sans mérite artistique aux murs.
    Glen Runciter n’avait pas changé ; gris et hirsute, le visage plissé
    et songeur, il rendit à Joe son regard – lui aussi semblait
    perplexe. Près de la fenêtre G.G. Ashwood, portant comme
    d’habitude un élégant pantalon écorce-de-bouleau, une ceinture
    de chanvre, une chemise ajourée et une casquette d’élève
    ingénieur, haussa les épaules avec indifférence. Visiblement, il
    ne percevait rien d’anormal.

    — Rien n’est différent, dit Pat.

    — Si, quelque chose est différent, dit Joe. Vous avez dû
    remonter dans le temps et nous placer sur une piste différente ;
    je ne peux pas le prouver et je ne peux pas non plus préciser la
    nature des changements…

    — Pas de querelles de ménage dans mon bureau, dit
    Runciter en fronçant les sourcils.

    — Des querelles de ménage ? fit Joe, pris de court.

    Il vit alors l’alliance au doigt de Pat : argent et jade ; il se
    rappelait l’avoir choisie avec elle. Deux jours, pensa-t-il, avant
    notre mariage. C’était il y a un an, malgré l’état de pénurie
    financière où j’étais. Bien sûr maintenant ça a changé ; Pat, avec
    son salaire et sa propension à l’économie, a arrangé tout ça.
    Pour toujours.

    — Bon, continuons, dit Runciter. Il faut que chacun de nous
    se demande pourquoi Stanton Mick a confié son affaire à un
    autre organisme de protection que le nôtre. Logiquement, c’est
    nous qui aurions dû décrocher ce contrat ; nous sommes les
    meilleurs dans la partie et notre siège social est à New York, où
    Mick préfère en général traiter. Avez-vous une théorie, Mrs
    Chip ?

    Il regardait avec espoir dans la direction de Pat. Pat
    demanda :

    — Vous voulez vraiment le savoir, Mr Runciter ?

    — Oui, fit-il en hochant vigoureusement la tête. J’aimerais
    énormément.

    — C’est moi qui ai tout fait.

    — Comment cela ?

    — J’ai utilisé mon pouvoir.

    Runciter dit :

    — Quel pouvoir ? Vous n’avez pas de pouvoir ; vous êtes la
    femme de Joe Chip, c’est tout.

    J’écris plut tôt une lettre, manuscrite, avec mes doigts, un stylo et du papier, une lettre qui commence par « Chère E. », et qui se termine par « P.S. » et me demande depuis combien de temps je n’avais pas envoyé de mail manuscrit.

    J’apprends plus tard que le prochain roman de Dantec, qui a priori ne m’intéresse pas plus que ça, sera auto-édité et vendu directement sur le site de l’auteur, dans le sillage des Nine Inch Nails, Radiohead et autres groupes ayant déjà fait par le passé ce pari là. L’interview de son agent, qui délivre la nouvelle, se termine par la remarque suivante :

    Précisons enfin que seul le livre au format papier sera disponible : aucune version digitale, ni poche ne sera envisagée. Une nouvelle ère s’ouvre.

    Une nouvelle ère s’ouvre.

  • 040313

    4 mars 2013

    Sur scène, dans la baraque, quels que soient le jour et l’heure sa taille, la Prusse, son âge l’immobilisent. Dix-neuf ans c’est l’âge de se faire belle, de se marier et d’avoir des enfants. C’est surtout l’âge de rien, arcade 53. Faire sept pieds deux pouces, porter la même robe, rester vissée sur scène devant des gencives, des dents, surplomber les hommes qui crachent, les femmes qui vous fixent les seins, les hanches, lancent : Vous l’avez vue ? Elle ne fera pas de vieux os. Dégoût du sol et des textures.

    Anne Savelli, Décor Lafayette, Inculte, P. 62

    Grand soleil, dix degrés de plus rapport à hier. Pas pensé prendre mes lunettes de soleil : trop de lumière dans les yeux, veut pas sortir, une lumière assommante, trèblanche, quelque part d’outrepart.

    H. me disait l’autre jour, au sujet de Coup de tête, au sujet de la dernière partie de Coup de tête, qu’il revoyait ce clip réalisé par Michel Gondry, j’y avais pas pensé, ou peut-être que j’y avais pensé et peut-être que je l’ai oublié (ou peut-être autre chose), mais c’est un rapprochement réel.

    Mueller (151 mots) :

    Une voix derrière le verre liquide d’Imke Leal.
    Elle dit : - Oui, je vais te le dire. La tête a
    volé sur la lame de la hache & la tête a volé à
    la verticale de son corps & la tête a volé près
    des nuits carboniques qui bouillonnaient sur le
    désert de l’ocre en ces temps-là & cette tête a
    frôlé les points cardinaux dessinés au fond des
    crêtes du ciel & elle a amorcé un autre vol, en
    sens inverse cette fois, elle est retombée plus
    ou moins aspirée par la nuque de son corps, qui
    était restée engluée dans le sable du sol, elle
    est retombée précisément sur cette nuque & elle
    est retombée précisément sur ce sol... Une fois
    revenue à la place qui était jadis la sienne la
    tête a dit au Collur ces mots-ci : - Samos nav,
    ce qui signifierait, en langue perke, une sorte
    d’excuse perpétuelle prolongée (langage riche).

  • 150513

    15 mai 2013

    Shooté de chez shooté putain. 3.6g de paracétamol dont deux opium ces dernières vingt-quatre heures et la limite c’est quatre. Au-delà je sais pas ce qui m’arrive. 2 gélules vertes du Dr Leprechaun au cours de la même nuit c’est une première. Voilà d’où il me vient ce shoot. J’ai toute la tête entre les omoplates et que dalle dans les genoux. Et pour la première fois une gélule verte (deux même) ça suffit pas.

    L’opium m’a fait entendre des grecs me chuchoter sur la paroi du mur, ce sont les dieux d’Ilium qui me dictent l’avenir depuis l’écran télé du voisin, mais ce qu’ils prédisent c’est pas l’avenir c’est le présent, alors leurs voix s’entortillent en elles-mêmes pour me dire qu’ils me disent et ainsi de suite, larsen.

    Un autre rêve je joue au foot avec mon frère et ses potes, j’ai trouvé des gants neufs dans un buisson quasi. C’est pas sa faute, ils tapent trop fort, alors j’y perds un pouce, le sang gicle à la place je me pince le poignet pour faire garrot ça marche pas. Mon pote me dit moi c’est pareil ils m’ont planté leurs vissés dans la gorge et il se trouve que ouais ça saigne et c’est béant dedans. Je monte dans un SAMU et on descend des rues pavées car nous sommes à Trieste, où se termine Ulysse.

    En une journée les shoots d’opium sont pas complètement écoulés. Encore les mains qui tremblent à l’intérieur des mains. Aux portes de l’immeuble deux clebs enchaînés l’un à l’autre, sur le carton pourri d’un clodo à quelques mètres, ils se couinent et ils se mâchoirent l’un l’autre. Sous l’opium je suis comme dans cette scène du flea market (Eternal Sunshine of the Spotless Mind) : tout le monde est séparé de mes yeux par un filtre en plexi très opaque.

    Lorsque les stratèges de l’armée américaine imaginent à quoi ressembleront les drones dans vingt-cinq ans, ils commencent par faire dessiner à l’infographiste de service le portrait-robot d’une ville arabe typique, avec sa mosquée, ses immeubles et ses palmiers. Dans le ciel, volètent des libellules. Il s’agit en fait de nano-drones, des robots-insectes autonomes capables de marauder en essaim et de « naviguer dans des espaces de plus en plus confinés ».
    Grâce à des engins de ce type, la violence armée pourrait s’exercer dans tout petits espaces, dans des micro-cubes de mort. Plutôt que de détruire tout un immeuble pour éliminer un individu, miniaturiser l’arme, passer dans les embrasures et confiner l’impact de l’explosion télécommandée à une seule pièce, voire à un seul corps. Votre chambre ou votre bureau deviennent une zone de guerre.

    Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La fabrique, P.85

    Encore les drones. Ok je m’en sers pour /// mais c’est surtout gerbant. Le grand nord (le Groenland) c’est une image. Suis prêt à faire des compromis. Pourrait être Reykjavik.

    Mueller (27 mots) :

    Le vent sur la langue de Mueller a le goût de la
    langue de Mueller. Sur, la salive se hérisse, se
    cambre. Ensuite : l’instant de la photosynthèse.

  • 010713

    1er juillet 2013

    SOME OF US WENT out for lunch to a new place every day and made lunch an event. Others, like Old Brizz, stayed in and had the same thing, day after day. Sometimes it was to save money. Other times it was to avoid the company of people who, from nine to noon and from one to six, we had to give ourselves over to unconditionally. For an hour in between, time reverted back to us, and sometimes we took advantage of that hour by closing our doors and eating alone.

    Joshua Ferris, Then We Came to the End

    Plus trop sûr de savoir si j’ai mal ou plutôt je crois que non mais un ongle invisible est planté dans ma tête, c’est ce que j’appelais l’aiguille, hier, et elle est encore là. C’est minuscule, c’est grâce aux trucs de l’ostéo, ouais mais c’est là, ça me rend dingue, je prends des grammes pour rien. Le fait est que la lumière me dérange, le fait est que j’ai besoin de dormir trois semaines de suite au moins. Tout m’énerve, ça m’énerve, j’imagine je devrais juste m’abstenir de trancher des cyborgs au katana ou de m’en prendre quatre à domicile contre Chelsea en Cup (ouais mais bon je le fais pas).

    Suite lecture de Ferris, me donne envie de ressortir l’iPhone, dictaphone on, d’enregistrer autour moi des dialogues, enfin des trucs qui se disent, et de m’en servir deux ans plus tard, par hasard, dans un tronçon ///. Pense à C’était de Joachim Séné, à certains de Fresán, car c’est une suite de petites anecdotes, histoires, calées sans ordre chronologique quasi. Cet extrait est réel : me retrouve à le lire au café où je mange en lisant tous les jours, oloé un petit peu, les yeux plantés dans l’eink et surtout pas au-dessus de ma tête, tous les collègues ou presque viennent se servir ici, sur place, à emporter, il faut que je reste en tête à tête avec moi-même voilà l’histoire. Si je viens ici, c’est autant pour la bouffe, l’habitude, et parce que j’y retrouve derrière le comptoir la seule personne dans ma journée qui me demandera : vous lisez quoi en ce moment ? Et je connais pas son nom ni ce qu’elle pense mais je sais que ça l’intriguait le Dictionnaire khazar et que son gamin tentera le concours de l’ENS l’année prochaine. Je prends plus de muffin depuis des jours, c’est pas les 68kg qui m’en empêchent, c’est autre chose je crois, superstition de crâne et de corps, j’ai pris des fraises c’est fade. Quoiqu’il en soit, dans Then We Came to the End, ça va au-delà de la simple représentation de la vie en entreprise, au-delà de la boulimie d’informations dépourvues de sens chronologique trop clair, par exemple : c’est cette façon de toujours dire nous sans dire une seule fois je.

    Le soir, The We and the I. H. me dira j’ai l’impression d’être au taf, un film qui finalement reprend les mêmes aiguilles : suite de micro-conversations, parfois enfilées les unes dans les autres, parfois amputées d’elles-mêmes, une langue défaite refaite, sa propre langue. Cette image c’est le stomach de l’un, il a les mots Life is tatoués dessus sauf que ça s’arrête là.

  • 010616

    2 juillet 2016

    Certains ne tiennent pas le coup. Leurs jambes cèdent : ils posent un genou à terre : le genou est aussitôt immobilisé ; ils posent alors une main pour ne pas s’écraser tout de suite contre le sol : et la main y passe aussi, puis l’autre main, l’autre genou, finalement ils s’allongent complètement sur le blanc, et ils fusionnent avec la couleur.

    Quentin Leclerc, Saccage, Éditions de l’Ogre, P. 137

    De l’eau jusque dans mes rêves. L’eau un moyen de locomotion pour aller quelque part. Je sais plus où on va ni avec qui mais l’eau est ocre et rose, quelque chose dans des tons finissants. Des branches se mirent dedans. Ce matin, autre chose. Pas réveillé par l’écoulement de la pluie sur le monde 1 pour une fois. Pleut pas mais froid. Blanc. Tout est humide, partout, à commencer par tout. Les draps, le corps, les vêtements, le bois, les stores, les emballages carton, le pain, la peau, le papier quand il y a du papier. L’Instin collé derrière mon tel déteint. Le rouge effacé fuit. J’ai l’impression revivre la scène de Sarasota dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind : une plaque en plexiglas entre moi et le reste du monde. Je suis enfoui dans les chiffres tout le reste du jour. Finalement je m’y sens à ma place — mais à ma place ça ne veut pas dire bien. Je suis tombé au fond tout au fond de ma tête. Quelques pas dehors avec H.. Je suis sonné par à peu près n’importe quoi. Je parle par bribes ou par monosyllabes mais mine de rien ces quelques pas dehors me font du bien. Nous sommes bombardés de mails mais de bons mails. Je mute le son quand même. Termine ma dernière lecture de Saccage 2. Il y a dans ce livre un élan que je n’avais pas vu avant. Quand est-il apparu ? J’ai l’impression qu’il y a un truc qui rate, la construction du terrain. Là, j’ai l’impression qu’il y a encore la langue d’un côté et le terrain de l’autre. Le décor. Le contexte. Peut-être que je me trompe. Peut-être que Quentin s’en fout. Je préfère la fin au début 3. Peut-être parce que je suis moi-même en meilleure condition humaine à le lire ? Mais c’est faux. Au bord de la nuit, je suis incapable de savoir si mes yeux sont ouverts ou fermé.


  • ↑ 1 

    la neige qui ruisselle sur les toits, les gouttes sur la vitre, les souliers qui prennent l’eau, le loyer à payer, la peur de la vieillesse, la lumière cendre olive au-dessus du fleuve, toutes ces choses penchées, glissant en un éboulement sans fin

    Jacques Ancet, L’incessant, P. 66, publie.net

    ↑ 2 Lu aussi dans ses Relevés ce truc, « Je suis descendu jusqu’au lac ». Sans hiérarchie dans l’écriture du journal (en est-ce un ?), et on ne sait pas jusqu’où littéralement le texte va descendre.

    ↑ 3 Chapitre du pêcheur, et puis ce bout de phrase ici : désormais, je suis bien pire que ça : je suis une mante.