Alfred Döblin



  • 060909

    6 septembre 2009

    Il s’agit du tout début du premier tome de la quadrilogie Novembre 1918, une révolution allemande d’Alfred Döblin. La première guerre mondiale est déjà perdue, ou en passe de l’être. Pourtant scène palpable où la violence jaillit réellement, banale et directe, depuis le corps d’un jeune soldat. Döblin était médecin, cela se lit. La phrase est précise, rarement de trop. Comme métaphore introductive, on peut difficilement faire mieux. La violence ici se loge au cœur du corps et grave sa marque entre les tissus. Plus tard, le destin de ce corps là restera totalement accessoire, on n’en saura pas plus. La narration ira ailleurs, traversera d’autres corps, qui eux-mêmes ne resteront pas. La violence on la traverse, d’ailleurs elle voyage assez bien.

    Il n’était pas arrivé grand-chose à ce jeune homme. Il était parti comme observateur pour un vol de reconnaissance. La mitrailleuse d’un aviateur ennemi jouait à proximité, une des balles volant à plus de cent kilomètres à l’heure prit le chemin de son corps. Une seconde plus tôt, avant qu’il fût correctement installé, elle n’eût rencontré que le vide. Mais ainsi la balle de plomb traversa la ceinture, la veste, le pantalon du jeune homme sans trouver de résistance, et la peau tendre qu’aucune femme n’avait encore effleurée n’en présenta pas davantage. Elle s’enfonça net, comme si cet endroit était le sien. Jaillissant hors du monde, elle s’implanta dans ce corps tendre comme la racine d’une plante dans la terre meuble. Elle rencontra sur son chemin le péritoine lisse et le déchira légèrement. Lorsque la balle arriva, les longs boyaux de l’intestin grêle bougèrent sans toutefois se contracter – ce fut trop rapide –, elle coupa à travers, examinant au passage la bouillie gastrique provenant du petit déjeuner. La balle ne déplaça rien. Elle traversa l’intestin. Là palpitait puissamment un gros vaisseau où affluait et battait le sang venant du cœur ; la balle y goûta, se ficha derrière dans un os, une vertèbre, et s’immobilisa. Cependant elle s’était éloignée, ainsi que l’avion et l’homme où elle s’était incrustée, du petit calibre qui l’avait crachée. On détacha l’homme à son arrivée, et il fut l’objet de bien des soins, sans qu’il s’en aperçût. On retira la balle de sa cachette, on put trouver les déchirures et les recoudre. Toujours prêt à plaisanter, les mains gantées de caoutchouc brun clair, le petit chirurgien, roulant la balle entre deux doigts, leva les yeux : « Alors, c’est pour qui aujourd’hui ? »

    Deux de ses assistances s’écrièrent l’une après l’autre : « Pour moi ! » Le docteur qui déjà s’était replongé dans les entrailles – il avait laissé tomber la balle dans une cuvette – grommela : « Il va encore falloir tirer au sort. »

    L’une d’elles soupira : « Oh, moi je perds toujours. »

    Le chirurgien fit ajuster son miroir frontal et murmura derrière sa bavette : « Vous n’êtes pas la seule à perdre. La guerre est perdue, nous sommes perdus, cet homme est perdu. Allons, nettoyons, lavons ce péritoine, perfusion de sérum physiologique, il tiendra peut-être le coup. »

    Alfred Döblin, Bourgeois & soldats, Agone, trad : M. Litaize & Y. Hoffmann, P.8-9

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  • 110909

    11 septembre 2009

    sinnlos.jpgVoilà deux semaines que mon contrat a pris fin. Drôle de simultanéité : ces vacances forcées commencent au moment où celles de H. s’achèvent. Nous nous sommes croisés dans nos temps libres et n’avons pas vraiment pu les partager. Ce que nous partageons, c’est la garde d’un appartement vide, une solitude alternée durant le jour.

    Je me suis accordé quelques jours de repos, c’est-à-dire de vide, avant de reprendre plus soutenue la troisième partie de Coup de tête. Je n’ai pas noté grand chose dans le Journal de ces derniers jours car bien peu de notes m’ont traversé. Je regarde par la fenêtre le même ciel, mêmes feuilles agitées et volets clos. Je vois depuis celle de la cuisine les RER alternés à heures fixes. Je regarde Code Quantum qui repasse sur France 4 : Scott Bakula y incarne un personnage par épisode et change de corps tous les jours, exactement comme il y a quinze ans lorsque je le regardais sur M6. Je n’écris pas beaucoup. Coup de tête demande des temps de relecture importants, ou bien peut-être que je me retiens moi-même de peur de terminer quelque chose. Je n’ai pas repris Accident de personne, projet fantôme qui ne veut pas de moi (plus tard, peut-être, lorsque je reprendrai le train régulièrement ?). J’ai terminé Ernesto & variantes avant mon dernier jour. Je réfléchis vaguement à l’idée d’une guerre telle qu’elle s’affiche sur les pages successives de Novembre 1918, une révolution allemande et Tombeau pour cinq cent mille soldats. Je fixe le plafond trop blanc éclairé par les canicules extérieures. Je n’ai pas encore jeté un œil aux diverses petites annonces qui pourraient peut-être m’ouvrir vers un autre emploi kleenex qu’il faudra poursuive. J’ai le temps. J’attends encore versement de mon solde de tout compte. J’attends encore que quelque chose tombe et que le reste suive.

    Puis Coup de tête III reprend, tous les jours relire les mêmes pages jusqu’à ce que la forme de l’écran me convienne. Encore quelques jours et je pourrai avancer. Je ne pense pas m’y enfoncer aussi longtemps que la deuxième partie. Aujourd’hui ce paragraphe commence à s’imposer de lui-même, ensuite le reste.

    Y a des jours ou on a rien dans le ventre et où le vide résonne. Ça s’appelle pas l’autosuggestion cette fois, ça a plutôt à voir avec les calvaires du corps, ceux qu’on soupçonne même pas. Les nerfs et tendons qui se défont, bientôt vont péter sous l’effort. Encore quelques longueurs et je le sais, sens, mes bras viendront couler au fond de l’eau, la chair et les os arrachés au niveau des épaules. Alors à ce moment là je lutterais juste avec les jambes, battement de pieds battement de pieds battement de pieds, pour pas finir la tête sous l’eau. Une fois arrivé au bout de la ligne, plus aucun gouvernail pour faire demi-tour ni mains valides pour me hisser : je m’exploserai la tête sous le plongeoir et l’eau trop bleue trop verte de la piscine municipale se laissera fendre d’un peu de rose en plein milieu qui déteindra.
  • Esquisses

    25 septembre 2011

    Ciel d'Y., inversé, le 18 septembre dernier

    Je suis pas en panne d’écrire mais vies // a besoin d’esquisses pour que je comprenne comment ça vit. Pour ça je m’appuie très franchement sur cette très bonne adaptation radio de Berlin Alexanderplatz à écouter sur France Culture. Extrait ci-joint. Pour mieux fixer ailleurs mon esquisse, je fais de mon « tu » un salaud. C’est pas vraiment ce que je voudrais faire mais ça me donne une petite idée de la langue à produire (et comment la produire).

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  • 011011

    1er octobre 2011

    Je meurs 840 fois de suite à trop vouloir frôler le vide à la cime de Beaubourg, tout ça pour une photo de Paris : une île. Nous croisons, au sommet, des corps (de la viande) emballés sous vide. Avant que notre oeil les oublie s’ouvre une bulle d’air entre la chair et le film plastique. Je regarde de haut en bas les images. Je pense à Jean de l’ours. « Carne, carne ». Nous sommes venus pour l’exposition Munch. J’aime autant mieux me taire devant les toiles, c’est bon prétexte. Les analyses à voix haute des voisins me fatiguent. Le cri n’y est pas. Je viens pour le silence. Je le trouve sur cette toile, L’artiste et son modèle.

    Je vois peu les photos, idem les exterieurs. Moi surtout les chambres. Bancales. Minuscules. À l’échelle malmenée. Plus loin, la salle des cercles, et l’obsession du peintre pour l’oeil malade et ce qu’il lui fait voir, je repense à cette phrase de Larbaud : « Il se peut que l’irrégularité de l’écriture vienne en partie de l’irrégularité du pouls ». J’en reviens toujours à cette phrase. Je retourne voir L’artiste et son modèle. Je prends en photo cette version du Baiser gravée sur bois, mon fantôme en surexposition.

    Nous profitons de l’heure, désertique, pour visiter aussi l’exposition permanente. Je cherche des yeux Francis Bacon, et avant lui son nom. J’ai des pensées abstraites. Il n’y aurait, ici, rien sur La merde. J’essaie d’être concis. Nous rentrons. Au resto proche Louvre, temps d’août X degrés, je commande, médiocre, une fondue savoyarde. Dans le train du retour 4ème épisode de Berlin Alexanderplatz, le podcast. H. s’endort 1. Je traverse, stupéfait, l’été de Philippe de Jonckheere, via son superbe montage Demain sera aujourd’hui, même si tout s’arrête.

    31
  • 200112

    20 janvier 2012

    Cette photo n’est pas le 17h34 du jour ; pourrait. Car j’ai souvent pesté, intérieurement pesté, contre le champ d’action très restrictif de mon format d’image. Si ça ne tenait qu’à moi, chaque 17h34 couvrirait l’entièreté de mon champ de vision, ni plus ni moins. Mais l’entièreté qu’est-ce ? J’ai bien tenté, parfois, de supprimer ma tête, pour avoir plus de recul et pour pouvoir coller, donc, l’objectif à la place de mes yeux, mais le résultat est-il plus vrai qu’un autre ? Si la technologie existait, je me servirais de lentilles optiques, programmées à l’avance pour se déclencher à heure fixe (à l’heure que l’on sait tous), indépendamment de ma volonté ; ces lentilles captureraient , elles, l’entièreté de mon champ de vision, quitte à bouffer du flou à la périphérie. Mais le résultat de telles hypothétiques prises de vue seraient-elles pour autant plus artistiquement pertinentes ? On touche au truc : savoir si l’intérêt d’un tel projet se trouve dans la composition technique de tel ou tel cliché (j’en doute) ou dans la somme statistique de son ensemble (au quel cas je pourrais tout aussi bien prendre n’importe quel machin flou sans voir et m’en complètement foutre ; parfois c’est le cas).

    ‘And two or three days later—just as all of us are reaching just about the limits of endurance and our ribs are showing and the skin around our eyes is starting to look like hamburger—there was one terrible accident where I was alone and I decided all right this time we take the emergency brake off and shoot almost an eighth of a gram uncut and was in a very very strange state of mind indeed one step short of clinical paranoia and the doorbell rings and I open it on the chain and all I see is a hat with plastic flowers on the brim and it’s this tiny old little blameless Welcome Wagon lady, welcoming us in our caved-in rental house to the neighborhood with a little basket of cookies and hygienic products looking up at me but with those weird little hypnotic spirals of red in one eye and green in another and her little peanut of a face convexly bulging out horribly like a crocodile’s face and then receding and then coming out up at me again, and I’ll spare you the details of how I reacted except to tell you that this incident led directly to my having to drop out and move to Colorado less than two months later, which is how I got the Service Moniker Colorado Todd.’

    David Foster Wallace, The Pale King

    Tombe, par hasard, cet article du Monde sur le fil de ma timeline : apprendre l’abstinence aux adolescentes en Grande-Bretagne. Rien ne me choque, tout m’indiffère, mais mon oeil se demande pourquoi personne, parmi les détracteurs là-bas, où les commentateurs ici (premiers à suggérer la non prise en charge par la Sécu des traitements contre les MST) ne semblent s’étonner de ne voir mentionné qu’un seul genre. J’ai mis en gras le « e » moi-même. On nous raconte un conte animalier : la femelle concède. Le mâle il mécanise. Aléatoire, le Spotify m’exhibe le Meurtre à l’extincteur, de Gainsbourg, ici Bashung, narré sans doute par le tout aussi inénarrable Franz Biberkopf, et qui commence :

    Pour éteindre le feu au cul de Marilou
    Un soir n’en pouvant plus de jalousie
    J’ai couru au couloir de l’hôtel décrocher de son clou
    L’extincteur d’incendie

    Cette semaine un tunnel. Matez vers la lumière, discutent les voix. Tout le contraire de la précédente, traversée avec un pouls à cent à l’heure. Celle-ci grise et apprise à plat ventre. Terminée ce matin, debout six heures, huit heures et demie au taf pour réunion trimestrielle. Défilaient sur les slides ou charts ou graphs des mots de quelques syllabes, non conjuguées, infinitives. Inspirer. Rassurer. Conquérir. Chercher du bout des lèvres un costume hors de prix et griffé De Fursac.

  • 221212

    22 décembre 2012

    La fin du monde n’a pas eu lieu. Je vais en ville (car la ville il faut aller vers elle, elle n’est pas, par défaut, dessous nos propres pieds) chercher un cadeau pour mon père.

    Pluie d’octobre, triste et vide, très vide la ville. Plus le temps passe et moins je risque de croiser, ici, quelqu’un qui me connaît. Peut-être ce serait ça, aussi, être adulte. Par exemple ce serait tenir bien haut le parapluie se dire
    pourquoi ils vendent là des aspirateurs pourquoi
    y avait un rayon livres VO ici avant
    quelle tête est-ce qu’elle avait cette place cette
    rue quel
    nom il pouvait bien avoir aussi
    ce magasin avant ce serait
    dire bonnes fêtes à la caissière après la thune aussi
    se dire ben j’ai récupéré mes cinq kilos perdus en 2011 maintenant
    en 2012 se dire
    65 c’est très bien pas besoin d’aller voir au-dessus se voir
    dans le miroir se voir
    dire et penser tout ça
    ce serait aussi mesurer
    avec l’oeil de la pupille cet oeil
    l’écart physique dans tel bouquin
    Carnets d’un jeune médecin
    ici ils appellent ça carnets
    entre la page de gauche
    en russe
    la page de droite
    traduite
    se dire aussi pourquoi ne pas acheter cet autre
    cet autre livre Berlin
    Alexanderplatz

    maintenant
    Deutsche geschrieben
    mais est-ce comme ça qu’on dit ce serait
    aussi
    interroger cette phrase
    mais est-ce comme ça qu’on dit ce serait
    écrire des phrases décomposées comme ça avec
    des retours ligne intempestifs aussi
    dire à ce mec rencontré ici-même
    corporellement mais sans bouger
    sans rien bouger de ma chaise ce serait dire
    je veux juste pouvoir te parler et que toi tu répondes et puis lui
    dirait non
    et je le penserais en chiffres
    des âges et des kilos
    des chiffres et la nomenclature exacte
    de tous ses putain d’os.

    Être humain être adulte être vrai en vrai je l’ai pas demandé non ça j’ai rien demandé j’ai juste (j’ai juste quoi ?) et ce qu’on cherche ce que je cherche moi (la justesse) je sais pas s’il faut l’appeler comme ça je sais pas si on peut dire être vrai et je sais pas si le dire ça suffit juste à l’être je sais pas si ça se passe comme ça en vrai. Des fois me dis que le dire c’est juste faire l’effort de l’être (être vrai), je la cherche là dans le dialogue ou les choses dites la justesse je la cherche aussi et surtout ici-même dialoguant face à moi face à toi qui me lie. La vraie question se serait de dire : la justesse est-ce que ce serait tout dire ? Ma migraine a fuit d’avoir vu J. me voir (et lui inversement) : ça c’est être juste, de le dire ouais c’est l’être. Mais ça ne suffit pas c’est pas aller assez loin et en totalité le voilà mon problème (je l’ai écrit ça dans un mail) : je veux toujours aller vers vers cette totalité alors être vrai être juste ce serait la transparence même c’est l’un des embranchements possibles dans mon truc /// : le mec le héros il rejoint une secte de la transparence : on peut tout voir en permanence de lui-même et ses rêves ses pensées en transparence parfaite et les gens lui balancent de la terre à la gueule car ce qu’ils pensent en vrai c’est que ces mecs sont dégueulasses vraiment : en transparence totale.

    Ce qu’il est long encore le cheminement qui permettrait de dire, de le dire quelque part ce couplet (ceci est l’incipit d’un livre dont j’ouvre les branchies pas plus qu’à peine pour ne surtout pas tordre la colonne du livre) :

    Va te faire foutre

    j’arrive au terme de cette histoire écrite sans souvenir ; malade, je me présente nu, sans effort, ni stratégie, avec l’ambition d’une honnêteté absolue ; je suis fils de te haïr

    Philippe Rahmy, Demeure le corps, Chant d’exécration, Cheyne, P.9

    Il est quoi il est pile l’heure minuit quarante-sept. Et techniquement on est demain plus aujourd’hui alors. Je m’en vais lire Demeure le corps, Chant d’exécration quelque part en exil de moi-même pour trouver une réponse à ce truc : ce que c’est la justesse de dire et comment on y croit.

  • 010718

  • ↑ 1 Lapsus clavier : H. s’en dort.