Comité Invisible



  • 011009

    1er octobre 2009

    J’ai lu ce texte par hasard, sinon par accident, un peu comme un préambule fictif à Biographie comparée de Jorian Murgrave ou comme suite logique à ma lecture d’Overqualified. Pour une analyse précise de L’insurrection qui vient, voir plutôt du côté des Carnets d’Arnaud Maïsetti, moi je me contente de traverser sans vraiment voir.

    L’ordre du travail fut l’ordre d’un monde. L’évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule idée de tout ce qui s’ensuit. Travailler, aujourd’hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire des marchandises qu’à la nécessité politique de produire des producteurs et des consommateurs, de sauver par tous les moyens l’ordre du travail. Se produire soi-même est en passe de devenir l’occupation dominante d’une société où la production est devenue sans objet : comme un menuisier que l’on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même. De là le spectacle de tous ces jeunes gens qui s’entraînent à sourire pour leur entretien d’embauche, qui se font blanchir les dents pour un meilleur avancement, qui vont en boîte de nuit pour stimuler l’esprit d’équipe, qui apprennent l’anglais pour booster leur carrière, qui divorcent ou se marient pour mieux rebondir, qui font des stages de théâtre pour devenir des leaders ou de « développement personnel » pour mieux « gérer les conflits » – « Le “développement personnel” le plus intime, prétend un quelconque gourou, mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, à une ouverture relationnelle plus aisée, à une acuité intellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleur performance économique. » Le grouillement de tout ce petit monde qui attend avec impatience d’être sélectionné en s’entraînant à être naturel relève d’une tentative de sauvetage de l’ordre du travail par une éthique de la mobilisation. Être mobilisé, c’est se rapporter au travail non comme activité, mais comme possibilité. Si le chômeur qui s’enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des « projets » travaille bel et bien « à son employabilité  », comme on dit, c’est qu’il témoigne par là de sa mobilisation. La mobilisation, c’est ce léger décollement par rapport à soi, ce minime arrachement à ce qui nous constitue, cette condition d’étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être pris comme objet de travail, à partir de quoi il devient possible de se vendre soi et non sa force de travail, de se faire rémunérer non pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on est, pour notre exquise maîtrise des codes sociaux, nos talents relationnels, notre sourire ou notre façon de présenter. C’est la nouvelle norme de socialisation.

    Comité invisible, L’insurrection qui vient, La fabrique, P.34-36.

  • 231213

    1er janvier 2014

    Nous avons été expropriés de notre langue par l’enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de notre ville par la police, de nos amis par le salariat.

    Comité invisible, L’Insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007, p. 20.

    C’est un extrait issu de Tarnac.

    Avant de prendre l’habituel 6689 de 18h56 pour la Loire, j’ai renseigné quelques chiffres dans le reporting de novembre, envoyé en retard. Un gamin bouscule la cage où les minuscules terrorisés sont terrés alors je l’insulte et je parle tout seul en marchant comme un vrai parisien (c’est-à-dire un faux, quelqu’un qui comme moi s’est fait infecter par la ville et sent l’eau s’écouler tout au fond de sa gorge : l’eau poisseuse qui a le goût de la gorge). Pris des Lisopaïnes périmées. Sonneur a beau dire que je suis imperturbable, je me sens perturbé. Dans le 6689 je me sers de mon iPhone comme d’un catalyseur de connexion 3G pour draguer une connexion éternelle et comme inépuisable : j’ai l’impression d’être le premier homme sur terre à faire ça. J’ai oublié à Paris des pots de miel en pots et les Vies minuscules de Thomas (voulais les lire ici, dans le 6689). Quelque part, au cours d’un interrogatoire transhumaniste, plus ou moins loin dans le futur, on pourra dire à une fille (car dans Tarnac c’est une fille), voilà, nous avons étudié avec une grande attention vos relevés biométriques durant la nuit du tel mois et il semblerait que vous avez consommé une quantité fortement inhabituelle de nicotine cette nuit-là, regardez, vous voyez les graphiques, ça correspond à la nuit du tel mois, de telle heure à telle heure, c’est un pic important, vraiment, alors, si ça ne vous ennuie pas, vous pourriez peut-être nous éclairer sur la nature de cette consommation, d’où vient-elle, quelles en sont les causes et l’origine ? Et, bien sûr, quelle que soit la réelle justification de cet événement ponctuel et l’utilisation faite de ces informations par les autorités, bien sûr que nous aurons perdu, perdu contre le monde entier. Dans ce même 6689 je me regarde me regarder dans les deux yeux, ça se passe sur la surface de la vitre, je me demande est-ce que je suis adulte ?, j’ai vu la ride tranchée à la gauche de ma bouche car je souris toujours du même côté, oui, et si je me regarde sans mes lunettes, la lumière jaune stroboscopique pulsant tout contre moi (ça ferait d’ailleurs une belle photo si les photos pouvaient bouger), je crois me reconnaître, j’ai le visage des petits gris avec les grands yeux noirs sans doute je viens de là.

    Pour invoquer l’âme d’H., j’écoute et récoute Caramel.

  • 200515

    10 juin 2015

    Le mensonge de toute l’apocalyptique occidentale consiste à projeter sur le monde le deuil que nous ne pouvons en faire. Ce n’est pas le monde qui est perdu, c’est nous qui avons perdu le monde et le perdons incessamment ; ce n’est pas lui qui va bientôt finir, c’est nous qui sommes finis, amputés, retranchés, nous qui refusons hallucinatoirement le contact vital avec le réel. La crise n’est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence. À tel point que le must de la marchandise - l’iPhone et le Hummer, typiquement - consiste dans un appareillage sophistiqué de l’absence. D’un côté, l’iPhone concentre en un seul objet tous les accès possibles au monde et aux autres ; il est la lampe et l’appareil photo, le niveau de maçon et l’enregistreur du musicien, la télé et la boussole, le guide touristique et le moyen de communiquer ; de l’autre, il est la prothèse qui barre toute disponibilité à ce qui est là et m’établit dans un régime de demi-présence constant, commode, retenant en lui à tout moment une partie de mon être-là. On a même lancé récemment une application pour smartphone censée remédier au fait que « notre connexion 24h/24 au monde digital nous déconnecte du monde réel autour de nous ». Elle s’appelle joliment GPS for the Soul. Le Hummer, quant à lui, c’est la possibilité de transporter ma bulle autistique, mon imperméabilité à tout, jusque dans les recoins les plus inaccessibles de « la nature » ; et d’en revenir intact. Que Google affiche la « lutte contre la mort » comme nouvel horizon industriel, dit assez comme on se méprend sur ce qu’est la vie.

    Comité invisible, À nos amis, La fabrique, P. 30-31

    Termine lentement le premier tome du Journal de la crise, de Laurent Grisel. Dans le planning de lecture des jours, curieusement, et sans que je m’en sois rendu compte, ce texte a pris la place de la presse. J’ai remplacé l’actualité par une actualité lue et ressentie à l’heure H dans le temps de l’écriture, mais avec neuf ans de retard. C’est une drôle d’expérience temporelle. C’est une très belle lecture. La mélanger à l’instant T des dépêches et des lectures (Kerviel, le comité invisible...), c’est stimulant.

    Triste aujourd’hui (mossade). Découragé pas mal. Plus d’épaule, rien. Beaucoup d’expiration. Dépassé, marché dessus. Un texto. Je suis au fond de ma bouteille de Coke. Je réalise après plusieurs écoutes que l’Heroin de David Lang, c’est une cover de l’Heroin d’alors. Du coup, ça me dérange. Ecoute des trucs qui s’appellent Les yeux de mes yeux, Atom Dance, With me now. Longtemps j’ai porté des chemises trop grandes (ce n’était pas un fashion statement). Paquet de Marlboro plein sur mon bureau maintenant.

  • 040615

    2 juillet 2015

    Le contenu véritable d’Occupy Wall Street n’était pas la revendication, collée a posteriori sur le mouvement comme un post-it sur un hippopotame, de meilleurs salaires, de logements décents, ou d’une sécurité sociale plus généreuse, mais le dégoût pour la vie qu’on nous fait vivre.

    Comité invisible, À nos amis, La Fabrique, P. 48

    Des notes sur la machine. Roadside picnic. Pattern recognition. Des conseils de lecture de Philippe. Une autre note. Misère : une lettre à elle-même. Ça c’est de moi à moi. C’est venu du Pendu de Saint Pholien. Beaucoup de jeunes gens vivaient comme ça. À l’écart du monde électrique 1. C’est bourré de flics, ici (roi d’Espagne à l’hôtel d’à-côté).


  • ↑ 1 C’est tiré de Nos guerres indiennes.