Mikhaïl Boulgakov



  • 230809

    23 août 2009

    Récits d’un jeune médecin, j’y reviens régulièrement. Lu-étudié au collège pour la première fois, et depuis à chaque relecture cette infime impression de déjà vu, comme si chaque événement avait déjà été expérimenté par moi-même dans un passé parallèle dont j’aurais perdu la trace. Tous les actes, chaque procédure, les instruments utilisés pour je ne sais quelle opération : tous font partie de mon paysage mental, tatoués dans mon dos à l’époque sans que j’ai pu m’en rendre compte. Ici plus surprenant, un passage de raté chirurgical qui débouche littéralement sur une fiction du bord de l’oeil, une vraie.

    C’était un soldat qui revenait parmi tant d’autres du front laissé désorganisé après la révolution. Je me rappelle fort bien également l’énorme dent cariée, robuste et solidement plantée dans la mâchoire. Clignant les paupières d’un air savant et poussant de petits gloussements préoccupés, je sais la molaire entre mes pinces, sur quoi, cependant, me revint distinctement à l’esprit le célèbre récit de Tchékov sur l’histoire du diacre à qui l’on avait arraché une dent. Et à cet instant, je trouvai pour la première fois que ce récit n’était pas drôle du tout. Quelque chose craqua bruyamment dans la bouche, et le soldat poussa un bref hurlement :

     Oho-oh !
    Après quoi toute résistance cessa dessous ma main, et mes pinces se trouvèrent expulsées de la bouche, serrant entre leurs mâchoires un objet blanc et ensanglanté. Je me sentis alors le cœur défaillir, car l’objet en question dépassait en volume quelque dent que ce fût, quand bien même c’eût été une molaire de soldat. D’abord de je ne compris rien, mais ensuite je manquai éclater en sanglots : la pince étreignait bien, c’est vrai, une dent avec ses racines interminables, mais à la dent était pendu un énorme morceau d’os rugueux d’un blanc éclatant.
    « Je lui ai brisé la mâchoire... » pensais-je, et mes jambes fléchirent. Bénissant le sort que ni le feldscher ni les sages-femmes ne fussent auprès de moi, j’enroulai d’un geste de voleur le fruit de mon fier labeur dans de la gaze et escamotai le tout dans ma poche. Le soldat vacillait sur son siège, cramponné d’une main au pied du fauteuil gynécologique, et de l’autre au pied du tabouret, et me regardait, les yeux exorbités, au bord de la démence. Ne sachant que faire, je lui fourrai sous le nez un verre rempli d’une solution de permanganate de potassium et lui ordonnai :

     Rince-toi la bouche !
    (...)
    Je vécus une semaine comme dans un brouillard, je maigris terriblement et commençai à dépérir.
    « Le soldat va attraper la gangrène, une septicémie... Ah, nom de nom : qu’est-ce qui m’a pris d’essayer mes pinces sur lui ? »
    D’absurdes tableaux se peignaient à mon esprit. Ça y est, le soldat commence à grelotter. D’abord il va et il vient, il parle de Kérenski et du front, puis il devient de moins en moins bavard. Il n’a plus l’esprit à Kérenski. Il repose, la tête sur un oreiller recouvert d’indienne, et il délire. Il a 40 de fièvre. Tout le village vient le visiter. Puis voilà le soldat gisant sur une table, sous des icônes, la narine pincée.
    Les commérages, au village, commencent à aller bon train.
    « Comment ça a bien pu lui venir ? »
    « Le toubib lui a enlevé une dent... »
    « Voilà, c’est ça ! »
    Ensuite : de pire en pire. Une enquête. Un homme rude et sévère arrive.
    « C’est vous qui avez arraché une dent au soldat ?... »
    « Oui... c’est moi. »
    On exhume le corps du soldat. Jugement. déshonneur. Je suis la cause de la mort. Et voici que je ne suis plus médecin, mais un homme malheureux jeté par-dessus bord, ou plutôt : l’ombre d’un homme.

    Mikhaïl Boulgakov, Récits d’un jeune médecin, Livre de poche, trad : Paul Lequesne, P.79-81.
  • 061012

    6 octobre 2012

    Tes pensées et tes émotions maintenant sont en plein dans ton champ de vision, à l’intérieur des sons que tu entends. Tu t’es évaporé, et c’est le monde entier qui a pris ta place. Tu es devenu la totalité de ce que tu vois : la neige, la voûte de cristal, le ciel. Mais toi, toi-même, ton sentiment d’existence s’est séparé du monde, il s’est enfui. Où es-tu ? Nulle part. Qui es-tu ? Personne et nulle chose. Tu cries à nouveau, plus fort cette fois, sans t’occuper de qui entend, et roules follement sur le sol. Tu penses que tu es mort, ou vas mourir. Tu cries et tu cries.

    Berit Ellingsen, Dans le blanc, Publie.net, traduction François Bon

    Essayé d’autres yeux que les miens. Octobre est un ciel blanc qui nous coule sur la peau, visage, branchies polyester du petit parapluie noir. Le long du boulevard, de part et d’autre, brocante, des crânes, des masques à gaz, des robots miniatures et des consoles satellitaires de l’ancienne ère steampunk en métal noir aussi sur qui ou quoi l’octobre perle.

    Cherché, sur chaque rayonnage de chaque bibliothèque, pliable ou pas pliable, en fer, en verre ou en mélaminé, mon exemplaire, poche, de Récits d’un jeune médecin, car on devrait jamais vivre sans savoir où se trouve son Récits d’un jeune médecin (ou Zapis’ki junogo vraca), celui-là papier, jamais trouvé en numérique, faudrait l’avoir en numérique, c’est un texte essentiel et essentiel pour moi.

    Renonçons à la nuit blanche faute de ciel. Au ciné, Do not disturb, film surprenant, scène mémorable, Charlotte Gainsbourg, rose fluo, quoiqu’il en soit le mec derrière, juste une ou deux rangées, il dit putain à chaque fois que sur l’écran le film le castre, en tout et pour tout une bonne douzaine, et H. et moi on se retourne à la fin de la séance histoire de voir quelle tête il a, juste pour savoir. Dehors le ciel est dégagé, s’est arrêté de pleuvoir, on arpente la nuit blanche sans trop rien voir de rien, juste marcher dans la nuit noire en évitant les files d’attente et les deux types qui gueulent du russe sur la passerelle. On voit surtout le réacteur Mako d’Ivry sur Seine cracher sa fumée rose et bleue, nécessairement cancérigène, probablement radioactive. Les arbres de la BNF ne sont pas éclairés, puis nous rentrons sous les néons ultraviolets, heureux quelque part.

  • 221212

    22 décembre 2012

    La fin du monde n’a pas eu lieu. Je vais en ville (car la ville il faut aller vers elle, elle n’est pas, par défaut, dessous nos propres pieds) chercher un cadeau pour mon père.

    Pluie d’octobre, triste et vide, très vide la ville. Plus le temps passe et moins je risque de croiser, ici, quelqu’un qui me connaît. Peut-être ce serait ça, aussi, être adulte. Par exemple ce serait tenir bien haut le parapluie se dire
    pourquoi ils vendent là des aspirateurs pourquoi
    y avait un rayon livres VO ici avant
    quelle tête est-ce qu’elle avait cette place cette
    rue quel
    nom il pouvait bien avoir aussi
    ce magasin avant ce serait
    dire bonnes fêtes à la caissière après la thune aussi
    se dire ben j’ai récupéré mes cinq kilos perdus en 2011 maintenant
    en 2012 se dire
    65 c’est très bien pas besoin d’aller voir au-dessus se voir
    dans le miroir se voir
    dire et penser tout ça
    ce serait aussi mesurer
    avec l’oeil de la pupille cet oeil
    l’écart physique dans tel bouquin
    Carnets d’un jeune médecin
    ici ils appellent ça carnets
    entre la page de gauche
    en russe
    la page de droite
    traduite
    se dire aussi pourquoi ne pas acheter cet autre
    cet autre livre Berlin
    Alexanderplatz

    maintenant
    Deutsche geschrieben
    mais est-ce comme ça qu’on dit ce serait
    aussi
    interroger cette phrase
    mais est-ce comme ça qu’on dit ce serait
    écrire des phrases décomposées comme ça avec
    des retours ligne intempestifs aussi
    dire à ce mec rencontré ici-même
    corporellement mais sans bouger
    sans rien bouger de ma chaise ce serait dire
    je veux juste pouvoir te parler et que toi tu répondes et puis lui
    dirait non
    et je le penserais en chiffres
    des âges et des kilos
    des chiffres et la nomenclature exacte
    de tous ses putain d’os.

    Être humain être adulte être vrai en vrai je l’ai pas demandé non ça j’ai rien demandé j’ai juste (j’ai juste quoi ?) et ce qu’on cherche ce que je cherche moi (la justesse) je sais pas s’il faut l’appeler comme ça je sais pas si on peut dire être vrai et je sais pas si le dire ça suffit juste à l’être je sais pas si ça se passe comme ça en vrai. Des fois me dis que le dire c’est juste faire l’effort de l’être (être vrai), je la cherche là dans le dialogue ou les choses dites la justesse je la cherche aussi et surtout ici-même dialoguant face à moi face à toi qui me lie. La vraie question se serait de dire : la justesse est-ce que ce serait tout dire ? Ma migraine a fuit d’avoir vu J. me voir (et lui inversement) : ça c’est être juste, de le dire ouais c’est l’être. Mais ça ne suffit pas c’est pas aller assez loin et en totalité le voilà mon problème (je l’ai écrit ça dans un mail) : je veux toujours aller vers vers cette totalité alors être vrai être juste ce serait la transparence même c’est l’un des embranchements possibles dans mon truc /// : le mec le héros il rejoint une secte de la transparence : on peut tout voir en permanence de lui-même et ses rêves ses pensées en transparence parfaite et les gens lui balancent de la terre à la gueule car ce qu’ils pensent en vrai c’est que ces mecs sont dégueulasses vraiment : en transparence totale.

    Ce qu’il est long encore le cheminement qui permettrait de dire, de le dire quelque part ce couplet (ceci est l’incipit d’un livre dont j’ouvre les branchies pas plus qu’à peine pour ne surtout pas tordre la colonne du livre) :

    Va te faire foutre

    j’arrive au terme de cette histoire écrite sans souvenir ; malade, je me présente nu, sans effort, ni stratégie, avec l’ambition d’une honnêteté absolue ; je suis fils de te haïr

    Philippe Rahmy, Demeure le corps, Chant d’exécration, Cheyne, P.9

    Il est quoi il est pile l’heure minuit quarante-sept. Et techniquement on est demain plus aujourd’hui alors. Je m’en vais lire Demeure le corps, Chant d’exécration quelque part en exil de moi-même pour trouver une réponse à ce truc : ce que c’est la justesse de dire et comment on y croit.

  • 061113

    13 novembre 2013

    Détestes ça sentir contre ta main une autre main sur la barre du métro mais, pire, tu détestes par dessus tout sentir l’odeur chimique des shampooings décapants des cheveux longs des parfums de la peau synthétique toutes ces saloperies-là. Tu ne regardes pas les gens dans les yeux quand tu leur parles (le plus souvent tu ne leur parles pas). Tu as horreur d’avoir à dire à quelqu’un, quelle que soit la situation, j’ai besoin d’une réponse aujourd’hui, mais tout le monde passe son temps à te le dire à toi (pour une raison qui t’échappe). Tu ne garantis jamais de pouvoir répondre quoi que ce soit avant un jour ou une heure fixe, bref une deadline donnée. Tu appelles le Brésil pour parler en français. Si tu ne cours pas ce soir c’est à cause de la nuit et de l’humidité. Tu aurais tout aussi bien pu ne rien écrire.

    Tu regardes un autre film libre de tout copyright, Tirez sur le pianiste (dans une version sous-titrée en anglais qui s’appelle Shoot the piano player, que tu as d’abord intitulé par erreur Ne tirez pas sur le pianiste, Don’t shoot the piano player ), de Truffaut. Comme presque toute stimulation culturelle ces temps-ci, tu élabores des plans et des schémas mentaux pour intégrer ce film (et tant d’autres) à ///. Edité, modifié, ou tel quel dans le chaos du texte. Ce serait techniquement possible (facilement), légalement aussi. Idem le Ghosts de NIN. Idem Récit d’un jeune médecin, ce genre de chose. /// est amené à absorber beaucoup.

  • 060914

    26 septembre 2014

    Mal dormi. Pas vraiment l’impression que l’oeil flou, apparu hier matin, se soit démis pendant la nuit. J’en suis au stade où je ne sais plus vraiment comment je croyais voir jusqu’à avant-hier, si ma vue est conforme à la vue habituelle, pas conforme ou autre chose. Me semble que non. Me semble que les mots se rebouclent. Mais peut-être je me trompe. Je sais pas où j’en suis.

    L’autre jour Joachim m’invite à répondre à une chaîne sur Facebook, il faut citer dix livres sans réfléchir, je ne réponds jamais à ces trucs-là, et d’ailleurs ce n’est pas moi qui végète sur Facebook : c’est le fantôme de l’autre. Ces dix livres j’y pense néanmoins et je les reconstruis dans ma tête. Récits d’un jeune médecin, Dans la ville des chasseurs solitaires, Mantra, Éden, Éden, Éden, Gravity’s rainbow, Sur les falaises de marbre, Le bruit et la fureur, Toi au moins tu es mort avant, The Dog of the Marriage, SMS de la cloison, Le lapin mystique. Tiens, il n’y a donc ni Joyce ni, je ne sais pas moi, Bolaño par exemple. Et en plus j’en ai onze.

    Je crois qu’en réalité ça provient de l’oeil droit. Et j’ai le sentiment d’avoir déjà vécu ça : voir les mots se boucler devant mes yeux à une distance inhabituelle. Il me semble que c’était quelque part.

    Avant puis après Hippocrate, un film prometteur mais plombé par un scénario très simpliste, suite des relectures du Transoxiane trois, en repartant de zéro, car j’ai tout oublié de ce que j’ai lu hier, je veux dire la semaine dernière. Nous touchons presque au but. Je lis sur Minimal Prelude 25, de Jeroen van Veen.

  • 240914

    15 octobre 2014

    J’ai le sida.
    J’ai l’hépatite A.
    J’ai l’hépatite B.
     
    Je vais me pendre.
    Je vais m’ouvrir les veines.
    Je vais me pitcher en bas d’un viaduc.
     
    J’ai des pensées suicidaires.
    Le bébé pleure.
    J’espère que je suis clean.
     
    J’écris un roman.
    Tu le lis.
    Nous sommes en relation. 

    Vickie Gendreau, Drama Queens, Le Quartanier

    Je devrais faire avec /// ce que j’ai fait avec Mueller : m’imposer d’en écrire un par jour, quel qu’il soit, peu importe la linéarité, mais un. N’aurais même pas besoin d’attendre d’avoir injecté dans le site les précédents brouillons. Ça pourrait avancer de cette façon. Par exemple, commencer par la réécriture de Récits d’un jeune médecin.

    Recette d’un carrot cake. Petits paniers de la semaine : de la salade, des haricots demi-sec, des courgettes, un brocoli, des poivrons, de la pastèque. Le soir, strozzapreti aux courgettes, parmesan.

  • 280914

    19 octobre 2014

    Trois heures sur Mueller et pourquoi ? Avancer d’à peine 150 vers, c’est cruel. C’est cruel d’avancer lentement. Et pourtant, la sensation d’avoir bien travaillé. Et aussi celle, plus tacite, d’avoir parfaitement conscience que dans quelques mois à peine, au moment de tout lire, lire, relire, je ferai sauter des dizaines de ces notes à la marge, tout simplement car elles ne seront pas au niveau.

    Quant au Transoxiane quatre, deux chapitres : le six et le septième. Je commence à rentrer dans mon truc et prends autant de plaisir à écrire les pairs que les impairs (deux histoires parallèles qui alternent), ce qui n’a jamais trop été le cas lors des précédents exercices. L’impression, également, que ce dernier épisode sera un peu plus long que les trois autres (mais ce n’est pas la première fois que je pense ça).

    Enfin, ouverture du Récits d’un jeune médecin de Boulgakov incorporé à la tentaculaire ///.

  • 031014

    25 octobre 2014

    Un autre colis suspect quelque part. C’est la ligne je ne sais plus. La police est actuellement sur place pour...

    Suis agréablement surpris par la tournure que prend l’incorporation (autant dire l’écriture) de Récits d’un jeune médecin dans /// sur le modèle Mueller : un paragraphe par jour. C’est une autre lecture d’un autre texte quasiment 1, et, comme pour Ulysse, c’est une autre temporalité. Le titre m’agace néanmoins, il faudrait revenir dessus, le titre Récits d’un jeune médecin lui-même étant fictif, ce livre n’existait pas chez Boulgakov, c’est une recomposition ultérieure, une compilation de différents récits par l’éditeur. Pourquoi ne pas se baser sur le titre de l’un de ces récits justement, nouvelle étanche qui s’appelle Morphine ? Faudrait aussi penser à l’habiller graphiquement.

    Sur le Molly for two pianos couru 4km09, 24min49. Dans la foulée quasiment à la librairie Charybde pour écouter Joshua Cohen lire et parler son Paradis des autres (mais faire les deux sans respirer c’était too much je crois).

  • 121014

    2 novembre 2014

    Avancé dans le Mueller en rouleau, tutoie presque la moitié du truc (et 78 notes). Avant d’atteindre le chiffre fatidique des 100 notes, revenir en arrière sur chacune d’entre elles pour pouvoir, si besoin, je suppose, en supprimer pas mal, celles qui pourraient n’être pas pertinentes. Le faire avant d’atteindre la note 100, tout simplement car après la note 100, je ne pourrais plus rien supprimer sans avoir, également, à modifier les numéros des notes suivantes et donc, par conséquent, passer d’un numéro à trois chiffres à un numéro à deux chiffres, ce qui niquerait profondément l’équilibre des vers justifiés.

    Pour le Transoxiane quatre, un chapitre 10 et 11. Difficile. Ça résiste. Puis la phrase c’est dans le jeu ou c’est dans la vraie vie ? et, aussi, bien sûr, toujours, de l’insatisfaction.

    Premier bilan pour Morphine. Après quinze jours d’expérimentations là-dessus, on atteint déjà la page 15 du Récits d’un jeune médecin Livre de poche, soit huit pages complètes en deux semaines. Pour l’heure ça part dans des trucs imprévus (c’est normal) et ça ne ressemble pas forcément à ce que j’avais en tête initialement (tant mieux). Par contre, vaudrait mieux s’éloigner du bouquin de temps à autre.

  • 070115

    25 janvier 2015

    Mémoire d’éléphant est la vraie réécriture de Récits d’un jeune médecin : c’est-à-dire que c’est autre chose. J’ai dû faire une erreur regrettable avec ce truc Morphine : être

    Mais quelqu’un est entré dans le bureau pour dire qu’il y avait eu un attentat au siège de Charlie Hebdo et qu’il y avait onze morts. Puis douze morts. Puis je sais pas. Il paraît qu’ils sont en fuite quelque part. On regarde sur le web, sur Twitter 2, je ne lis pas tout, on annonce des morts et puis on se rétracte, et puis on les confirme. On travaille malgré tout. D’autres bureaux de la boîte à l’étranger nous envoient des messages car ils ont entendu. Le soir, deux lignes de métro bloquées (colis suspects). Le A bloqué aussi, et la première phrase entrouverte après avoir ressassé le refrain ligne la plus fréquentée, heure de pointe, c’est ceci : « Mon petit, prie pour qu’il n’y ait pas de révolution car ces gens-là sont tout à fait capables de nous tuer tous ». Dans la cabine d’ascenseur de l’immeuble, ça sent comme les potages alphabétiques.

  • 030215

    28 février 2015

    Or, maintenant, malade, enfermé au milieu de ce jardin désert avec ce jeune dément, presque à sa merci, Didier réfléchissait et il découvrait un point de vue d’où les choses lui apparaissaient différentes, où, tout en poursuivant la lutte, il lui assignait d’autres objets. La guerre entre nations était fratricide, menteuse, dépourvue de sens. L’ennemi n’était pas ailleurs que partout, dans les deux camps ; et dans cet univers plein de sang, le Jardinier était devenu le véritable ennemi : Didier voyait grandir en lui un sentiment que d’autres auraient jugé peut-être aberrant ou monstrueux - un sentiment qui n’était pas à la mesure des parties. Car il n’y avait qu’une race à abattre, à supprimer, où qu’elle se trouvât (et aucune nation n’en avait sans doute le privilège) : c’était la race des Bûcherons, des oppresseurs, de ceux qui traitaient la terre, la nature en ennemie, comme une chose à utiliser, et qui traitaient les hommes de la même façon.

    Paul Gadenne, Les Hauts Quartiers, Points Seuil, P. 68

    Gadenne a-t-il lu son Jünger ? À vrai dire je m’en fiche. Je pense aux Falaises de marbre, relues il y a deux ans quasiment jour pour jour (Braquemart pur technicien de la force et l’empire de la viande).

    Discute brièvement, avec les doigts, avec Anh Mat, au sujet de Morphine. Oui, idéalement, l’idée serait de pouvoir en proposer une version compilée par chapitres (qui correspondent eux-mêmes au découpage des nouvelles de Boulgakov à quoi l’on ajoute les interludes animés) pour lecture dense. Cela se traduit en deux actions distinctes : proposer un sommaire dans le Spip de /// pour pouvoir se repérer dans le texte et publier ailleurs (sur Fuir probablement) les chapitres compilés, avec, éventuellement, un epub à la clé. Cette publication séparée impliquerait nécessairement d’abandonner, pour la mise en page, l’alignement des vers justifiés. Je ne sais pas encore si c’est dommageable ou non. Les vers aident à la création de la langue, peut-être peut-on les abandonner pour la publication (d’autant plus qu’un accès reste ouvert pour la version Spip justifiée). C’est une possibilité. L’autre possibilité, serait d’aller plus loin encore et de réécrire ces chapitres pour qu’ils soient réellement pensés pour une lecture longue, et non plus fragmentée. Cela impliquerait de niquer les vers, ni plus ni moins, et là ça me dérange.

  • 040415

    2 mai 2015

    Il y a une erreur quelque part. Couru 5km15, 33min52, sur le Repeating history. Il fait gris. Il pleut. Il faut reconfigurer tous les mails, passer sur Thunderbird, du temps. Aucun souvenir assez solide chez Scylla (no CB).

    Il faut apprendre à s’éloigner du texte quand on plagie Morphine 3, quand on le recopie à la main, quasiment mot pour mot. Pour ça que je m’attelle à m’en défaire, du texte original, en le lisant d’abord, puis en m’interdisant de le réouvrir. M’évite de l’avoir sous les yeux, tranche ouverte, recopier. J’ignore si ça marche. Le problème, aussi, dans ces trucs au long cours qu’on écrit bout par bout chaque jour, c’est encore d’évoluer : la langue bouge, on n’est jamais vraiment sur le même ton ou sur la même logique. Or, une fois regroupé en longue ride, il sera peut-être nécessaire de bousculer tout ça car une narration, ça nécessite une certaine cohérence.

  • 080415

    7 mai 2015

    Lequel le point commun entre une nouvelle d’Amy Hempel, une nouvelle prise dans Récits d’un jeune médecin, une nouvelle de Bolaño, une nouvelle dite française, une nouvelle lue au hasard du pouce dans la dernière édition digitale du New-Yorker (ça s’appelle Appolo) ? Quel rapport avec celles de Pynchon dans Slow Learner ? Des bouts de roman ces nouvelles. L’une me rappelle un Faulkner (mais quoi ? Si je t’oublie Jérusalem ?). Une inondation. L’une je sais plus. L’une c’est un bout lu dans V. (mais pas le même). Dans la dernière cette façon de faire : introduire des personnages étranges sous la forme d’une liste.

    Etienne’s friends included the Mostly brothers, Arnold and Kermit, who sniffed airplane glue and stole mousetraps from the store, which for fun they would then cock, stand out in the middle of some empty field and throw at each other ; Kim Dufay, a slender, exotic-looking sixth-grader with a blond pigtail that hung to her waist and was usually blue on the end from being dunked in inkwells, who had a thing about explosive chemical reactions and was responsible for replenishing the cache of sodium up at the hideout, smuggling the stuff out of the Mingeborough High School lab with the connivance of her boyfriend Gaylord, an infatuated sophomore shot-putter who just liked them young ; Hogan Slothrop, the doctor’s kid, who at the age of eight had taken to serious after-bedtime beer-drinking and at the age of nine got religion, swore off beer and joined the Alcoholics Anonymous, a step his father, who was what is known as permissive, gave his blessing to and which the local A.A. group tolerated because they thought having a kid around would be inspirational ; Nunzi Passarella, who had begun his career in second grade by bringing somehow a full « Etienne’s friends included the Mostly brothers, Arnold and Kermit, who sniffed airplane glue and stole mousetraps from the store, which for fun they would then cock, stand out in the middle of some empty field and throw at each other ; Kim Dufay, a slender, exotic-looking sixth-grader with a blond pigtail that hung to her waist and was usually blue on the end from being dunked in inkwells, who had a thing about explosive chemical reactions and was responsible for replenishing the cache of sodium up at the hideout, smuggling the stuff out of the Mingeborough High School lab with the connivance of her boyfriend Gaylord, an infatuated sophomore shot-putter who just liked them young ; Hogan Slothrop, the doctor’s kid, who at the age of eight had taken to serious after-bedtime beer-drinking and at the age of nine got religion, swore off beer and joined the Alcoholics Anonymous, a step his father, who was what is known as permissive, gave his blessing to and which the local A.A. group tolerated because they thought having a kid around would be inspirational ; Nunzi Passarella, who had begun his career in second grade by bringing somehow a full-grown pig in to Show-and-Tell Time, a quarter-ton Poland China sow, in the school bus and everything, and had gone on to found a Crazy Sue Dunham cult, in honor of that legendary and beautiful drifter who last century had roamed all this hilltop country exchanging babies and setting fires and who, in a way, was the patron saint of all these kids. 

    Thomas Pynchon, Slow Learner

  • 090415

    8 mai 2015

    Dû trouver l’équilibre pour me distancier correctement de Boulgakov et écrire une version de Morphine moins fidèle aux Récits de l’époque. Progrès : je n’écris plus le livre ouvert à côté du clavier mais sans livre, simplement via le souvenir du livre. Je le lis le matin avant de m’en aller 4, puis je l’écris dans la journée ou le soir. Le fragment d’aujourd’hui, le 193, pas vraiment eu le temps ce matin de pré-lire. J’ai retenu le rasoir dans l’eau rouille. Ce que j’ai fait m’a dépassé moi-même, mais c’est pas ça meubler : meubler (et je le fais parfois), c’est écrire pour arriver à un nombre de signes ou de mots persistants. Ici, je me suis laissé traîner par les vers. Je suis allé ailleurs. Pensé à plein de choses. Heureux d’avoir mis les pieds dans le passé, et notamment l’enfance. Je n’avais pas de certitudes sur ça (au-delà de Morphine, je parle dans l’écosystème ///). Je savais uniquement que je ne voulais pas dire : pas dire d’où il venait, pas dire quelle était sa matière biologique. Il n’a pas d’héritage génétique, pas d’hérédité, pas de corps parental. Un orphelin dans une institution peut-être, un gamin oublié et perdu, une page noire 5. On commence dans /// à la fac de médecine. Avant, il n’y a rien et, lorsqu’on lui pose la question, dans ma tête, c’est ça qu’il répondrait le type, rien.

  • arteria, arteria

    22 août 2015

    Version éditée

    Tu n’avais jamais voyagé en Sapsan de ta vie jusque-là et les lacets intestinaux des rails te retournent le ventre à la petite cuillère. Sache simplement que les douze heures passées sous la tôle t’ont rendu blême, fou. Que la première chose sur quoi s’est posé ton regard est un dépôt de bouffe à la limite de Gratchevka et que le 17 octobre, à 2h05, tu te tiens debout dans l’herbe rase et sucrée de l’hôpital de Morievo.
    Tu es dans l’état suivant : tes jambes sont engourdies, raides et chacun de tes muscles te fait hurler comme une rage de dents. Même chose les orteils : des moignons ou de la sciure, des chips, du bois. Tu maudis la médecine et ton nom. Tu as peur certainement. Mais tu préfères maudire.
    Pendant ce temps, ça tombe d’en haut comme à travers un tamis. Ta doudoune a gonflé comme une éponge. Les doigts de ta main droite ont les ongles enfoncés dans la poignée de cette valise en forme de frigo qu’on t’a offerte en fin de 7ème année.
    Tu craches dans l’herbe et tu te dis : tu craches dans l’herbe pour finir… Doigts farcis de craie blanche : incapables de saisir. Paralisis. Tu dis, quelle s... saloperie l... les routes que vous avez ici, tu dis ça à l’attention du taxi et tes lèvres à l’écorce violacée continuent, i... il faut s’y faire. Tu fixes le taxi comme on fixe un moignon. Il dit ouais, il s’en fout, il a un peu de moustache blonde congelée à la bouche et ça lui fait la face et l’haleine agaçantes. Tu tressailles. Mastiques un regard blanc ou mélancolique sur le bâtiment d’un étage (lui aussi blanc et crémeux) de l’hôpital, lépreux debout sur des murs en ciment. Puis sur ta résidence à venir : jadis une maison douce, propre, d’un étage également, rectangulaire et perforée de fenêtres énigmatiques.
    Soupirs hors de ta gorge, ça te lance. Des mots latins éclosent, une phrase assez douce et soyeuse est là, elle se love à la place de ton esprit. C’est une chanson maigre maquillée de boum boum boum et de voix métalliques et de réverbérations. Ton cerveau baigne dans des caillots de grésil, alors il chante et il dit ses adieux. À la musique. Au confort. Au réseau, aux ondes courtes. Au plus con des voisins de chambrée. Au cinéma, à la Lucha Libre. À l’électro en tube et à la seringue de shoot. Aux centres commerciaux et aux salles d’arcade fire. Adieu pornographie rémanente. Adieu Saintpète et pour longtemps.
    La prochaine fois, tu enfileras des fringues thermochauffantes. Tu soulèves ta valise, ta main est contractée sur la poignée télescopique. La prochaine fois, ce sera l’octobre. Imagine.
    Pas question de retourner à Gratchevka avant un mois : il a fallu vous arrêter durant la nuit liquide, un tombeau, la nuit, dormir quelque part, Grabilovka ou quelque chose, quelqu’un vous a hébergés tous les 2, peut-être que c’était la carcasse du taxi en réalité, la carcasse et l’haleine du taxi. Le matin ensuite à nouveau sur les routes, fils de pute, plus lentement qu’à pied, de l’eau, de la glace à la gorge à faire comme si puis la bagnole tape le par terre, ça te balance sur la vitre et ça te balance sur le pare-brise à l’arrière, puis le nez, puis l’arcade et puis la nuque aussi. Et le froid ça t’a glacé la sueur ; en plein septembre on peut geler au milieu de nulle part, oui, on peut. Au fond de ton regard séché, la dune fouettée des champs, la blanche, les oscillations de la crache et du vent, des silhouettes entières, des masures de grises mines et des morceaux de cornes blotties. Mais pas âme. Pas de corps. Pas de folie. Le silence. Juste ça : le silence.
    La valise crève, elle se rend. Le taxi te la jette à la gorge, tu t’étales. À la place de tes jambes il y a de l’huile, du vinaigre et du sang. Ça tire... Sont bonnes à rien ces jambes, prêtes à être upgradées. Le taxi ne s’excuse pas, il parle du Seigneur à la place. C’est toi qui t’excuses. À la place de t’écouter, il hurle. Il dit, oh y a quelqu’un ? Oh j’amène le docteur ! Il y a des visages dans des fenêtres noires, plus loin, dans le pavillon, et des mains qui se collent aux carreaux. Une porte claque. Quelqu’un boite, s’avance avec sur son visage le visage d’une personne qu’il aurait aimé être et à présent il est dans l’herbe, il marche, porte de minuscules petites bottes et un manteau mangé, il dira, bonjour docteur ou quelque chose comme ça, à la place de sa bouche il y aura peut-être de l’ironie et des guillemets de part et d’autre du mot docteur, comme souvent quand on te le dit à voix haute.
    Qui est-ce ? Il a un nom d’âne et d’homme vif, il s’appelle Ergorytch, c’est le gardien. Il dit qu’on t’attendait. Il dit qu’on t’attendait terriblement, avec cet air qu’ils ont des fois dans les yeux (ça se met à rosir).
    Il attrape ta valise, il la jette sur son épaule, l’emporte. Tu le suis. Tu boitilles. Tu as la main dans tes poches, tu cherches un portefeuille. Le taxi va bientôt disparaître et il y a des $$ dans ta main qui mijotent. Au fond l’homme n’a besoin que de très peu de choses : de l’oxygène et puis de la chaleur ou bien du feu, du fuel, du pétrole... Paraît qu’ils en ont encore, ici, du pétrole.
    Tu te souviens qu’à Saint-Pétersbourg tu t’étais juré d’être grave. Ton visage est trop jeune, ça t’empoisonne. Devoir toujours se présenter, docteur machin, et tout le monde te répète, ah, mais vous faites vachement jeune, et il fallait répondre que non, tu n’étais pas jeune, pas étudiant non plus, plus étudiant. Il te faut des lunettes. Avec des lunettes ça changerait quelque chose. Pas au niveau de tes yeux, tes yeux vont parfaitement bien, mais dans leur regard, oui ! Aux chiottes la condescendance, aux chiottes leur mépris, aux chiottes toute leur ironie ruminante avec des lunettes ! Le respect, imposer le respect. Ne pas avoir 23 ans. Marcher avec les jambes, doucement, pas avec les bras. Avoir une démarche. Faire des efforts et garder le dos bien droit. Tu n’es ni bien droit ni rien de tout ça, non.
    Voilà comment tu es : assis, plié en deux, en boxer et chaussettes, les cheveux et la nuque emmêlés, une serviette de toilette sur tes rognures d’épaules, T-shirt au corps collé, mains jetées dans le feu furieux comme un adorateur de la pyromanie… Tourne l’œil : c’est une cuisine. Flamme bleue du gaz Total. On a posé tes chaussures à l’envers, semelle renversée, sur un évier en zinc, tout contre un poulet congelé qui décongèle. Imprimé à la surface de l’emballage plastique la poule est en vie, elle a le cou en sang, sa plume est colorée. Dans son œil blanc ouvert il y a l’image, renversée, du photographe pendant la séance de shooting. Ça s’appelle le passé.
    Avant de te trouver pétrifié dans ta propre sueur on t’a demandé ton avis sur la nourriture, on t’a montré le poulet surgelé, on t’a donné des noms, posés sur des visages cubistes et on a pris quelque chose sur ton dos, on t’a donné un bol ou un mug rempli de liquide chaud, tu as mélangé et malaxé ces noms dans ta tête pour muscler ta mémoire et pour avoir l’air respectable. Ces noms sont en dents de scie.
    Aksinia : la femme d’Ergorytch.
    Damian : l’infirmier.
    La sage-femme : Pélaguéïa et Anna : l’autre sage femme.
    On t’a fait visiter l’hôpital et tu es convaincu que les instruments que l’on t’a présentés sont conformes et solides. À quoi servaient-ils ces outils ? Vierge. Tu es vierge de toute manipulation métallique. Ils brillaient ces outils. Ils étaient froids et doux et liquides posés dans tes doigts engourdis. Tu as reniflé des morves et tu as dit quelque chose comme, on est super bien équipé par ici, super. Damian avait dit quelque chose comme oui. C’était dû au zèle, il avait dit, Damian, celui de Leopold Gloum avant toi. Gloum, c’était le prédécesseur. À la place de la parole tu t’es replié sous un torrent de sueurs froides, ça venait des bras, des aisselles, des épaules et de la nuque. Tu as jeté tes yeux dans des reflets sertis, armoires frêles et vitrées. À la place du verre blanc, une prunelle. Après, tu as parcouru les salles, les couloirs aliénés et les bocaux déserts de l’hôpital. On pouvait bien y caser quarante corps. D’après Damian cinquante, voire soixante en tassant bien les os, les troupeaux de peaux jaunes et les sacs à carne gonflés par la rétention d’eau.
    Anna te demande, mais tu as quel âge ? Ça n’a pas d’importance ce qu’ils ont dit en réalité. Tu répondras à Anna des grumeaux de paroles et en définitive ces éclats de ta rauque se briseront sur les mailles de tes dents, elles diront, oui j’ai l’air jeune et puis tourner la tête, craquer, tancer, moudre des articulations, des doigts et des poignets, des viscères et des poches de ton sang. Direction la pharmacie grise.
    La pharmacie grise est jaunâtre, elle gît sous la terre, il faut descendre des marches de craie. Tu ouvres un œil : que manque-t-il ? Du lait d’oiseau. De la mangue et des contraceptifs pour hippopotames. Ça sent bon les hautes herbes, la javel, le plastique, la moiteur et la méthamphétamine. Ils ont même une étagère pleine de médocs importés du Japon. Kanjis et kanas à l’encre noire et blanche : l’art du packaging. La voix de Pélaguéïa marmonne, elle dit, c’est Gloum qui les a commandés. Gloum était encore ici. C’est faux bien sûr mais le fantôme de Gloum était encore ici. Il sentait la sueur mâle et le whisky-coca. Il est là, il est là quelque part et en ce moment-même il circule. Morievo l’a bouffé comme le sticker en forme de rose suinte son poison pour toxiquer les mouches sur la vitre de la cuisine. Morievo lui-même est un sticker pour toxiquer les mouches.

    Tu te familiarises avec les circonstances. À l’heure qu’il est le poulet congelé circule, entre tes coudes intestinaux, en chemin vers d’autres extrémités, d’autres étoiles. Celui qui s’appelle Ergorytch a préparé ton lit. À l’heure qu’il est le poulet congelé mastique et prie ses dernières prières. Leopold Gloum (le fantôme cérébral) te montre sa bibliothèque. Assis et séché à présent tu contemples, ensorcelé, la succession de livres en tranches. Ils pèsent sur les rayons comme ils pèsent sur tes yeux et rien qu’en manuels de chirurgie il y a bien cinquante titres. De la théorie. De la thérapie. De la sagesse. Des atlas de dermatologie. Odeur d’essence à la pompe bue. De la poussière de cas cliniques. Un traité de médecine légale. Le soir s’immole. Tu commences à t’habituer.
    Tu es diplômé et tes notes sont au top, tu as fait tous tes stages, gestes battus cent fois et personne n’a besoin ne renifler par dessus ton épaule pour que tu t’en sortes scalpel à la main. Tu sais comment te démerder lorsque la sueur te coule dans les yeux, tes yeux en verre résistent à toutes les cornées malades et à toutes les pupilles d’éléphants, tu sais prendre des décisions sur le fil du rasoir et ta salive est régulière à la pointe de ta langue. Là-bas ils disaient que tu t’en sortirais seul… Et si on t’amène une hernie ? Comment pourras-tu t’en sortir ? Quant au patient, comment va-t-il, lui, s’en sortir ? Un frisson. C’est l’échine. Quoi d’autre ? Une péritonite ? L’ebola de Valence et l’ebola de Conakry ? Une fracture ouverte ou une trachéotomie ? Un accouchement ? Un accouchement par les voies anormales ? Tu ferais quoi, hein ? Qui es-tu pour prétendre plonger tes deux mains dans l’abstraction des spaghettis humaines ? Tu te dis, j’aurais dû refuser. Ils auraient bien trouvé quelqu’un, n’importe qui, à ta place. Leopold Gloum par exemple, fantôme du précédent.
    Tu es là, tu arpentes. Tu es matraqué par la nuit et l’angoisse. Chaque fois que tu frôles l’aura jaune de l’ampoule, tu aperçois comme un visage livide : c’est ton visage livide et bancal sous les lueurs du filament. À la place de tes yeux il y a deux trous noirs où la lumière, captive, capitule. Tu ressembles à un faux Dimitri. Tu passes deux heures à triturer tes nerfs. Tu les poêles et tu les fais revenir dans de la margarine.
    À cette époque il y a très peu de consultations. Les routes et les chemins sont impraticables. On oublie donc les rhumes, la grippe ou la gastroentérite : quand la route est impraticable, on ne se traîne pas jusque chez le médecin, on endure. Mais une hernie, par contre... Cette voix est celle de Gloum. Son spectre a une barbe ou de la suie sur le visage. Il fait de l’humour et il a de l’esprit. C’est du sang dans ses mains ? Pourquoi pas. Le sien peut-être ou ceux des autres. Pas besoin de gants : sa peau entière est en latex.
    Tout va bien. Tu n’auras qu’à garder ton OS ouvert en permanence avec tes notes, le détail de tes cours théoriques. Ne t’en fais pas : on peut toujours cogiter pendant qu’on se lave les mains et les poignets. Tu n’auras qu’à prescrire les machins habituels, du paracétamol par exemple. Pourquoi pas du bicarbonate ? (c’est Gloum). À l’heure qu’il est il erre toujours ici, prêt à cracher sa salive et sa voix sur ta joue. Ensuite d’autres noms de médocs et de molécules : ipéca, sulfoester de nidineglycol… C’est quoi ? De la poudre ? Une seringue ? Un comprimé à mordre ? Sauf qu’on ne soigne pas la hernie avec de l’ipéca, dit le fantôme de l’emmerdeur. Tu dis, oui, puis non, puis j’essayerai de la réduire, puis je prendrai un bain, non, une douche. Gloum dit encore quelque chose, sa voix est embrumée et ça lague, la réception est mauvaise, ça sent bon le décalage entre l’image et le son. La face parasitée, pixélisée à mort, il dit, un bain pour quoi faire ? Et l’hernie étranglée, tu as pensé à ça ? As-tu pensé à ça ? Hernie étranglée : ouvrir, opérer, anesthésier (pas dans cet ordre), suturer, mettre les mains et les coudes dans de l’ambre et du sang, suer et déglutir souvent. Mais la fatigue te coupe les yeux, ça te brûle. Va dormir, dit ta fatigue. Va dormir et tais-toi.
    Dehors, derrière la vitre il n’y a rien : champs gelés, arbres noirs, aucune hernie nulle part.

    Quelqu’un fait irruption. Tu ne sais pas qui il est, d’où il sort, si la vieille Fiat qui est passée devant la fenêtre est la sienne, si sa tête est humaine, si ses yeux sont les deux yeux d’un fou, si sa barbe et ses sourcils sont dérivés du barbelé, si ses dents sont moisies, si sa parka est ouverte, fermée, et si dessous il est enroulé sous des bandelettes humaines ou nu comme un fauve en cavale.
    Il se signe la tête et le plexus, les épaules et le torse caché sous la toile synthétique. Il se tape le crâne contre le sol. Tu te dis je suis foutu. À lui tu marmonnes des qu’est-ce que vous foutez mais qu’est-ce que vous foutez ? Tu le tires par la manche, sa peau diffracte son visage. Son visage a la gueule d’un visage mitraillé. Il essaye et il essaye de parler, il grésille, bafouille, collectionne des mots sans suite. Il dit, monsieur le docteur, ah, sieur le docteur, mon unique, mon unique, mon unique, nom de Dieu, ah, pourquoi, pourquoi moi, pourquoi elle, pourquoi ça nous arrive, pourquoi on a mérité ça, putain, pourquoi, hein, pourquoi putain pourquoi… C’est la voix d’un homme d’une quarantaine d’années et il se tord les bras et il se pète la tête au sol et il racle son visage sur les cailles grises du carrelage. Il y a du sang qui colle, très noir, grumeleux, la texture suave et épaisse, carbonique. Tu dis, mais qu’est-ce qui s’est passé ? Ton visage, ton précieux visage, est cryogénisé. Il y a de la salive dans ta bouche, des litres, et il y a au milieu de cette crache comme une langue rêche, si rêche que l’eau s’y évapore.
    Le type se remet sur pieds, se jette sur toi, il a des mots plein la bouche. Il dit, monsieur le docteur, ce que vous voudrez, je vous donnerai de l’argent, vous aurez de l’argent, tout ce que vous voudrez, je vous filerai du cash, des fraises, du caviar, de la coke, faites qu’elle meure pas, d’accord, qu’elle reste informe je m’en fous, je m’en fous. J’ai assez pour le fric, moi, j’ai assez.
    Tu te dis cet homme n’a pas la santé mentale propre.

    Peut-être que l’homme est un camé.
    L’infirmière est avec lui, elle le fait boire sans doute.
    Elle est belle. La gamine, elle est belle. Tu te dis, il a des traits réguliers cet homme. La mère était belle ça se voit. Il doit être veuf. Tu demandes, est-il veuf ? Oui (Pélaguéïa). Damian Loukitch, des gestes bruts dans les bras, déchire la robe de la gamine de haut en bas. Son corps s’échappe du tissu. Tu regardes. Ce que tu vois dépasse toutes tes craintes. De la jambe gauche, à proprement parler, il ne reste plus rien : à partir du genou mis en miettes c’est comme un minestrone bouillant d’os blancs pressés, de fibres musclulaires et de graisse noire. La jambe droite a été brisée niveau tibia péroné, les deux extrémités des os qui ont percé ressortent à l’extérieur. Le pied là à gésir, tourné sur le côté, comme indépendant de ce corps vers quoi des langues de sang jaune continuent de le rabattre. L’infirmier est de dos. Il dit, oui. Tu cherches son pouls. Rien. Il n’y a rien au fond de son bras congelé. Il n’y a rien à la surface de ses poignets. Il n’y a rien ou il y a quelque chose. C’est une pulsation au rythme à peine perceptible. Onde sinusoïdale. Elle passe, l’onde, elle traverse la salle comme une main tendue et personne n’a de monnaie pour elle. La gamine : les ailes bleues de son nez et le sel sur ses lèvres blanchies. Tu as envie de dire, c’est fini. Tu te retiens. Un instant, c’est un instant qui te tient au contact du monde. À nouveau l’onde traverse. Voilà comment s’éteint une personne lacérée, en lambeaux, zèbre d’elle-même, une sorte de texture organique et puis, brusquement, ce qui te sert de voix s’exprime et elle remonte par ta gorge : propofol, kétamine ! Anna se penche sur ton oreille, elle dit, ne la torturez pas docteur, ça ne sert à rien d’en charcuter ce qu’il en reste, c’est fini elle est presque partie. Tu as mis du kérosène dans ton regard là où ça fait le plus mal, tu lui dis, je t’ai demandé du propofol et de la kétamine, je te l’ai demandé, pas vrai ? Le sang rouge prend sur le visage d’Anna. Elle tire sur le piston de la seringue. L’infirmier n’approuve pas plus le propofol que la kétamine. Il attrape pourtant la seringue et il la plante avec son poing. Tu te dis meurs, meurs vite. Meurs sinon que vas-tu faire d’elle ?
    L’infirmier a de la bave aux lèvres. Il a vu le drap... Il est blanc. On va le massacrer de sang. Alors on dira bientôt d’elle qu’elle gît là, comme un cadavre, mais qu’elle est bien vivante. Une voix rauque, la tienne, demande plus de CC et plus d’NFS et plus de kétamine. À nouveau l’infirmier a le poing sur l’aiguille. Est-il possible que son corps ne crève pas ? Est-il possible que tu sois obligé... ? Voilà ce qui te remue. Voilà ce qui attise le sel de tes pensées. Voilà ce qui te prend par la main pour te dire cette phrase rugueuse que l’on dit terrifiante, qu’il faut vomir, les dents plantées, les yeux pliés, la gorge rouge, le poing serré, et que tu es le seul à entendre. Tout est clair en toi-même. Tout est limpide. Soudain, sans avoir besoin de relire aucun de tes cours, de vérifier aucun manuel et de demander l’avis de qui que ce soit, voilà, tu prends conscience qu’il te faudra pour la première fois de ta vie pratiquer un acte d’amputation sur un être à l’agonie. Un être qui peut-être s’en ira s’échouer sur la lame de ton scalpel, sur les rives de chacun de tes doigts contractés, sur la cime de tes dents tétaniques. Et cet être va mourir. Sous ton scalpel. Mourir sous ton scalpel.
    À l’heure actuelle elle n’a plus aucun litre de sang. Personne ne sait si elle sent encore quelque chose à présent, si elle voit quelque chose, si elle entend quelque chose.
    Elle ne dit rien avec sa bouche. Pourquoi ne meurt-elle pas ? Que te dira son père, fou ?
    Une voix qui n’est ni la tienne, ni celle de qui que ce soit, ordonne quelque chose. Elle ordonne une deuxième fois. Elle s’adresse à l’infirmier : préparez l’amputation. Il te jette un regard sauvage mais plein de compassion. Il se plonge dans ses instruments. Le groupe électrogène sent l’essence. Une question qui te tourne la tête : à partir de quel moment doit-on considérer une tentative désespérée comme un échec ?

    Une demi-heure a passé. Touiller la terreur. N’y rien comprendre Comment un demi-cadavre peut-il vivre ? Des gouttes de sueur coulent sous ton masque. Pélagueïa éponge. Ce n’est plus du sang qui tourne dans les veines de la gamine, c’est du Coca ou de la caféine. Ana effleure la peau, lisse les boursouflures laissées sur ses cuisses par le sérum physiologique. Elle vit. Elle est zèbre mais elle vit. Patience.
    Tu saisis le scalpel. Tu imites un croquis ou une ombre. Tu ne sais pas qui c’est celui ou celle que tu imites. À l’université tu n’as vu qu’une seule amputation : des pixels alignés et dociles.
    Alors on se réveille ? Tu as de la sueur plein les yeux. Tu supplies quelque chose ou quelqu’un pour qu’elle ne meure pas dans les prochaines demi-heures. Qu’elle meure plutôt dans la chambre, après la fin de l’opération. D’un geste circulaire et plus ou moins adroit, comme un boucher de chèvre, tu fends la cuisse. Doux comme un rasoir, comme un sabre de khan, c’est du beurre demi-sel. Et aucune goutte de sang ! Bientôt, les vaisseaux vont commencer à saigner. Logique. Tes yeux lorgnent sur cet étonnant monceau de pinces hémostatiques. Tu t’abreuves à ta gorge et tu bois ta salive. Tu coupes dans un énorme morceau de fille. Tu tranches dans un des vaisseaux blancs, un tuyau encrassé. Pas une goutte de sang. Tu le comprimes avec les pinces hémostatiques. Tu progresses dans les litres de chair, mitrailles à coup de pinces partout où tu pressens la présence des vaisseaux. Comme une chanson douce, arteria, arteria, comment l’appelle-t-on cette saloperie d’artère ? La salle d’opération : pendent par grappes les pinces hémostatiques et l’unibrush chirurgicale. À présent, la machine. C’est une scie sternale mais ça devrait faire l’affaire.
    L’infirmier, de dos, a monté une lame de scie orthopédique. Du matériel d’importation. Ils vendent ça directement dans une mallette, il est écrit que c’est autoclavable. La lame de la scie est à dents courtes, elles brillent, c’est inhabituel. Bientôt, tu commenceras la longue et laborieuse tâche du va et vient dans l’os blanc. La rondeur se découvre. Mais pourquoi elle ne meurt pas ? Fou comme l’être humain peut être coriace... L’os se détache. L’infirmier tient dans ses mains ce qui était jadis une jambe de fille. Des lambeaux de chair, des os, 4 ou 5 litres noirs et spongieux. Sur la table, sur le dos, ce que tu vois c’est une jeune fille, à la place de son ombre un essaim de café. On dirait qu’elle est raccourcie, qu’elle ne pèse plus que peu de choses, qu’un tiers de corps lui manque, moignon poussé sur le côté. Tu te répètes encore des ne meurs pas, avec ou sans la négation, avec ferveur. Tu te dis, mais sans parler la moindre langue, attends un peu jusqu’à la chambre, laisse-moi me tirer sans dommage du pire moment de ma vie. Devant toi mais comme en ton absence quelqu’un fait des noeuds à la mode d’ailleurs, des ligatures, puis, via la pince de Collin, tu commences à recoudre. Tu commences à recoudre la peau en espaçant les points. Quelque chose comme des spasmes te caresse. Ça te prend dans la gorge. Ça va passer, patience.
    Tu recouds en espaçant les points. Heurté par quelque chose qui ne porte pas de nom, tu suspends les sutures. Merde. Tu le dis à voix basse, tu le dis à voix haute. Tu as oublié un épanchement. Tu y places une espèce de tampon. La sueur te crache dans les yeux, tes yeux nagent dans un bain de vapeur. Tu poses un œil sur le moignon sans aile, visage de cire.
    Tu demandes à voix haute si elle vit. Anna et l’infirmier et leurs ombres mêlées disent qu’elle vit. Il y a des traces de respiration dans l’air. Fines. Violacées.
    L’infirmier dit, elle va vivre encore, mais pas plus de quelques minutes. Il est dans le pli de l’anthélix quasiment et sa langue plus ou moins au contact, son duvet, à te cracher des embruns de salive dans la conque et il s’approche encore, ses lèvres palpitent sans y mettre les sons. Il dit, pour l’autre jambe, peut-être qu’il vaudrait mieux ne pas y toucher... On pourrait l’envelopper, comme par exemple dans de la gaze... Sinon elle ne tiendra pas jusqu’à la chambre... Hein ? Car ce serait mieux qu’elle ne meure pas ici, pas au bloc.
    C’est non. Tu lui demandes le plâtre, ta voix est aiguë, elle prend sa source sous d’autres cordes.
    Le sol : il est tout entier maculé de taches blanches...
    Tous : vous êtes tous en sueur.
    Le cadavre : toujours là, immobile.
    La jambe droite est à la place de sa jambe droite, plâtrée. Sur le tibia, une faille à l’endroit de la fracture. Une voix timide, la voix étranglée de l’infirmier, une voix qui sent le four et la soif, se répand contre ton visage. Elle vit, dit l’infirmier, prêt à mordre. Vous la soulevez. Sous le drap se dessine un creux blanc gigantesque et un tiers de son corps restera derrière elle, dans la faïence du bloc opératoire.
    Le couloir oscille (les ombres). Un ou deux infirmiers traversent les murs, ils avancent en 2D, tagués par dessus la peinture et l’enduit blanc des murs. Soudain s’avance la silhouette d’un homme hirsute. Alors que le cœur te revient dans la gorge et dans le sang, tu entends un cri rauque. On éloigne cet homme. Tout se se défait, tout s’étrangle, tout s’apaise. À la place de ton cœur mécanique ils ont mis, contre ta volonté, une cage à oiseaux. Oui, tout s’apaise.

    Tu es encore au bloc, en train de te laver et te de récurer les deux bras qui sont, jusqu’aux coudes, couverts de sang caillé. Anna est là dans ton dos qui te regarde. Elle dit, ça se voit que vous avez... que tu as... amputé pas mal de fois déjà... C’était très... très bien... Aussi bien que Mark Green. Comme c’est beau !
    Dans les yeux de chacun : de la considération, de l’étonnement. Même dans ceux de Damian, même ceux de Pélaguéïa.
    Plein la bouche de la crache, il faut naviguer, il faut placer la langue, il faut éviter la salive. Tu ne sais pas quoi répondre à ça, considération, étonnement, tu ne sais pas quoi en faire, non. Ta bouche mâche un mensonge.
    Dans l’hôpital de Morievo, il n’y a plus que du silence et la sécrétion du silence. Pas de bruit. Pas de pensée qui tienne. Pas d’amour ni de haine. Pas de sueur en suspens. Pas de plaisir et pas de frustration. Pas le moindre pouls au cœur. Tout s’est tu. Complètement.
    Tu dis, quand elle sera morte, eh bien, bon, envoyez-moi chercher, d’accord ? Sans faute, sans attendre, n’importe quand, d’accord ?
    Plus tard, sous la lampe verte de ta chambre et dans l’épais silence qui serpente dans ton logement de fonction, tu attends que quelque chose fasse irruption en toi. La maison est muette. Le silence est muet. La nuit qui pèse sur le rebord de la fenêtre est d’encre. Un visage blême se détache du vitrage schizoïde. Non, tu ne ressembles pas à un faux Dimitri. Tu as un peu vieilli, pas partout, non, mais au niveau de la racine du nez par exemple, oui, une ride qui n’y était pas encore hier, pas même il y a deux heures. Et dans un moment à peine quelque corps engoncé dans son malêtre va venir frapper à ta porte pour te dire elle est morte. Évidemment, tu iras la regarder une dernière fois, oui, pas la voir, non, mais la regarder, car dans une seconde à peine ou dans une heure quelqu’un, quelque chose, une forme engoncée, viendra à la porte frapper ses phalanges maladives, la porte va bêler, il faudra aller l’ouvrir, la faire pivoter sur ses gonds, dire, oui, quoi encore, qu’est-ce qu’il y a ?, et puis jouer le connard, l’offusqué, l’adulte occupé quelque part, ce sera douloureux car ce ne sera rien qu’un acte, une posture, de la peur camouflée.

    Oui, quelqu’un est venu frapper à la porte : nous sommes deux mois plus tard.
    Dehors, l’un des premiers jours de l’hiver. L’homme est là, il entre avec son ombre, ses bottes. Oui, c’est vrai, les traits de son visage sont réguliers... À peu près quarante-cinq ans. Des allumettes plantées sur ses yeux. Et un son, frôlement textile de quelque chose.
    Il y a deux béquilles grises dans l’entrée. Une gamine à la beauté moelleuse. Elle entre.
    Elle entre en sautant sur sa jambe, elle n’en a qu’une, elle porte des vêtements amples (80% polyamide, 20% acrylique).
    Elle te regarde. Il y a du marqueur rose sur la pomme de ses joues. Elle baragouine, sa langue est enrouée. Elle parle de Moscou, à la place de sa bouche il y a de la peinture.
    Tu lui dis, là-bas à telle adresse ils pourront fabriquer une prothèse sur mesure, et puis on pourra l’imprimer ici en 3D. Faut dire merci maintenant, dit le père. Pendue à l’ancre de ses deux béquilles elle te tend un truc blanc et rouge. Un scoubidou. Elle le cachait, sous son oreiller, lors des visites.
    Oui, oui, tu te rappelles : il y avait des fils, des fils en plastique blanc et rouge, près de sa table de chevet. Ça a la forme, le goût, le nom d’un alien de série TV.
    Pendant combien d’années ce scoubidou restera-t-il accroché à tes clés, même bien après ton départ de Morievo ? Combien de temps, le sais-tu ? Combien de temps avant que la pâte en plastique se déforme puis se perde, avant de se faner, comme se fanent les souvenirs ?

  • 230915

    25 octobre 2015

    Aller rue Gay Lussac ça monte et ça fait pas que monter : ça descend avant de monter, donc pour monter encore plus (ce qui est improductif). Vingts ans de la librairie du Québec (il fait chaud). C’est un bel endroit bleu. Je cherche un livre chez Mémoire d’encrier. À la voix quelqu’un dit la peur c’est important (ou l’inverse), et puis le mot toundra, qui reviendra plusieurs fois dans une même bouche, puis ensuite à ma tête. Il compte ce mot. Il est écrit dans une autre langue inuit qui se dit je ne sais pas. Ça change des éclats de voix qui disent dans la rue (ils : les échos sans visage) des mots automatiques qui finissent toujours par tendre soit vers la matière du cul soit vers la génitrice de quelqu’un d’autre. Quelqu’un me dit par mots interposés c’était une grande nation de rugby dans les années quatre-vingt-dix. Terminé Morphine hier. Ça s’échoue sur un épilogue qui correspond à un bon dans l’avenir de vingt ans. Dans le livre 6 c’est dix. Là, ça ouvre sur d’autres portes, mais on est hors Morphine, le chapitre que moi j’ai intitulé Morphine, donc ailleurs dans ///. Pour l’instant, ça s’appelle post-morphine mais ça n’a pas réellement d’importance cette histoire de titre. Je n’ai pas inclus Les aventures singulières d’un docteur, qui conclut le recueil dans l’édition J’ai lu. Je ne m’interdis pas de le rajouter plus tard, dans une autre branche parallèle (/// est un récit à choix multiples). Idem les textes courts dans J’ai tué, un autre petit recueil Folio. Mais c’est fini la publication quotidienne. L’exercice a duré presque un an, c’est bien, j’en suis content, mais un par jour c’est trop : on peine à suivre après. Derrière j’ai pas de lumière pour rentrer mais rouler sous la nuit, à cet instant du monde, c’est beau : le boulevard St-Germain, le musée de Cluny, l’institut des mondes arabes, la Seine violette, la piste cyclable sous le pont aux arcades, le métro aérien en rentrant sur Bercy.

  • 111217

    11 janvier 2018

    Il y a beaucoup de vent. Hier déjà. Le mouvement circulaire des feuilles au coin de la rue, ça donnait un indice sur la forme, le volume. Aujourd’hui c’est plutôt les grandes bâches des échafaudages, de l’autre côté de la place, blanches, qui battent de ouf. À la périphérie des yeux ça peut devenir genre une tempête de neige (non). Et le vent s’engouffra sans prévenir dans ce Café Métro à l’intérieur de quoi on s’est installé avec Claire pour parler de son livre à paraître en avril, Aujourd’hui Eurydice. Passé chez Atout livre. Le journal de Mary Shelley que je cherche, est-ce celui publié par Finitude ? Pas sûr. J’aimerais quelque chose de plus ample. Qui englobe tout. Est-ce que ça existe ? Des Carnets de Tchekhov, chez Christian Bourgois (pas acheté). Des Écrits autobiographiques de Boulgakov en poche (Babel) qui comprennent Morphine, Écrits sur des manchettes, Journal confisqué, Lettres à Staline et Les aventures extraordinaires d’un docteur (ça acheté). Des piles de livres se forment. S’il n’y avait pas les lapins au niveau du sol, on les mettrait ici, on construirait des Pise. Et 533 mots pour Eff, pleins et entiers, sur des nappes de bonheur. De retour sur le Morphines 04 qui, non seulement, est très mauvais, mais en plus mal construit : j’ai créé deux pages fantômes il y a des mois dont je ne sais plus, aujourd’hui, laquelle est le double de l’autre. Un autre projet (idiot) d’écriture quotidienne : recopier sur Twitter des phrases de fin de la série Dragon Ball Z, suivies d’une courte réponse par oui ou par non aux questions de la voix off. Ça devrait durer 291 jours. The Tunnel 7 : il y a plus de trucs à citer dans ce livre que de place pour le faire dans ce journal. Ici :

    When I was in high school I had to write an essay duplicating the manner and subject of Bacon’s “On Reading,” and I remember including all the comfortable clichés. I said nothing about how books made me masturbate. I said nothing about nightmares, about daydreaming, about aching, cock-stiffening loneliness. I said something about wonder and curiosity, the improvement of character, quickening of sensibility, enlargement of mind, but nothing about the disappearance of the self in a terrible quake of earth. I did not say that reading drove a knife into the body. I did not say that as the man at breakfast calmly spoons his oatmeal into his mouth while words pass woundlessly through his eyes, he divides more noisily than chewing, becomes a gulf, a Red Sea none shall pass over, dry-shod cross. There is no miracle more menacing than that one. I did not write about the slow return from a story like the ebb of a fever, the unique quality it conferred which set you apart from others as though touched by the gods. I did not write about the despair of not willing to be oneself or the contrary despair of total entelechy. I did not write about reading as a refuge, a toy drug, a pitiless judgment. Ah, Walther von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach. You could read in the roses just where my head lay. Nor did I say anything about plating magical words in my mouth such as Hausen or Morungen wrote to make a medieval miracle of my mind ; because I became the consciousness that composed the poem or the paragraph : I grew great and ornate like Browne or severe as Swift or as rich and thick as Shakespeare, snappy as Pope.
  • 270118

    27 février 2018

    Une femme montait l’escalier avec une pile de journaux. Sur celui du dessus était écrit au crayon rouge : "Pour la Repro."
    — Et pour le Lito ? Elle m’a regardé d’un air effaré et n’a rien répondu. Je suis monté à l’étage. Je me suis approché de la demoiselle qui était assise sous la pancarte "secrétaire". Quand j’ai eu terminé, elle a regardé sa voisine d’un air effaré.
    — Mais c’est vrai, le Lito..., a dit la première. La deuxième a repris :
    — Oui, il y a un papier pour eux, Lidotchka.
    — Pourquoi donc ne me l’avez-vous pas transmis ? ai-je demandé d’un ton glacé. Elles m’ont regardé intensément.
    — Nous pensions que vous n’existiez pas.

    Mikhaïl Boulgakov, Écrits sur des manchettes in Écrits autobiographique, Babel, traduction Paul Lequesne, P. 132-133.

    Quasiment rien fait que lire, ou relire. Terminé Madman Bovary, dont je ne sais pas encore s’il est un piratage de Madame Bovary ou si c’est le contraire, si c’est Madame Bovary qui le hante lui. Un moment dans l’après-midi au Salon du livre à part, pas très loin d’ici, à Saint-Mandé. Le cœur du Tunnel prend pour objet la nuit de cristal et la figure de Herschel Grynszpan, également centrale dans le livre de Philippe Rahmy, Monarques.


    — Hé ! Tu t’ennuies ? Il tourne ses deux yeux noirs vers moi, gelant la bulle qu’il gonflait entre ses mandibules.
    — Hein ? La bulle éclate.
    — Tu t’ennuies ? répété-je.
    — Non… Je compte le sel de la mer.

    Michael Roch, Moi, Peter Pan, Le peuple de Mü

  • Un herbier pour Morphine(s)

    9 mars 2019

    Akhmatova, Anna

     ?

    « En une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans. »

    Élégies, (Harpo &, traduction Christian Mouze)

    « Cent mille bouleaux me suivent,
    Tel un mur de verre
    Ruisselle le gel. »
     
    .
     
    « Je ne connaissais pas
    Cette marque de la lune
    Sur chaque chose. »
     
    .
     
    « Longtemps j’ai attendu
    Le grand hiver »
     
    .
     
    « La Russie de Dostoïevski. La lune
    Que dissimule à peine un clocher. »
     
    .
     
    « Quoi d’autre que nous vivait dans cette maison ? »
     
    .
     
    « Moi-même j’étais devenue granit »
     
    .
     
    « Je ne connais qu’une ville au monde,
    Je la trouverais à tâtons dans le sommeil. »
     
    .
     
    « Vous alliez par les chemins impraticables,
    Comme dans les ténèbres tombe une étoile. »
     
    .
     
    « Le rayon de lune trace un profil. »
     
    .
     
    « ... Et je me tais — trente ans que je me tais. »
     
    .
     
    « Et ce n’était pas lui mais un masque... »
     
    .
     
    « Les champes labourés et à peine
    Blanchis par l’automne finissant »

    Requiem (Minuit, traduction Paul Valet)

    « C’est pour les autres que souffle la brise fraîche
    C’est pour les autres que s’attendrit le crépuscule » (P. 17)
     
    « Non, ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre qui souffre. » (P. 25)
     
    « Maintenant, je ne peux plus distinguer
    Où est la bête et où est l’homme. » (P. 29)
     
    « L’éclat bleu des yeux que j’aime » (P. 35)
     
    « Et j’ai compris
    Que je devais capituler
    En écoutant mon propre délire
    Comme s’il était celui d’une autre » (P. 37)
     
    « Et j’ai appris comment s’effondrent les visages » (P. 41)

    Alexievitch, Svetlana

    La guerre n’a pas un visage de femme (J’ai lu, traduction Galia Ackerman et Paul Lequesne, P. 169)

    « Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’ y a pas de sang... On voit de la chair blanche, bien propre, le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet, si sa chair est trop blanche et nette. Un atroce goût de sel me vient dans la bouche... »

    Les cercueils de zinc (Christian Bourgois, "Titres", traduction Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest, P. 207)

    « Ça fait trois ans que j’ai perdu mon fils et je ne l’ai pas vu une seule fois en rêve. Je mets pourtant son pantalon ou son maillot sous mon oreiller :
    — Viens-moi en rêve, mon petit. Viens voir ta maman. Il ne vient pas. Que lui ai-je fait pour qu’il m’en veuille ? »

    Artaud, Antonin

    L’ombilic des limbes (Édition Quarto Gallimard, P. 107)

    Docteur, « Il y a un point sur lequel j’aurais voulu insister : c’est celui de l’importance de la chose sur laquelle agissent vos piqûres ; cette espèce de relâcement essentiel de mon être, cet abaissement de mon étiage mental, qui ne signifie pas comme on pourrait le croire une diminution quelconque de ma moralité (de mon âme morale) ou même de mon intelligence, mais, si l’on veut, de mon intellectualité utilisable, de mes possibilités pensantes, et qui a plus à voir avec le sentiment que j’ai moi-même de mon moi, qu’avec ce qu’en montre aux autres. Cette cristallisation sourde et multiforme de la pensée, qui choisit à un moment donné sa forme. Il y a une cristallisation immédiate et directe du moi au milieu de toutes les formes possibles, de tous les modes de la pensée. Et maintenant, Monsieur le Docteur, que vous voilà bien au fiat de ce qui en moi peut être atteint (et guéri par les drogues), du point litigieux de ma vie, j’espère que vous saurez me donner la quantité de liquides subtils, d’agents spécieux, de morphine mentale, capables d’exhausser mon abaissement, d’équilibrer ce qui tombe, de réunir ce qui est séparer, de recomposer ce qui est détruit. Ma pensée vous salue. »
    Or, l’esprit sème son phosphore. (P. 111)
    une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétraction devant le mouvement, et le bruit. Un désarroi inconscient de la marche, des gestes, des mouvements. Une volonté perpétuellement tendue pour les gestes les plus simples, le renoncement au geste simple, une fatigue renversante et centrale, une espèce de fatigue aspirante. Les mouvements à recomposer, une espèce de fatigue de mort, de la fatigue d’esprit pour s’accrocher inconsciemment à quelque chose, à soutenir par une volonté appliquée. Une fatigue de commencement du monde, la sensation de son corps à porter, un sentiment de fragilité incroyable, et qui devient une brisante douleur, un état d’engourdissement douloureux, une espèce d’engourdissement localisé d’un membre, et ne présentant plus au cerveau que des images de membres filiformes et cotonneux, des images de membres lointains et pas à leur place. une espèce de rupture intérieure de la correspondance de tous les nerfs. Un vertige mouvant, une espèce d’éblouissement oblique qui accompagne tout effort, une coagulation de chaleur qui enserre toute l’étendue du crâne ou s’y découpe par morceaux, des plaques de chaleur qui se déplacent. Une exacerbation douloureuse du crâne, une coupante pression des nerfs, la nuque acharnée à souffrir, des tempes qui se vitrifient ou se marbrent, une tête piétinée de chevaux. Il faudrait parler maintenant de la décorporisation de la réalité, de cette espèce de rupture appliquée, on dirait, à se multiplier elle-même entre les choses et le sentiment qu’elles produisent sur notre esprit, la palce qu’elles doivent prendre. Ce classement instantané des choses dans les cellules de l’esprit, non pas tellement dans leur ordre logique, mais dans leur ordre sentimental, affectif (qui ne se fait plus) : les choses n’ont plus d’odeur, de sexe. Mais leur ordre logique aussi quelquefois est rompu à cause justement de leur manque de relent affectif. Les mots pourrissent à l’appel inconscient du cerveau, tous les mots pour n’importe quelle opération mentale, et surtout celles qui touchent aux ressorts les plus habituels, les plus actifs de l’esprit. (P. 110)

    D’un voyage au pays des Tarahumaras

    « De la montagne ou de moi-même, je ne peux dire ce qui était hanté »

    « À tous les tournants de chemins on voit des arbres brûlés volontairement en forme de croix, ou en forme d’êtres, et souvent ces êtres sont doubles et ils se font face, comme pour manifester la dualité essentielle des choses »

    « Faire un pas n’était plus pour moi faire un pas ; mais sentir où je portais la tête. »

    Balzac

    Le médecin de campagne

    « Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. »

    « Maintenant, tout est pourri de cuire. » (trop cuit)

    « Je me défendis mal, j’avais des complices en moi. »

    « isochrones » (battements du cœur)

    « Il avait la tête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. »

    « Mais qu’a-t-il ?
    — Bah, répondit Benassis, il est dans un mauvais moment. »

    Benjamin, Walter

    Sens unique, Maurice Nadeau, traduction Jean Lacoste

    « Des planches sales forment le fond argileux dans lequel, brillantes dans l’air froid, quelques rares couleurs se dissolvent. » (P. 201)

    Benson, Stépahnie

    Cheval de guerre

    La fille était canon. Mais alors vraiment belle. (...) Et pieds nus. (je souligne)

    Bigflo & Oli

    « Autre part » (sur La vraie vie)

    Je voudrais pas être moi et quelqu’un d’autre non plus

    Boulgakov, Mikhaïl

    Tout Récits d’un jeune médecin
    Tout Morphine

    Buzzati, Dino

    Sur le Giro 1949 : « Au cours d’un duel serré en pleine tempête, Coppi défait son principal adversaire »

    Cervantès

    Don Quichotte (traduction ici Louis Viardot)

    (...) tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle, avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire : c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande.

    Claro

    Madman Bovary, Verticales

    « Je deviens tendons. Le sang dans mes veines fait presque du bruit. » (P. 13)

    « Ce que je ressens, c’est la douleur de l’os qui remplace mon être. » (P. 39)

    Claro

    Tous les diamants du ciel, Actes Sud

    Oh, comme Lucy voyageait peu, sa vie vouée à la consommation de ce qui l’émaciait, l’effaçait. Comme Lucy voyageait peu, hormis l’excursion baptisée !!! TRIP !!! quand, enfin, durant quelques heures, elle pouvait, recroquevillée, tour à tour sèche et moite, folle et cassante, courtisée par le seul poids des draps, les mains entre ses cuisses rougies, rejoindre ce seuil impalpable depuis lequel il est possible d’apercevoir non le mariage du ciel et de l’enfer mais l’union de la vérité et du mensonge, quand tout ce qui détruit se veut invention – après, c’était la chute, le flip, l’étroitesse du corps devenu vasque où allonger les dernières fleurs, à quelques pétales de l’overdose, qu’elle cueillerait un jour, afin de mieux pâlir sous cette pluie qui n’est pas la pluie, ce feu qui n’est pas le feu, ce temps qui n’est plus le temps.

    Colautti, Ricardo

    La trilogie Sebastián Dun, Éditions de l’Ogre, traduction Guillaume Contré

    « M. Juan était mon confident et moi, j’étais son confident. »

    Collobert, Danielle

    Dire I

    « n’êtreplus qu’arborescent, effilé par les muscles allongés, mugissant par la rapidité du sang, nos circulations prisonnières du même cycle »

    Dostoïevski, traduction libre de droit traducteur non précisé

    Parfois on fait des songes étranges, inimaginables, contraires à la nature ; au réveil on les évoque avec netteté, et alors une anomalie vous frappe. Vous vous souvenez surtout que la raison ne vous a manqué à aucun moment de votre rêve. Vous vous rappelez même avoir agi avec infiniment d’astuce et de logique pendant un temps fort long, cependant que des assassins vous entouraient, vous tendaient des embûches, dissimulaient leurs desseins et vous faisaient des avances amicales, alors que leurs armes étaient déjà prêtes et qu’ils n’attendaient plus qu’un signal. Vous vous remémorez enfin la ruse grâce à laquelle vous les avez trompés en vous dissimulant à leurs yeux ; mais vous avez deviné qu’ils avaient déjoué votre stratagème et qu’ils faisaient seulement semblant d’ignorer votre cachette ; alors vous avez eu recours à un nouveau subterfuge et réussi encore une fois à leur donner le change. Tout cela vous revient clairement en mémoire. Mais comment concevoir que, dans ce même laps de temps, votre raison ait pu admettre des absurdités et des invraisemblances aussi manifestes que celles dont fourmillait votre rêve ? Un de vos assassins s’est transformé en femme sous vos yeux, puis cette femme en un petit nain rusé et repoussant. Et vous, vous avez accepté aussitôt tout cela comme un fait, presque sans la moindre surprise, au moment même où votre entendement se livrait, par ailleurs, à un vigoureux effort et à des prodiges d’énergie, d’astuce, de pénétration et de logique.

    Pourquoi encore, lorsque vous vous éveillez et réintégrez la vie réelle, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une extraordinaire intensité d’impression, que vous venez de laisser, avec le domaine du rêve, une énigme non résolue ? Vous souriez de l’absurdité de votre rêve et vous avez en même temps le sentiment que ce fatras d’extravagances enserre une sorte de pensée, une pensée réelle appartenant à votre vie actuelle, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur. C’est comme si une révélation prophétique, attendue par vous, vous était apportée dans votre songe ; il vous en reste une forte émotion, joyeuse ou douloureuse, mais vous n’arrivez ni à comprendre ni à vous rappeler nettement en quoi elle consistait.

    Fédorovski, Vladimir

    Dictionnaire amoureux de Saint-Pétersbourg

    « Anna Akhmatova s’était transformée en « veuve des poètes », rappelant les victimes de la révolution, pleurant sur la grandeur perdue de la capitale de l’empire des tsars. Elle s’était muée en vestale chargée de garder la flamme. Akhmatova a chanté Saint-Pétersbourg d’un poème à l’autre, et la terre dure qu’elle devait pétrir a été amollie par le sang, liquide vivant et fumant sans lequel aucun sacrifice, aucune prédiction ne peut être fécond. À l’époque de la terreur stalinienne, Anna Akhmatova a créé le mythe ésotérique du Saint-Pétersbourg martyr à travers ses vers (en particulier, le Requiem, œuvre poétique inégalée, qui est la quintessence de la terreur et son interprétation par un témoin). À l’époque seuls quelques intimes d’Anna Akhmatova avaient lu son Requiem et l’apprenaient par cœur car il était trop dangereux de le noter par écrit. Il se transformait ainsi en mémoire des vérités interdites.
    Mais aujourd’hui son nom est indissociable de la gloire immortelle de la ville. »

    « [Alexandre] il fit l’acquisition d’une propriété où il souhaitait se retirer bientôt pour y vivre comme un simple mortel, loin de Saint-Pétersbourg. Mais Alexandre prit froid. Rentré à Taganrog, où l’attendait l’impératrice, il s’alita. C’est dans une modeste demeure mise à la disposition du couple impérial, le 18 novembre, qu’Alexandre Ier sombra dans un semi-coma et expira le lendemain.
    Mais, très vite, la rumeur se répandit dans tout l’empire que le tsar n’était pas mort et avait renoncé au monde…
    En effet une grande confusion entoura les derniers instants d’Alexandre, et le transport de son corps – jusqu’à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou – fut probablement responsable de la légende qui accompagna sa disparition8.
    Est-il effectivement mort à Taganrog en 1825 ou a-t-il réalisé son rêve de fuir le monde temporel pour devenir ermite en Sibérie ?
    Tandis qu’Alexandre luttait contre la fièvre, un accident coûta la vie à l’un de ses aides de camp. Son cadavre aurait très bien pu, avec la complicité de quelques proches, être inhumé sous le nom du tsar, pour permettre au souverain mystique de fuir vers son ermitage sibérien. Le fait que le peuple se vit interdire de défiler devant le corps placé dans la cathédrale de l’Archange au Kremlin et que l’impératrice douairière eut du mal à reconnaître son fils plaide en faveur de cette hypothèse.
    Est-ce un des grands mythes de Saint-Pétersbourg savamment entretenu ? Quelle que soit la réponse, le comportement de l’ermite sibérien Fiodor Kouzmitch pouvait corroborer les dires de ceux qui ne doutèrent jamais de ses origines. Ainsi, dix ans après la mort d’Alexandre, durant l’automne 1836, dans la région de Perm, en Sibérie occidentale, des paysans aperçurent une tache blanche à la lisière d’une forêt. Peu à peu, ils distinguèrent la silhouette altière d’un homme à la barbe blanche chevauchant une monture de robe gris clair. Intrigué par l’allure inaccoutumée de l’homme qui lui demanda de s’occuper des sabots de son cheval, le maréchal-ferrant alla aussitôt faire son rapport à la police. Refusant de répondre aux questions des gendarmes, l’homme déclara simplement s’appeler Fiodor Kouzmitch et n’avoir ni amis ni famille. Il fut alors envoyé au fin fond de la province. Loin de toute civilisation, l’homme s’installa dans une masure. Bientôt, un nombre croissant de visiteurs se rendit jusqu’à sa retraite. Des princes et autres personnages illustres venaient de loin pour voir l’ermite. Plus audacieux que les autres, un villageois entra chez lui et découvrit des tableaux magnifiques ornant les murs. Un autre jour, des visiteurs, pris de pitié devant la vétusté des lieux, lui proposèrent de réparer sa fenêtre. Devant son refus, ils insistèrent. Fiodor se mit en colère : « Si vous saviez qui je suis, s’exclama-t-il, vous ne vous permettriez jamais une telle insistance ! »
    Préférant sa pieuse solitude au contact des hommes, l’ermite refusa peu à peu toute visite. Un vieux soldat s’étant battu entre autres à Austerlitz le reconnaît, un jour, formellement : « C’est notre tsar ! C’est Alexandre Ier ! » L’intéressé proteste mais refuse, toutefois, de dévoiler ses véritables origines. La région tout entière le considère bientôt comme un saint, lui attribue d’innombrables miracles. À sa mort, il fut enterré dans le cimetière local, mais sa tombe fut l’objet d’un tel culte que les autorités décidèrent de l’inhumer dans une chapelle vers laquelle afflua bientôt une foule de pèlerins, convaincus que l’ermite était leur tsar Alexandre trop tôt disparu.
    Les années ont passé. Le nom de Fiodor Kouzmitch est toujours vivant dans la légende de Saint-Pétersbourg et son tombeau demeure un lieu privilégié de pèlerinage…
    Le géant de la littérature russe Léon Tolstoï voulait écrire un livre sur cette histoire. Sans doute avait-il raison d’affirmer haut et fort : « Que l’on démontre historiquement l’impossibilité d’une identité entre Alexandre et l’ermite, la légende demeure dans toute sa beauté et sa vérité. » »

    « ...affirmation subtile du marquis de Custine à propos de son voyage à Saint-Pétersbourg : « Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs. Ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter, ils sont souverainement aimables. » »

    « Trezzini fut donc chargé du projet d’urbanisme et de la gestion des travaux traçant de grandes avenues et d’innombrables projets de parcs et de palais.
    Il construisit également quelques premiers bâtiments importants de la ville, comme la forteresse Pierre-et-Paul, la cathédrale Pierre-et-Paul et le palais d’Été. »

    « Ce dernier propose alors au tsar de donner à la ville un plan « idéal », ovale, avec une matrice des rues se croisant à angle droit et plusieurs places, bâties dans l’esprit des places royales françaises. »

    « Les brumes argentées enveloppent souvent les palais de Saint-Pétersbourg, effaçant les quais de la Neva dans un halo fantomatique. Ce paysage incertain de la capitale de l’empire des tsars était devenu pour Catherine II le symbole des aléas de sa vie. »

    « L’hiver, dans la chambre à coucher de l’impératrice on faisait entrer une section de soldats. On leur donnait l’ordre suivant : « Respirez bien chaud ! » »

    « Le Cavalier de bronze se veut un monument impressionnant, illustrant le fondateur de Saint-Pétersbourg, Pierre le Grand, qui se dresse au centre du carré Senatskaia Ploshchad. Face à la rivière Neva, la statue est également entourée par l’Amirauté, la cathédrale Saint-Isaac et les bâtiments de l’ancien Sénat et du Synode, établissements civils et religieux emblématiques de la Russie prérévolutionnaire. »

    Froehlich, Patrick

    La voix de Paola (publie.net)

    son corps se réduisant à une veine qu’il faut piquer pour injecter les drogues, un corps d’une cinquantaine de kilos à déplacer sur la table elle est mal centrée, une tête à mettre en extension avec dedans son cerveau qui peint, elle aura mal à la nuque, doucement, des zones qui s’interposent entre le système optique nécessaire à l’intervention et ses cordes vocales, zones qu’on shunte par la spatule de laryngoscopie introduite dans sa bouche, attention à sa lèvre, la langue à charger, elle n’est pas assez relâchée, refais lui des drogues, ça va mieux, les cordes vocales sont presque dégagées, appuie sur son larynx, merci c’est parfait

    Golovanov, Vassili

    Éloge des voyages insensés, Verdier, traduction Hélène Châtelain

    Piter = Saint-Petersbourg

    « Qu’est-ce qu’il disait, Korepanov ? Que sur l’île existeraient deux temps parallèles : le temps de l’abstinence et le temps de la soûlerie ? Et qu’il valait mieux ne pas arriver dans le second ? » (P. 12)

    « Je me souviens de bancs d’argile émergeant de l’eau, luisants comme des dos de baleines. Nous sommes remontés plusieurs fois dans le canot : lorsque nous trouvions une coulée d’eau profonde entre les fonds qui se dénudaient, nous mettions le moteur en marche et foncions à travers ce labyrinthe d’agile.
    Puis, nous sautions de nouveau à l’eau et, de nouveau, nous tirions le canot.
    Autour de nous, un univers né de l’argile.
    Argile des bancs de sable : argile grise, la plus tendre, la plus fine qu’il m’ait été donné de voir. Argile que rien, jamais, n’a effleuré ; argile primordiale, dans sa forme originelle, travaillée par l’eau jusqu’à devenir idéalement lisse ; argile s’accumulant, gonflant ici d’année en année, couche après couche, siècle après siècle , argile vivant d’une vie sombre et aveugle, respirant d’un souffle primaire, lourd et cru ; principe mis à nu du monde où seuls de minuscules touffes d’algues iodées et des vers d’eau survivent en s’y accrochant... »

    (P. 170)

    « Nous ne savons rien du nickel coulé près de Kolgouev en 1978 avec des déchets radioactifs, nous ne savons rien des bases de sous-marins atomiques près de Mourmansk, ni du polygone nucléaire de la Nouvelle-Zemble, et encore moins des autres bases situées dans les lieux les plus reculés du monde. »

    (P. 250)

    « Nous quittons l’espace vierge qui nous a accueillis pendant dix jours... Et pendant ces dix jours, nous nous sommes tant et tant gorgés de cet espace, que je me demande comment nous n’avons pas explosé : nous l’absorbions sans retenue, comme l’air qu’on respire, pour longtemps, pour des années. Et lorsque, après trois ans, je suis revenu à Kolgouev, j’ai compris à quel point cet espace basique, matriciel s’était imprimé en moi, et qu’il y avait bien des choses auxquelles, désormais, je n’avais plus besoin de prêter attention : je pouvais tranquillement m’attacher à des détails et photographier ceux qui me faisaient signe : « buisson de saule après la neige », « lentille » (un petit lac qui reposait dans la toundra à la veille de l’été, encore recouvert d’une lentille de glace), « minerai des marais » (ça, c’était au moment du dégel. Quand j’étais petit, on nous disait, en cours d’histoire, que nos ancêtres extrayaient le fer d’un certain « minerai des marais » que j’étais curieux de découvrir et que j’ai vu là — dépôts rouge brun d’une rouille absolument pure, véritables chaudrons creusés dans une terre saturée de rouille elle aussi, tiges de plantes durcies de rouille transformant les marécages en jugnles brun métallisé, coulées de rouille, légères suspensions de rouille au fond des marais criblés de bulles de gaz : des dizaines, des centaines de tonnes de rouille) ; « poisson sur la neige » (les écailles argentées du lazazret scintillant d’un éclat particulier sur la neige tardive et granuleuse) ; « gouttes » (impressionnant talus de neige avec des gouttes au bord des surplombs), et « horizon lointain ». »

    (P. 327)

    « La nuit, je vois un spectacle stupéfiant : après minuit, sur le lac, le brouillard masque totalement le soleil, et la rive opposée s’assobrit au point que je ne distingue plus que celle sur laquelle nous nous tenons, et la surface lisse de l’eau se fondant lentement dans la brume avant d’y disparaître. Mais au-dessus du brouillard, le ciel est parfaitement bleu et sa clarté froide se reflète dans l’eau. Ainsi la masse diffuse du brouillard occupe le milieu du tableau, l’eau se fond dans le ciel, et le ciel dans l’eau, sans ligne de partage, sans frontière, sans ligne d’horizon. À travers ce vide du brouillard, il me semble que le ciel est sur le point de basculer sur moi. Une oie passe et son reflet pâlit dans le miroir embué du lac. Dans ce monde d’eau et de ciel confondus, il n’y a rien, rien que les voix des oiseaux de nuit. L’eau, le vide, le reflet de deux nuages jaunâtres dans le bleu du lac. Personne à des kilomètres à la ronde. Une paix hallucinante. »

    (P. 401)

    Sieno (prénom)

    « Sur les dix-neuf jours que nous avons passés en juillet et août en divers endroits de l’île, la température n’a jamais dépassé +9 °C, et encore cela ne s’est produit qu’une seule fois, à midi ; le plus souvent elle oscillait entre +4 °C et +5 °C, en baissant de temps en temps jusqu’à +2 °C ou +1 °C, tandis qu’à Kanine régnait une température de +10 °C à 12 °C, et immédiatement après notre arrivée de Koulgouev, sur la vôte de Timansk, elle est montée jusqu’à +15 °C. »

    (P. 481-482)

    Jirgl, Reinhard

    Renégat, roman du temps nerveux, Quidam, traduction Martine Rémon

    ...des nuées d’oiseaux ricochent sans bruit contre le ciel.

    Kafka, Franz

    Un médecin de campagne, traduction Bernard Lortholary, GF Flammarion

    « comme si la ferme de mon patient se trouvait juste à mon portail, j’y suis déjà ; les chevaux, paisibles, sont arrêtés ; la chute de neige a cessé ; clair de lune alentour ; les parents du malade sortent en hâte de la maison ; sa sœur derrière eux ; on m’arrache presque à ma voiture ; de leurs propos confus je ne retire rien ; dans la chambre du malade, l’air est à peine respirable ; le poële négligé fume ; j’ouvrirai la fenêtre d’une poussée ; mais d’abord je veux voir le malade. Maigre, sans fièvre, ni froid ni chaud, les yeux vides et sans chemise, le garçon se soulève sous son édredon, se pend à mon cou, me chuchote à l’oreille : « Docteur, laisse-moi mourir. » »

    « C’est facile de rédiger des ordonnances ; mais, pour le reste, se comprendre avec les gens, c’est difficile. »

    « Pauvre garçon, on ne peut plus rien pour toi. J’ai découvert ta grande plaie ; c’est de cette fleur à ton flanc que tu es en train de mourir. La famille est heureuse, elle me voit en action ; la sœur le dit à la mère, la mère au père, le père à quelques hôtes qui entrent sur la pointe des pieds, les bras écartés en balancier, par le clair de lune de la porte ouverte. « Vas-tu me sauver ? »

    « « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici ébloui par cette vie dans sa plaie. Les gens sont comme ça, dans ma région. Toujours exiger du médecin l’impossible. Ils ont perdu l’ancienne foi ; le prêtre reste chez lui et fait de la charpie avec ses chasubles, l’une après l’autre ; mais le médecin est crédité de tous les pouvoirs, avec sa main délicate et chirurgicale. Eh bien, comme il vous plaira ; ce n’est pas moi qui me suis proposé ; si vous m’exploitez à des fins sacrées, là encore je me laisserai faire ; que puis-je désirer d’autre, vieux médecin de campagne, privé de ma bonne ! Et les voici qui viennent, la famille et les anciens du village, et qui me déshabillent ; un chœur d’écoliers conduit par l’instituteur a pris place devant la maison et chante une mélodie extrêmement simple sur ce texte :

    Déshabillez-le, il saura soigner,

    Et s’il ne sait pas, alors tuez-le !

    C’est qu’un médecin, c’est qu’un médecin.

    Je me retrouve déshabillé et, les doigts dans ma barbe, je regarde tranquillement les gens en penchant la tête. Je suis tout à fait calme et me sens bien au-dessus d’eux tous, et je reste dans ces dispositions, quoique cela ne me serve à rien, car à présent ils me prennent par la tête et les pieds et me portent dans le lit. Ils m’y posent vers le mur, du côté de la plaie. Puis ils sortent tous de la pièce ; la porte se referme ; le chant cesse ; des nuages viennent devant la lune ; la chaleur de la literie m’enveloppe ; les têtes des chevaux bougent comme des ombres dans l’orifice des fenêtres. « Tu sais », entends-je dire à mon oreille, « ma confiance en toi est très limitée. Car enfin tu as atterri par ici comme n’importe où, tu n’arrives pas sur tes propres pieds. Au lieu de me porter secours, tu me prends de la place sur mon lit de mort. Pour un peu, je t’arracherais les yeux. » »

    « c’est à jamais irréparable »

    Kerouac, Jack

    Sur la route (le rouleau original, Gallimard, traduction Josée Kamoun

    « Je suis allé prendre un Coca vite fait dans une petite épicerie le long des voies, et voilà qu’entre un jeune Arménien mélancolique, le long des wagons de marchandises rouges, et juste à ce moment-là on entend hurler une loco. »

    « Quand le soleil est devenu rouge… »

    « ...il se carapatait dans les rues comme une grosse araignée... »

    « Hinkle était parti balader son fantôme dans les rues de la ville... »

    « On aurait dit que j’avais des nuées de souvenirs qui remontaient à 1750 en Angleterre, et que je me trouvais réincarné à San Francisco dans une autre vie, un autre corps. »

    « C’est le lendemain que tout est arrivé »

    « Neal et moi, on frissonnait dans les haillons du jour. »

    « ...elle rentre chez elle, je ne la reverrai plus jamais... »

    « ...il avait le sang trop chaud ; ses narines se dilataient ; mais il lui manquait la sainteté native et singulière qui lui aurait permis d’échapper aux verrous du destin... »

    « ...sa silhouette s’amenuisait, s’amenuisait... »

    « ...noires comme la lune... »

    Ioànnou, Yòrgos

    Douleur du Vendredi saint (traduction Michel Volkovitch, publie.net)

    (Après avoir donné son nom) « C’était mon nom à ce moment-là. »

    « Et pendant la conversation, qui de plus en plus s’animait, j’appris que le jeune maigrichon était d’origine grecque, des régions du sud bien sûr ; ici il avait faim, il souffrait, il vendait son sang à la Croix-Rouge et mettait des journaux sous sa chemise, car à Pâques cette année-là il faisait froid, il pleuvait, un vrai Noël. »

    Jünger, Ernst

    Approches, drogues et ivresse (traduction Henri Plard)

    « Quand le « Nègre » dont je reparlerai eut dévirginisé son amie, et lui demanda ensuite ce qu’elle avait ressenti, elle lui dit : « Je m’en faisais une plus belle idée. » »

    « Cette même aspiration dévorante est aussi un trait propre à la drogue et à son usage ; le désir reste toujours en deçà de l’exaucement. »

    « L’euphorie et l’insensibilité à la douleur résultent de l’inspiration de substances volatiles, telles que le gaz hilarant ou l’éther, qui fut, vers le tournant du siècle, un narcotique à la mode, et auquel Maupassant a consacré une étude. »

    « Le temps s’écoule plus rapidement aux alentours du pôle animal, plus lentement dans les parages du pôle végétatif. C’est aussi de ce point de vue que s’éclairent les rapports des narcotiques avec la souffrance. La plupart des hommes font connaissance des narcotiques par leurs propriétés anesthésiques. Ce qui provoque l’accoutumance, c’est l’impression de bonheur, l’euphorie liée à leur usage. Si les dépressifs succombent avec une facilité particulière à la morphine, c’est qu’ils ressentent l’existence en elle-même, à elle seule, comme une souffrance. »

    « La cocaïne put être isolée vers 1860, dans le fameux institut de Wöhler, à Göttingen, l’une des boîtes de Pandore pour notre monde. Cette précipitation et cette concentration de matière hautement efficaces, à partir de substances organiques, traversent tout le XIXe siècle ; elles ont commencé par l’extraction de la morphine, due à un jeune homme de vingt ans, Sertürner, qui développait ou, pour mieux dire, « déballait » ainsi le premier des alcaloïdes. »

    « ...la solitude procure en elle-même un sentiment proche de l’ivresse – les navigateurs qui traversent les océans en solitaires sont moins en quête de l’autre rive que de cette communion inouïe avec le grand Tout. »

    « La mescaline et ses parents agissent plus brutalement, de manière plus impérieuse que les opiacés ; ils forcent l’entrée, non seulement du monde des images et de ses palais, mais aussi, et profondément, de ses cryptes. Des perceptions d’âge très ancien y redeviennent dignes de créance. Les stimulants et les narcotiques manipulent la conscience au moyen du temps, qu’ils allongent ou accélèrent. Mais ici, c’est la terre même qui se fend ; le pouvoir créateur du temps agit à sa source même.
    Les médecins ne pouvaient manquer de ranimer les malades au moyen de telles substances, peut-être même de les guérir, comme par une fièvre ou par un choc. »

    « On me dit qu’à Tokyo, on a déjà dressé dans les rues des distributeurs automatiques d’oxygène. Il faut faire son plein d’air. »

    « Aux premières heures du matin, l’aube naissait à peine, je fis connaissance des visions qu’on peut appeler la magie de l’épuisement : les songes des routes interminables, l’ivresse des veilles nocturnes. »

    « L’homme qui cherche à fuir ne parvient pas au vide ; à chaque issue, quelque chose d’autre l’attend. La fuite par elle-même est, en tant que mouvement, fatale. Il faut comprendre dans cette maxime le suicide, en exceptant ses formes stoïciennes, qui ne doivent pas être considérées comme une échappatoire : « Il y a des circonstances dans lesquelles l’homme de cœur se doit de sortir de la vie. » »

    « Du point de vue de la drogue, dans les scènes pareilles à celles qu’a observées Dostoïevski, l’action narcotique se conjoint à l’effet stimulant. On oublie quelque chose, comme si un rideau peint d’images grisâtres s’enroulait. Mais derrière lui, voici qu’apparaît, comme si un nouveau maître se mettait à l’œuvre, un monde différent. Les lumières deviennent plus crues, les couleurs plus vives. Les désirs saillent dans leur nudité. Le feu couvait profondément sous la cendre. Maintenant, la flamme jaillit, comme attisée par un soufflet. Le cœur, le poumon répondent à l’invite.
    Les sens s’aiguisent, et notamment la sensibilité au sang. Dans ces larges rues et places, les masses le flairent comme, dans les baies de l’Amazone, d’avides poissons carnivores en décèlent la présence. De même que là-bas, l’eau se met à bouillonner, la lie, ici, fermente et écume. »

    Londres, Albert

    Adieu Cayenne (1932)

    ... Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie. – Cela fait deux chemises, alors. – Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux !

    Markowicz, André

    Partages, vol 1 (Inculte)

    Cite les Démons de Pouchkine (P. 175) :

    « Sans visage, sans image,
    Sous la lune trouble et floue,
    Feuilles quand novembre rage,
    Les démons voltigent, fous.
    Qui les pousse ? pour quoi faire ?
    Comme ils chantent, quels sanglots ;
    Ils marient une sorcière,
    Pleurent un génie des eaux ?

    Lourds nuages, noirs nuages,
    Une lune errante luit
    Éclairant la neige en rage,
    Trouble ciel et trouble nuit.
    Foule folle, à perdre haleine,
    Aspirés par la hauteur,
    Les démons, à voix humaine,
    Crient, me déchirant le cœur. »

    (Des démons aperçus pendant une tempête de neige, pour le passage où il y a, je crois, une tempête de neige)

    « Dans une forêt, je suis capable de voir les champignons en russe, je ne les vois pas en français. Ici, je ne connais pas leur nom ; russule ne correspond pas à "syroïezhka", qui, littéralement, veut dire "mange cru" — même si je n’ai jamais mangé ces champignons tout crus. Je ne sais pas ce que cc’est, en français, qu’un "mokhovik" — un mousseron ; ou un "podberiozovik" : littéralement "sous bouleau". Un champignon qui pousse sous les bouleaux. Parce que, oui, il y a des bouleaux. Et les bouleaux, en russe, ce ne sont pas des bouleaux, ce sont des êtres féminins. "Bérioza", c’est féminin en russe. » (P. 211)

    « Je me réveille un matin. Maman et Maniétchka debout à la fenêtre. L’immeuble en face, Ligne 7, a été touché par une "bombe fougasse". L’incendie. Maintenant, c’est un mot dans notre vocabulaire : "bombe fougasse".
    Le 6 octobre au matin, mon me dit : "Hitler t’a fait un cadeau d’anniversaire — il a envoyé quatre bombes incendiaires sur notre immeuble. Les garçons et les filles, des adolescents, qui étaient de garde sur notre toit ont eu le temps de les éteindre. On sait ça : quand la bombe tombe, pendant un certain temps, elle reste en position verticale et tourne sur elle-même sans exploser. C’est à ce moment-là qu’il faut s’en saisir et la jeter dans un seau d’eau (ou de sable ?). C’est ce qu’ils faisaient. » (P. 259)

    Partages, vol 2 (Inculte)

    Chez Pasternak : « Dans notre siècle fauve » (P. 96)

    Chez Maïakovski : « Démian » (prénom) (P.102)

    Chez Pouchkine : « les rêves bouent » (P. 110)

    Chez Zabolotski : « L’union de ces arbres / Forme le bois, la forêt » (P. 139)

    Chez Pouchkine : « Ah ! Je le sens : rien ne pourra jamais / Nous apaiser dans les chagrins du siècle : / Rien, rien du tout : si ce n’est la conscience. » (P. 161)

    « car / si regarder les ombres fait / peur, les laisser nous traverser / reste impensable » (P. 192)

    Chez Fet : « J’aime oublier le monde et voir / une hirondelle, flèche obscure, / lorsque l’étang s’emplit de soir » (P. 225)

    « on dit en russe (...) — les morts n’ont pas de honte, ne ressentent pas la honte. » (P.247)

    « Le fait est qu’en Russie, dans la civilisation russe, "l’individu", ça n’a jamais existé. Jamais on a pris en compte la valeur de la vie humaine. De la vie d’un seul homme. À aucun moment de l’histoire de ce pays. Ce n’est pas pour rien que le verbe être, au présent, n’existe pas en russe — son emploi est uniquement liturgique, réservé à Dieu. » (P. 250)

    Chez Reznikoff : « et dans l’herbe flétrie, des feuilles de chêne brunes / gisent, grises de gel. » (P. 269)

    Chez Pouchkine : « Lourds nuages, noirs nuages, / Une lune errante luit / Éclairant la neige en rage, / Trouble ciel et trouble nuit. » (p. 335)

    Chez Blok : « Je suis froid, me dis-tu, je suis sec et fermé,
    Mais comment voudrais-tu que je sois ?
    J’ai bravé le destin, ce n’est pas pour aimer,
    Ni forgé mon esprit pour la joie.

    Toi aussi, je t’ai vu et plus sombre et plus fier,
    Tu lisais dans les astres lointains
    Que les nuits à venir régneraient par le fer,
    Seraient froides, féroces, sans fin.

    Nous y sommes. Le monde est sauvage, et autour
    Plus un phare ne luit, plus un feu —
    Et celui qui vivait en aveugle et en sourd
    Devient fou tant le vide est affreux.

    Et celui qui vivait sans souci du passé,
    Sans espoir dans les nuits à venir,
    Est rongé par la peur, est rageur et glacé,
    Essayant vainement de s’enfuir.

    Oui, l’espoir a brillé et j’allais de l’avant,
    J’étais simple et confiant, comme toi.
    Je m’ouvrais à chacun comme fait un enfant, —
    Qu’importait qu’on se moque de moi ?

    Ces espoirs, désormais, il n’en reste plus rien.
    Ils sont loin, dans les astres, là-haut.
    À tous ceux que j’avais salués comme miens
    Il fallut que je tourne le dos.

    Et ce cœur, lui aussi, qui brûlait, qui tremblait,
    Enfiévré de s’offrir au bonheur,
    Par la haine et l’amour, lui aussi, désormais,
    Il ne vit que de cendres, ce cœur.

    Ce qui reste ? — un rictus, lèvres blanches, serrées ;
    Ce pouvoir malheureux de savoir
    Éveiller la passion effrénée, enfiévrée,
    L’ardeur fauve, le feu sans espoir.

    À quoi bon m’appeler ? Il n’est pas de secours.
    Pas de plaintes, — tais-toi. Que veux-tu
    Que répondent ces fauves minables et sourds
    Où l’image de Dieu s’est perdue ?

    Sous un masque de fer cache-toi des humains,
    Ne dédie ta mémoire qu’aux morts :
    Les esclaves jamais ne verront le chemin
    Vers l’Éden que nous veillons encor.

    (1916, P. 362-364) »

    « l’alcool, on le mesure, en URSS, non pas comme un liquide, mais comme un solide. On dit, quand on se saoule, qu’on prend "trois cents grammes" (ou beaucoup plus...) de vodka. C’est la langue de la rue. » (P. 415)

    Chez Pouchkine : « Octobre est revenu — les bois se débarrassent / Des feuilles attardées sur les branchages morts » (P. 421)

    « Mandelstam, près de cent ans plus tard, parlera de citation (sur laquelle il fonde sa langue poétique) comme d’une cigale. En russe : tsitata-tsikada (la citation-cigale). Pas seulement la présence constante, en arrière-fond, pas seulement la mémoire, mais le salut, et le sourire de la reconnaissance. » (P. 425)

    « ce mot, "bérédit", que je traduis, maladroitement, par hanter, ça veut dire quelque chose de tout simple : c’est quand quelque chose revient sans cesse, et revient sans cesse en vous faisant mal, en ravivant une plaie. » (P. 460)

    « "C’hvarat’", c’est être malade. Pas être gravement malade, mais être malade un peu tout le temps, j’ai l’impression. Ce mot-là, ici, me surprend toujours, et j’ai toujours tendance à vouloir le remplacer par un autre, comme, par exemple : "Stradaïa" — souffrant (au sens de la souffrance)... » (P. 461)

    « ce mot, "prac’h"... — ça veut dire "poussière", c’est le mot biblique. C’est le mot pour les morts. » (P. 464)

    « ce mot, invraisemblable dans un poème, "brovenik" — véhicule blindé. En fait, c’est quelque chose comme une automitrailleuse. » (P. 500)

    « En russe, on dit "à demi vivant", là où le français dit "à moitié mort"... » (P. 552)

    Chez Pouchkine : « Le monde est vide... Où donc encore / Me porterais-tu, océan ? » (P. 555)

    Chez Marina Tsvétaïéva (traduisant Pouchkine en français) : « Adieu, espace des espaces !... » (P. 557)

    Martin, Lionel-Édouard

    Cor

    « Dans le coin, personne ne l’estime, on lui trouve une arrogance. » (P. 58)

    Maupassant, Guy de

    Toute la nouvelle « Rêves ».

    « Sur l’eau » (nouvelle)

    « Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. »

    « Sur l’eau » (récit de voyage)

    « J’aime cette heure froide et légère du matin, lorsque l’homme dort encore et que s’éveille la terre. »

    « On dirait même qu’on ne meurt point en ce pays »

    « Nos maladies viennent des microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent ces microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils d’où viennent-ils ?

    Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain ! »

    « ...la pensée de l’homme est immobile. »

    « Il est trois heures du matin ; la mer est plate, le ciel infini ressemble à une immense voûte d’ombre ensemencée de graines de feu. Une brise très légère souffle de terre. »

    « Rien n’est plus étrange, plus fantastique et plus émouvant que ces apparitions rapides, sur la mer, la nuit. Les pêcheurs et les sabliers ne portent jamais de feux ; on ne les voit donc qu’en les frôlant, et cela vous laisse le serrement de cœur d’une rencontre surnaturelle. »

    « Une femme jeune et charmante me soutint un jour, je ne sais plus à quel propos, que les coups de lune sont mille fois plus dangereux que les coups de soleil. On les attrape, disait-elle, sans s’en douter en se promenant par les belles nuits, et on n’en guérit jamais ; on reste fou, non pas fou furieux, fou à enfermer, mais fou d’une folie spéciale, douce et continue ; on ne pense plus, en rien, comme les autres hommes. »

    « Une odeur forte de maladie et d’humidité, de fièvre et de moisissure, d’hôpital et de cave nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un froid de marécage, dans cette maison sans feu, sans vie, grise et sinistre. L’horloge était arrêtée ; la pluie tombait par la grande cheminée dont les poules avaient éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre un bruit de soufflet rauque et rapide. C’était l’enfant qui respirait. »

    « À dix heures, nous étions revenus à bord du yacht et les deux hommes radieux m’annoncèrent que notre pêche pesait onze kilos.
    Mais j’allais payer ma nuit sans sommeil ! La migraine, l’horrible mal, la migraine qui torture comme aucun supplice ne l’a pu faire, qui broie la tête, rend fou, égare les idées et disperse la mémoire ainsi qu’une poussière au vent, la migraine m’avait saisi, et je dus m’étendre dans ma couchette, un flacon d’éther sous les narines.

    Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait.

    Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.

    Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Je m’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais, je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

    Ce n’était pas du rêve comme avec du haschich, ce n’étaient pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’étaient une acuité prodigieuse de raisonnement, une manière nouvelle de voir, de juger, d’apprécier les choses et la vie, avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.

    Et la vieille image de l’Ecriture m’est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus forts. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais un être supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

    Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il était vide. Et la douleur recommença.

    Pendant dix heures, je dus endurer ce supplice contre lequel il n’est point de remèdes, puis je dormis, et le lendemain, alerte comme après une convalescence, ayant écrit ces quelques pages, je partis pour Saint-Raphaël. »

    « Nulle part au monde je n’ai senti sur mon cœur un poids de mélancolie aussi lourd qu’en cet antique et sinistre marchoir de moines. »

    Melville, Hermann

    Moby Dick

    La description du Pequod :

    « Her venerable bows looked bearded. Her masts—cut somewhere on the coast of Japan, where her original ones were lost overboard in a gale—her masts stood stiffly up like the spines of the three old kings of Cologne. Her ancient decks were worn and wrinkled, like the pilgrim-worshipped flag-stone in Canterbury Cathedral where Beckett bled. But to all these her old antiquities, were added new and marvellous features, pertaining to the wild business that for more than half a century she had followed. »

    Et (dans la traduction de Philippe Jaworski) :

    « le chirurgien du bord »

    Pasternak, Boris

    Le docteur Jivago, Gallimard (traduction Louis Martinez, Jacqueline de Proyart, Hélène Peltier-Zamoyska et Michel Aucouturier)

    « La tempête était seule au monde, seule et sans rival. » (P.15)

    « Les champs succédaient aux champs. Les forêts les reprenaient sans cesse dans leur étreinte. L’âme s’accordait à la large cadence de ces espaces toujours recommencés. On avait envie de rêver et de penser l’avenir. » (P. 17)

    « Comme elle, c’était un homme libre... » (P. 18)

    « Le corps gisait dans l’herbe auprès du remblai. Un mince filet de sang coagulé barrait d’un trait noir et net son visage, qui paraissait biffé d’une croix. Le sang ne paraissait pas être son sang, du sang sorti de ses veines mais une surcharge, une addition extérieure, un emplâtre, ou une éclaboussure de boue séchée, ou une petite feuille de bouleau humide. » (P. 26)

    « C’était son épaule, c’était sa jambe, et pour tout le reste, c’était plus ou moins elle-même, son âme ou son être, aux limites tracées d’une main sûre et qui s’élançait avec confiance dans l’avenir. » (P. 40)

    « Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, bprulant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante. » (P. 42)

    « ...Tiverzine était vêtu pour l’automne. » (P. 48)

    « Le jardin projetait des ombres violettes dans le cabinet. À la manière dont ils regardaient dans la chambre, on aurait dit que les arbres voulaient étendre sur le plancher leurs branches vêtues d’un givre pesant, qui ressemvlait à des coulées figées de stéarine mauve. »

    « Les toits jasaient entre eux comme au printemps. C’était le dégel. » (P. 62)

    « "Le sort des opprimés est enviable. Ils ont quelque chose à dire sur eux-mêmes. Ils ont toute la vie devant eux." C’était Son avis. C’était l’avis du Christ. » (P. 67)

    « Iouriatine (ville) » (P. 72)

    « Mais un gel féroce mêlé de brouillard paraissait détraquer l’espace et le fragmenter en morceaux disparates. La fumée ébouriffée et loqueteuse des feux en plein vent, le crissement des pas et le grincement des patins de traîneaux contribuaient à leur donner l’impression qu’ils étaient en route depuis Dieu combien de temps déjà, et qu’ils s’étaient fourvoyés à une distance effrayante. »

    « Quatre ans plus tôt, lorsqu’il était en première année, il avait passé tout un trimestre à faire de la dissection dans les sous-sols de l’Université. Il descendait dans le souterrain par un escalier coudé. Par petits groupes, ou chacun de son côté, des étudiants ébouriffés étaient massés dans le fond de l’amphithéâtre d’anatomie. Les uns, derrière un rempart d’ossements, rabâchaient leurs cours et feuilletaient de vieux manuels usés et défraîchis, d’autres anatomisaient en silence dans les coins, d’autres faisaient les pitres, lançaient des plaisanteries et donnaient la chasse aux rats qui couraient en grand nombre sur les dalles de la morgue. Dans la pénombre on voyait luire comme du phosphore des cadavres inconnus dont la nudité frappait le regard : de jeunes suicidés non identifiés, des noyées bien conservées et encore intactes. Les sels d’alumine qu’on leur avait injectés les rajeunissaient et leur donnaient une rondeur trompeuse. On disséquait les cadavres, on les découpait et on les préparait, et la beauté du corps humain restait fidèle à elle-même jusque dans leur moindre fragment, si bien que l’étonnement que l’on éprouvait devant le corps entier d’une ondine jetée n’importe comment sur le zinc de la table ne cessait pas lorsqu’il se reportait sur un de ses bras détachés ou sur une de ses mains tranchées. L’odeur de la formaline et du phénol remplissait le sous-sol, et l’on sentait partout la présence d’un mystère : c’était le destin inconnu de ces corps allongés, c’était le mystère même de la vie et de la mort, qui s’installait ici tout à son aise, comme à son domicile ou à son quartier général.
    La voix de ce mystère, plus forte que tout le reste, poursuivait Ioura et le gênait dans ses exercices d’anatomie. Mais elle n’était pas la seule à le gêner ainsi dans sa vie. Il s’y était fait, et si elle le distrayait de ses occupations, cette gêne ne l’inquiétait pas. » (P. 87-88)

    « La chambre portait les traces du branle-bas récent. Une infirmière s’affairait silencieusement autour de la table de nuit. Autour d’elle traînaient des serviettes froissées et des essuie-mains humides qui avaient servi de compresses. L’eau du rinçoir était légèrement rose de sang craché. On y voyait nager des débris d’ampoules et des touffes de coton gonflées par l’eau.
    La malade était inondée de sueur et humectait ses lèvres sèches du bout de sa langue. Ses traits s’étaient fortement tirés depuis ce matin, où Ioura l’avait vue pour la dernière fois.
    Ne serait-ce pas une erreur de diagnostic ? pensa-t-il. Tous les symptômes de la pneumonie striduleuse. On dirait que c’est la crise. Il salua Anna Ivanovna, lui dit une de ces phrases creuses d’encouragement que l’on prononce toujours en pareil cas, puis fit sortir la garde-malade. Prenant la main d’Anna Ivanovna pour tâter son pouls, il alla chercher de l’autre main son stéthoscope dans la poche de son blouson. Par un mouvement de la tête, Anna Ivanovna lui fit comprendre que c’était inutile. Ioura vit qu’elle lui voulait autre chose. Rassemblant ses forces, Anna Ivanovna parla :
    — Ils ont voulu me confesser... La mort est là... Elle peut à chaque instant... Quand on va se faire arracher une dent, on a peur, on a mal, on se prépare... Et maintenant, ce n’est pas une dent, c’est moi tout entière, toute la vie... crac, et dehors, comme avec des tenailles... Et qu’est-ce que c’est ? ... Personne n’en sait rien... J’ai le cœur serré et j’ai peur.
    Anna Ivanovna se tut. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Ioura ne disait rien. Au bout d’un instant, Anna Ivanovna continua.
    — Tu as du talent... Et quand on a du talent... ce n’est pas comme tout le monde... Tu dois savoir quelque chose... Dis-moi quelque chose... Tranquillise-moi. » (P. 89)

    « Maintenant qu’elle sortait pour la seconde fois dans la rue, Lara s’aperçut enfin de ce qui se passait autour d’elle. C’était la ville. C’était l’hiver. C’était le soir.
    Il gelait. LEs rues étaient couvertes d’une glace noire, épaisse comme des fonds de bouteilles de bière cassées. Respirer faisait mal. L’air était bourré de givre gris et paraissait chatouiller et piquer Lara de sa toison hérissée, exactement comme la fourrure grise de sa cravate givrée irritait sa peau et entrait dans sa bouche. Le cœur battant, elle parcourait les rues à demi désertes. Sur son chemin, elle voyait fumer les portes des cafés et des gargotes. On voyait émerger du brouillard des visages gelés, rouges comme du saucisson, des naseaux de chevaux et des museaux de chiens barbus et couverts de glaçons. LEs fenêtres recouvertes d’une épaisse couche de givre et de neige paraissaient enduites de craie, et sur leur surface opaque on voyait se mouvoir les reflets colorés des arbres de Noël allumés et les ombres des convives en réjouissance, comme si, sur des draps blancs tendus devant une lanterne magique, on projetait aux passants des ombres chinoises. » (P. 101)

    « C’était l’hiver où Ioura écrivait son mémoire sur les éléments nerveux de la rétine pour la médaille d’or de l’Université. Bien qu’il eût étudié la médecine générale, Ioura avait de l’oeil la connaissance approfondie d’un futur oculiste.
    Cet intérêt qu’il portait à la physiologie de la vue révélait l’autre aspect de sa nature, — ses dons créateurs et ses réflexions sur l’essence de l’image et la structure de l’idée logique. » (p. 103)

    « L’essentiel, alors, n’était pas en lui. A peine concevait-il en ce temps-làqu’il y eût un certain Ioura, lui-même, qui existât séparément et présentât un intérêt ou une valeur quelconque. L’essentiel, alors, était ce qu’il y avait autour de lui. Le monde extérieur l’investissait de toutes parts, palpable, infranchissable et incontestable comme une forêt, et si la mort de sa mère l’avait à ce point ébranlé, c’était bien parce qu’il s’était perdu avec elle dans cette forêt et qu’il y était soudain resté seul et sans elle. Cette forêt, c’étaient tous les objets du monde, — c’étaient les nuages, c’étaient les enseignes de la ville et les boules des échelles d’incendie, c’étaient les frères convers qui galopaient devant la calèche de la VIerge avec des oreillettes en guise de bonnet sur leurs têtes découvertes devant le saint sacrement. Cette forêt, c’étaient les vitrines des magasins dans les passages et, à une hauteur inaccessible, le ciel nocturne habité par les étoiles, le Bon Dieu et les saints. » (P. 112)

    « Vous êtes restée assez longtemps couchée. Vous avez été souffrante quelque temps, ça suffit comme ça. Maintenant, il faut vous lever. Changez de chambre, mettez-vous au travail, terminez vos études. » (P. 123)

    « Lioudmila Kapitonovna était une jolie femme à la poitrine haute et à la voix basse. » (P. 125)

    « Brusquement, un souvenir lui revint : au pavillon de chirurgie de l’hôpital de l’Exaltation de la Croix, auquel il était attaché, une malade venait de mourir. Iouri Andréiévitch affirmait qu’elle avait un échinocoque du foie. Cette opinion était contestée. L’autopsie devait avoir lieu ce jour-là. On allait savoir la vérité. Mais le dissecteur de leur hôpital était un ivrogne invétéré. Dieu sait comment il s’y prendrait.
    L’obscurité descendait vite. On ne distinguait plus rien au-dehors. Comme par un coup de baguette magique, l’électricité s’alluma à toutes les fenêtres.

    (...)

    — Un échinocoque. Ça, c’est un digagnostic. On ne parle plus que de ça. » (P. 131-134)

    « Tonia sombrait dans la brume des souffrances qu’elle avait traversées, elle paraissait nimbée d’épuisement. Elle s’élevait au milieu de la salle comme, au milieu d’une baie, un navire qui viendrait de jeter l’ancre et se serait vidé de son chargement d’âmes nouvelles, amenées on ne sait d’où sur le continent de la vie à travers l’océan de la mort. » (P. 134)

    « Près de la route forestière, de jeunes soldats fatigués et couverts de poussière, la vareuse trempée de sueur aux omoplates et sur la poitrine, étaient couchés par terre à plat ventre ou sur le dos, les jambes écartées dans leurs lourdes bottes. C’était tout ce qui restait d’une section durement éprouvée. On les avait relevés d’un combat qui durait depuis plus de quatre jours et envoyés à l’arrière pour un court repos. Les soldats étaient couchés comme s’ils étaient de pierre, ils n’avaient plus la force ni de sourire, ni de dire de gros mots, et pas un seul ne tourna la tête quand on entendit grincer dans le bois quelques charrettes qui s’approchaient rapidement. Au grand trot, dans des brouettes sans ressorts, qui faisaient sauter en l’air leurs malheureux occupants et achevaient de leur briser les os et de leur retourner les entrailles, on amenait des blessés à l’ambulance. Là, on leur dispenserait les premiers secours, on les panserait à la hâte et, en cas d’extrême urgence, on expédierait une opération. ON les avait ramassés, ces innombrables blessés, une demi-heure plus tôt, pendant une courte accalmie, dans le champ qui s’étendait devant les tranchées. Une bonne moitié d’entre eux étaient sans connaissance. » (P. 147-148)

    « Par miracle, les villages étaient encore intacts dans ce secteur. Ils formaient un îlot que l’océan des destructions avait épargné on ne savait comment. » (P. 149)

    « Au fond de la dépression, il y avait une gare. Jivago décrivit les lieux en détail : les montagnes couvertes de pins et de sapins vigoureux, avec des paquets de nuages blancs agrippés sur leurs flancs et des escarpements de granit ou de schiste gris qui faisaient des trous au milieu des forêts, comme des plaques pelées et râpées dans une épaisse peau de bête. C’était un sombre matin d’avril, gris et humide comme ce schiste, comprimé de partout par les hauteurs, immobile et étouffant. Une étuve. La vapeur pesait sur la vallée et tout fumait, tout s’étirait en colonne de fumée, la fumée des locomotives dans la gare, la buée grise des prairies, les montagnes grises, les forêts sombres, les nuages sombres. » (P. 151)

    « Je peux arriver n’importe quand, sans prévenir. J’essaierai quand même de télégraphier. » (P. 164)

    « Zybouchino » (ville) (P. 166)

    « Il y a campagne et campagne. Tout dépend des habitants. Dans certains villages la population aime le travail et travaille. Là, ça va à peu près. Dans d’autres, c’est vrai, il n’y a que des ivrognes. Dans ces cas-là c’est le désert. C’est horrible à voir. » (P. 178)

    « La liberté ! La vraie liberté, pas celle des mots et des revendications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute attente. La liberté par hasard, par malentendu.
    Et comme tous les hommes sont immenses et désarmés ! Vous avez remarqué. Comme si chacun était écrasé par lui-même, par la force héroïque qu’il a découverte en lui. » (P. 179-180)

    « C’était ainsi tout au long de la route. Partout le même bruit de foule, partout les mêmes tilleuls en fleur. » (P. 192)

    « La nuit, à Soukhinitchi, un porteur obligeant à l’ancienne mode, conduisant Jivago par des chemins sans lumière, le fit entrer par-derrière dans le wagon de deuxième classe d’un train qui venait d’arriver et que les horaires n’avaient pas annoncé. » (P. 192)

    « Le train mystérieux avait une destination spéciale, il allait assez vite, s’arrêtait peu de temps ; il se déplaçait, semblait-il, sous contrôle militaire. Dans les wagons on pouvait circuler à l’aise. » (P. 193)

    « La bougie avait été allumée par le seul voyageur du compartiment. C’était un jeune homme blond, sans doute fort grand, si l’on en jugeait par la longueur de ses bras et de ses jambes, trop mobiles aux jointures, comme les pièces mal vissées d’un objet démontable. Le jeune homme était renversé avec nonchalance sur la banquette, près de la vitre. À la vue de Jivago, il fit poliment mine de se lever et, au lieu de rester couché à demi, comme auparavant, adopta une pose plus corrrecte. » (P. 193)

    « C’était cela la vie, c’était cela l’épreuve, c’était cela le but des chercherus d’aventures, c’était cela le but final de l’art : retrouver les siens, rentrer chez soi, recommencer sa vie. » (P. 200)

    « Pendant ce temps, l’interminable couloir coudé qui consuisait au service des accouchements et le long duquel les mères étaient installées s’était rempli du chœur geignard de dix ou quinze voix de bébés, et les infirmières, rapidement, pour que les nouveau-nés ne prissent pas froid, les avaient apportés à leur mère ; chacune en tenait deux sous les bras, comme de grands paquets d’emplettes. » (P. 211)

    « Mais il sortit de la chambre comme si on l’avait aspergé d’eau froide, avec le sentiment d’un mauvais présage. » (P. 213)

    « Pendant les quelques jours qui suivirent, il découvrit à quel point il était seul. Il n’en faisait reproche à personne, il avait apparemment recherché cette solitude et l’avait obtenue. » (P. 214)

    « Mais en ces jours où triomphait le matérialisme, la matière s’était transformée en notion, la nourriture, le bois n’existaient plus ; on parlait de la « question alimentaire », du « problème du chauffage ». » (P. 223-224)

    « Il serait devvenu fou sans ses petites habitudes, ses travaux, ses soucis. Sa femme, son enfant, la nécessité de gagner de l’argent le sauvèrent. Il fut sauvé par le quotidien, par l’humble, par l’habituel, par son travail, par les soins qu’il donnait aux malades.
    Il comprenait qu’il n’était rien devant la monstrueuse machinerie de l’avenir, il redoutait cet avenir et il l’aimait, il en était secrètement fier et, pour une dernière fois, comme dans un adieu, il regardait avidement les nuages et les arbres, les hommes qui marchaient dans la rue, la ville russe qui n’en pouvait plus de malheur, il était prêt à se sacrifier pour que tout allât mieux, et il ne pouvait rien faire. » (P. 224)

    « ...un home qui avait dû être robuste, mais qui avait maigri et dont la peau faisait des poches. » (P. 226)

    « ...il trébucha au coin de la rue sur un homme étendu sans connaissance en travers du trottoir. L’homme était couché les bras encroix, la tête reposant sur le butoir d’une porte cochère, les pieds dans le ruisseau. De temps en temps, il poussait de faibles soupirs. Aux questions du docteur qui essayait de le ranimer, il répondit par un bredouillement incohérent, puis il perdit de nouveau conscience. Sa tête était meurtrie, ensanglantée, mais un examen rapide montra que les os du crâne étaient intacts. Le blessé avait dû être victime d’une attaque à main armée. » (P. 229)

    « Le docteur en profita pour fourrer avec la rapidité de l’éclair une cuiller dans la gorge de son fils, aplatir sa langue et observer sa gorge, rouge comme une groseille, et ses amygdales gonflées, couvertes de peaux. Iouri Andréiévitch s’alarma de ce qu’il avait vu. » (P. 231)

    « À côté des richards bien vêtus, de bourgeois et d’avocats de Pétersbourg, on pouvait voir, mis dans le même sac que la classe exploitante, des cochers de fiacre, des frotteurs de planchers, des garçons de bains publics, des fripiers tatares, des fous échappés aux « maisons jaunes » qu’on venait de supprimer, des petits commerçants et des moines. » (P. 264-265)

    « ...Ogryzkova, une fille maigre, albinos, la « môme-narine », la « seringue », comme l’appelait Tiagourova, qui ne lui ménageait pas les sobriquets humiliants. » (P. 269)

    « La nuit était obscure. Sans cause visible d’arrêt, le train se trouvait près d’une borne. La ligne semblait normale ; elle était encadrée de sapins et traversait une plaine. LEs voisins de Iouri Andréiévitch, qui étaient descendus avant lui, et qui battaient la semelle devant le wagon, déclarèrent qu’il n’y avait pas eu d’accident, à leur connaissance, mais que le chauffeur avait arrêté le train sous prétexte que la région était menacée et qu’il refusait de conduire plus loin le convoi tant qu’une draisine n’aurait pas vérifié l’état de la ligne. Les voyageurs lui avaient envoyé des délégués pour l’amadouer et, en cas de nécessité, pour lui graisser la patte. ON racontait que les marins s’en étaient mêlés. Ils s’auraient s’y prendre, eux.
    Pendant qu’on expliquait tout cela à Jivago, il voyait les éclairs crachés par la cheminée et le cendrier embraser la neige, devant la voie ferrée, près de la locomotive, comme aurait fait la flamme haletante d’un bûcher. Soudain, une langue de feu éclaira vivement la plaine enneigée et des silhouettes qui se glissaient le long du châssis de la locomotive.
    En tête, dans un éclair, on vit le chauffeur. Il courut jusqu’au bout de la passerelle, s’envola d’un bond au-dessus des butoirs et disparut. Les marins qui le poursuivaient en firent autant. On les vit courir jusqu’au bout de la grille à feu, sauter en l’air et disparaître comme par enchantement.
    Attirés par le spectacle, Iouri Andréiévitch et quelques curieux s’élancèrent vers la locomotive. Dans le morceau de plaine nue qui s’étendait devant le train, voici ce qu’ils virent :
    À une certaine distance de la voie se trouvait le chauffeur, enfoncé dans la neige vierge jusqu’à mi-corps. Les marins, empêtrés eux aussi jusqu’à la taille, faisaient un demi-cercle autour de lui, comme des rabatteurs autour d’une bête. » (P. 274)

    « — L’enneigement est profond ?
    — Non, on ne peut pas dire... C’est par bandes. Le blizzard soufflait de biais, il a pris la voie en écharpe. Le plus dur se trouve vers la moitié du parcours. Il y a trois kilomètres de dépression. Là, on aura fort à faire. Tout l’endroit est recouvert, complètement. Après, ça va. C’est la taïga. La forêt a protégé la voie. Avant la dépression, ce n’est pas terrible, l’endroit est plat. Le vent l’a dégagé. » (P. 277)

    « Soudain, tout changea, le pays et le temps. La plaine disparut, on s’enfonça entre des collines et des plateaux. Le vent du nord, qui soufflait jusqu’ici, tomba. Le vent venait du sud, tiède comme le souffle d’un poêle ouvert.
    La forêt s’étendait par paliers sur les montagnes. Quand la voie traversait une zone boisée, le train grimpait une pente raide à laquelle succédait une descente assez douce. Il rampait en soufflant vers les bois et s’y traînait avec peine, comme un vieux forestier guidant une foule de voyageurs qui se retourneraient sans cesse et observeraient tout.
    Mais il n’y avait rien à voir. Au fond de la forêt, c’était le sommeil et la paix de l’hiver. De temps en temps, seulement, des buissons ou des arbres bruissaient en libérant leurs branches basses de la neige qui peu à peu se tassait, comme s’ils ôtaient un collier ou dégrafaient un col trop serré.
    Iouri Andréiévitch sombra dans le sommeil. Pendant toutes ces journées il resta sur sa couchette, là-haut, à dormir ; il se réveillait, réfléchissait, tendait l’oreille. Mais il n’y avait rien à entendre. » (P. 282)

    « Sous la croûte de neige disloquée, l’eau se mit à courir et à chanter. Les entrailles impénétrables des forêts frémirent. Tout s’y réveillait. » (P. 282-283)

    « Au milieu de la nuit, Iouri Andréiévitch s’éveilla, plein d’un sentiment confus de bonheur assez intense pour le réveiller. Le train était arrêté. La gare baignait dans l’obscurité vitreuse d’une nuit blanche. Cette ombre claire était pleine d’on ne sait quoi de délicat et de puissant à la fois qui suggérait un grand paysage dégagé.
    La gare devait être située sur une hauteur, dominant un horizon large, libre.
    Sur le quai, conversant à voix basse, passaient des ombres aux pas silencieux. Cela attendrit Iouri Andréiévitch. Il vit dans la discrétion des voix et des pas un respect de l’heure tardive, un souci du sommeil des voyageurs, qui avaient disparu depuis la guerre.
    Le docteur se trompait. Comme partout ailleurs, le quai retentissait de hurlements, de lourds bruits de bottes. Mais non loin de là il y avait une cascade. C’était elle qui dilatait la nuit blanche et l’animait d’un souffle de fraîcheur et de liberté. C’était elle qui avait rempli le docteur endormi de ce sentiment de bonheur. Le bruit constant et régulier de la chute d’eau régnait sur tous les bruits de la gare et leur donnait l’apparence menteuse du silence. » (P. 284)

    « Au-delà de la fenêtre contre laquelle ils étaient couchés le cou tendu, s’étalait une plaine immense, entièrement inondée par la crue. La rivière avait débordé et l’un de ses bras venait frôler le talus. Du haut des couchettes, on croyait voir le train glisser doucement sur l’eau. » (P. 287)

    « ...le nom qu’on donne au pivert dans l’Oural : "Ronja". » (P. 288)

    « La tête de Jivago baignait dans la sueur dont son oreiller était trempé. » (P. 293)

    « Je vais à la recherche du silence. Je veux un trou perdu, l’inconnu. » (P. 303)

    « La chaleur était accablante. Le soleil chauffait à blanc les rails et les toits des wagons. La terre, noire de pétrole, brûlait avec un chatoiement jaune comme du métal doré. » (P. 308)

    « Entre parenthèses, ne vous fâchez pas, mais vous avez un nom imprononçable. » (P. 310)

    « Pendant ce temps, le train manoeuvrait. Chaque fois qu’il arrivait au dernier aiguillage, à la hauteur du disque, l’aiguilleur, une femme âgée qui portait un bidon de lait attaché à sa ceinture, changeait son tricot de main, se penchait et renversait le levier, obligeant le train à repartir en marche arrière. Tandis qu’il s’éloignait lentement, elle se redressait et brandissait à sa suite un poing menaçant. » (P.313)

    « Livéri (Livka) », prénom. (P. 316)

    « Projetant en avant ses pattes cartilagineuses, un poulain moreau corait derrière la jument blanche ; il était noir comme la nuit, avec une petite tête frisée, il ressemblait à un jouet en bois sculpté. » (P. 322)

    « Je suis un peu enrhumé. Je tousse et j’ai certainement un peu de fièvre. Toute la journée, j’ai comme une boule qui me monte à la gorge et me coupe le souffle à la hauteur du larynx. Je suis dans de mauvais draps. C’est l’aorte. Premiers symptômes de la maladie de cœur que j’ai héritée de ma pauvre mère. Est-ce possible ? Si tôt ? Dans ce cas, je ne ferai pas de vieux os. » (P. 341)

    « Claire nuit de gel. Eclat, unité extraordinaire de tout ce qu’on voit. La terre, l’air, la lune, les étoiles sont soudés ensemble par le gel. Dans le parc, couchées en travers des allées, les ombres distinctes des arbres semblent découpées en relief et façonnées au tour. On a sans cesse l’impresssion que des silhouettes noires traversent interminablement la route. De grosses étoiles sont suspendues dans la forêt, entre les branches, telles des lanternes de mica bleu. Tout le ciel est parsemé de petites étoiles comme l’été les prés le sont de marguerites. » (P. 342)

    « Les femmes, a-t-on la tête à ça ? Etait-ce le moment ? Le prolétariat mondial, le bouleversement de l’univers, c’est une autre histoire, parlez-moi plutôt de ça ! Mais un bipède isolé, une simple femme, une épouse, fi ! c’est aussi négligeable qu’un pou. » (P. 363)

    « Villes, bourgs et villages se succédaient. Ville de Krestovozdvijensk, gare d’Oméltchino, Pajinsk, Tysiatskoïé, hameau de Iaglinskoïé, faubourg de Zvonarski, bourgade de Volnoïé, Gourtovchtchiki, terres de la Kejma, village de Kazéievo, faubourg de Koutéiny, bourg de Maly Ermolaï.
    La grand-route les traversait, vieille comme le monde, la plus ancienne de Sibérie, utilisée jadis par les voitures de poste. Elle coupait les villes en deux, comme des miches, par la lame d’une grand-rue ; quant aux villages, elle les traversait d’un coup d’aile, sans se retourner, rejetant au loin derrière elle les isbas qui faisaient la haie, ou bien les ployant en demi-cercle, ou en épingle à cheveux au hasard d’un brusque tournant. » (P. 371)

    « On ne voyait pas le feu ; Seules les colonnes mouvantes d’air chaud, scintillantes comme des paillettes de mica révélaient que l’on brûlait quelque chose. » (P. 412)

    « — La tête ?
    — Je suppose. IL a ce qu’il appelle des feux follets. Sans doute des hallucinations. Est-ce l’insomnie, les migraines ? » (P. 414)

    « La Koubarikha était en train d’exorciser la vache d’Agafia Fotievna Palykh, la femme de Pamphile appelée couramment Fatievna. On avait fait sortir la vache du troupeau et on l’avait attachée par les cornes à un arbre au milieu des buissons. Près des pattes de devant, sa propriétaire était assise sur une souche ; près des pattes de derrière, sur un escabeau à traire, la magicienne.

    (...)

    En Sibérie, on pratiquait l’élevage d’une race de vaches primée en Suisse. Presque toutes, elles avaient la même robe, noire avec des taches rousses très claires ; non moins que les hommes, elles étiaent éreitnées par les privations, les longues marches, le manque d’espace. » (P. 437)

    « Va t’en, dit la magicienne à Agafia. J’ai exorcisé ta vache, elle guérira. Prie la Mère de Dieu. En vérité, elle est la maison de lumière et le livre de la parole vivante. » (P. 442)

    « On entourait un morceau de chair humaine ensanglantée qui gisait à terre. Le malheureux respirait à peine. Il avait le bras droit et la jambe gauche coupés. On ne pouvait imaginer comment le pauvre diable avait pu ramper jusqu’au camp sur le bras et la jambe qui lui restaient. Les membres coupés, horribles lambeaux saignants, étaient attachés à son dos avec une pancarte. Celle-ci était recouverte d’une longue inscription qui déclarait, avec des jurons bien choisis, que ce traitement avait été infligé en représailles des atrocités commises par tel et tel détachement rouge, avec lequel les Frères des Bois n’avaient pas de rapport. On ajoutait qu’un sort analogue attendait tous les partisans qui ne feraient pas leur soumission et ne rentraient pas leurs armes aux représentants de l’armée de VItsyne dans les délais prescrits.
    Cet homme martyrisé qui perdait tout son sang et s’évanouissait à chaque instant, raconta, d’une voix hachée, faible et pâteuse, les tortures infligées par les brigades de répression et les tribunaux militaires de l’armée Vitsyne. On l’avait condamné à la pendaison, puis on avait commué la peine, décidé de lui couper un bras et une jambe, et de l’envoyer ainsi mutilé dans le camp des partisans pour les épouvanter. » (P. 443)

    « L’hiver était déjà là depuis longtemps. Il gelait à pierre fendre. Des formes et des sons déchiquetés, sans lien visible, surgissaient dans le brouillard glacé, s’arrêtaient, remuaient, disparaissaient. A la place du soleil, une sorte de boule propre, issue d’un rêve ou d’un conte de fées, restait suspendue dans la forêt, répandant lentement, avec effort, les ratons jaune d’ambre d’une lumière dense comme du miel qui se glaçaient et se figeaient sur les arbres. » (P. 445)

    « Quelque chose de plus vaste que lui-même trouvait pour pleurer et sangloter en lui des mots tendres et lumineux, qui brillaient dans l’obscurité comme du phosphore. Et il mêlait ses pleurs à ceux de son âme, plein de pitié pour lui-même. » (P. 472)

    « Irourotchka » (surnom pour Iouri / Ioura, p. 488)

    « Dehors la neige s’était mise à tomber. Le vent la poussait obliquement. Elle tombait , toujours plus rapide, plus épaisse, comme si elle poursuivait sans cesse quelque chose et Iouri Andréiévitch regardait devant lui par la fenêtre comme si ce n’était pas de la neige qu’il voyait tomber mais la lettre de Tonia qu’il continuait à lire, comme si ce n’étaient pas de petits cristaux de neige bien secs qui filaient à toute allure, mais des petits intervalles de papier blanc entre de petites lettres noires, blancs, blancs, sans fin, sans fin. » (P. 498)

    « On était en plein hiver. La neige tombait à gros flocons. Iouri Andréiévitch venait de rentrer de l’hôpital. »

    « Les rats n’avaient pas quitté la maison, mais ils étaient plus prudents. » (P. 502)

    « La Sibérie, cette Nouvelle Amérique, comme on l’appelle justement, recèle les possibilités les plus riches. C’est, pour la Russie, le berceau d’un grand avenir, le gage de notre démocratisation, de notre splendeur, de notre assainissement politique. L’avenir de la Mongolie, de la Mongolie extérieure, notre grande voisine d’Extrême-Orient, est encore plus gros de perspectives séduisantes. Que savez-vous de ce pays ? Vous n’avez pas honte de bâiller et de cligner des yeux sans m’écouter ? Et pourtant c’est une superficie d’un million et demi de verstes carrées, des minéraux non encore prospectés, un pays vierge, préhistorique, vers lequel se tendent les mains avides de la Chine, du Japon et de l’Amérique, aux dépens des intérêts russes, reconnus pourtant par nos rivaux chaque fois qu’on a partagé en sphères d’influence ce petit coin isolé du globe terrestre. » (P. 506-507)

    « ...la nudité hivernale des forêts, le calme de mort, le vide alentour rendait l’endroit méconnaissable. » (P. 512)

    « Il gelait et le froid allait en augmentant. Le ciel était clair. La neige prenait une teinte jaune sous les rayons du soleil de midi et, dans ce jaune de miel, on voyait déjà filtrer comme une liqueur précieuse le dépôt orangé du soir précoce. » (P. 523)

    « La fatigue lui coupait les jambes. Lançant le bois dans le traîneau par la porte du hangar, il rassemblait moins de bûches en une fois que d’habitude. Il avait froid et les rondins gelés et couverts de neige lui meurtrissaient les mains malgré ses moufles. Il n’arrivait pas à se réchauffer en précipitant ses mouvements. Quelque chose en lui s’était arrêté et déchiré. » (P. 530)

    « Maintenant, à Moscou. Et avant tout, survivre. Ne pas s’abandonner à l’insomnie. Ne pas se coucher. Travailler toute la nuit jusqu’à l’abrutissement, jusqu’à tomber raide mort de fatigue. Et encore ceci. Faire du feu tout de suite dans la chambre à coucher pour ne pas geler bêtement cette nuit. » (P. 538)

    « A quelques pas du perron, le corps de Pavel Pavlovitch était étendu de biais en travers de l’allée, la tête enfoncée dans un tas de neige : il s’était suicidé. La naige imbibée de sang formait une boule rouge sous sa tempe gauche. Les petites gouttes qui avaient giclé de tous les côtés s’étaient mêlées à la neige et faisaient de petites billes rouges semblables aux baies gelées d’un sorbier. »

    « Entre la rue qui jour et nuit s’agite et le bruit constamment derrière mes murs et l’âme moderne, la correspondance est aussi étroite qu’entre l’ouverture que l’on commence à jouer et le rideau du théâtre, plein de mystères et de ténèbres, encore baissé, mais déjà embrasé par les feux de la rampe. La ville qui grouille et gronde sans arrêt de l’autre côté des portes et des fenêtres est une immense introduction à la vie de chacun de nous. C’est précisément sous ces traits que je voudrais décrire la ville. » (P. 581)

    « Le docteur eut soudain une nausée qui le priva de toutes ses forces. Surmontant sa faiblesse, il se leva de sa banquette et, tirant vers le haut et vers le bas les courroies de la fenêtre, il chercha à l’ouvrir. Mais la fenêtre ne cédait pas à ses efforts.
    On criait au docteur que la fenêtre ne s’ouvrait pas mais, absorbé par les efforts qu’il faisait pour surmonter la crise, et saisi d’une angoisse soudaine, il ne se rendait pas compte que ces cris s’adressaient à lui, et il n’en comprenait pas le sens. Il essayait toujours d’ouvrir la fenêtre, et de nouveau, à trois reprises, vers le haut, vers le bas et vers lui, il tira violemment le cadre ; tout à coup il ressentit une douleur inconnue, irréparable, et comprit que quelque chose en lui s’était déchiré, qu’il avait fait un geste fatal et que tout était perdu. A ce moment-là, le wagon s’ébranla, mais s’arrêta de nouveau un peu plus loin, sur la Presnia.
    Par un effort de volonté surhumain, vacillant et se frayant avec peine un chemin à travers la foule dense qui barrait le passage entre les banquettes, Iouri Andréiévitch atteignit la plate-forme arrière. On ne voulait pas le laisser passer, on l’injuriait. Il lui sembla que l’arrivée d’air l’avait rafraîchi, que peut-être tout n’était pas perdu, qu’il se sentait mieux.
    Il commença à se glisser à travers la foule de la plate-forme arrière, provoquant de nouvelles injures, des bousculades et de l’irritation. Indifférent aux interpellations, il se fraya un passage à travers cette masse, descendit du tramway arrêté sur la chaussée, fit un pas, un autre, puis un troisième s’écroula sur le pavé et ne se releva plus.
    Ce fut un tumulte de voix, de discussions, de conseils. Quelques personnes descendirent de la plate-forme et entourèrent le docteur. On s’aperçut bientôt qu’il ne respirait plus et que son cœur s’était arrêté. Les passants quittaient le trottoir pour s’approcher de l’attroupement qui entourait le corps, certains soulagés, d’autres déçus d’apprendre que l’homme n’avait pas été écrasé et que sa mort n’avait rien à voir avec le tramway. » (P. 583-584)

    « Ils avaient pensé comme d’autre chantent. » (P. 594)

    « Au loin, un cimetière enneigé dans la plaine,
    Des enclos et des tombes
    Et un brancard dressé
    Et, sur le cimetière, un ciel chargé d’étoiles. » (P. 640)

    Pouchkine, Alexandre

    La fille du capitaine, BNF collection, traduction Louis Viardot

    « Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien un demi-verre d’eau-de-vie, pour te dégriser. »

    « Tout à coup mon cocher jeta les yeux de côté, et s’adressant à moi : « Seigneur, dit-il en ôtant son bonnet, n’ordonnes-tu pas de retourner en arrière ?
    – Pourquoi cela ?
    – Le temps n’est pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu comme il roule la neige du dessus ?
    – Eh bien ! qu’est-ce que cela fait ?
    – Et vois-tu ce qu’il y a là-bas ? (Le cocher montrait avec son fouet le côté de l’orient.)
    – Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel serein.
    – Là, là, regarde… ce petit nuage. »
    J’aperçus, en effet, sur l’horizon un petit nuage blanc que j’avais pris d’abord pour une colline éloignée. Mon cocher m’expliqua que ce petit nuage présageait un bourane 1.
    J’avais ouï parler des chasse-neige de ces contrées, et je savais qu’ils engloutissent quelquefois des caravanes entières. Savéliitch, d’accord avec le cocher, me conseillait de revenir sur nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort ; j’avais l’espérance d’arriver à temps au prochain relais : j’ordonnai donc de « redoubler » de vitesse.
    Le cocher mit ses chevaux au galop ; mais il regardait sans cesse du côté de l’orient. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui s’élevait lourdement, croissait, s’étendait, et qui finit par envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et tout à coup se précipita à gros flocons. Le vent se mit à siffler, à hurler. C’était un chasse-neige. En un instant le ciel sombre se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre. Tout disparut. « Malheur à nous, seigneur ! s’écria le cocher ; c’est un bourane. »
    Je passai la tête hors de la kibitka ; tout était obscurité et tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement féroce, qu’il semblait un être animé. La neige s’amoncelait sur nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils s’arrêtèrent bientôt. « Pourquoi n’avances-tu pas ? dis-je au cocher avec impatience.
    – Mais où avancer ? répondit-il en descendant du traineau. Dieu seul sait où nous sommes maintenant. Il n’y a plus de chemin et tout est sombre. » »

    « Il faisait si noir qu’on pouvait, comme on dit, se crever l’œil. »

    Le chapitre « La convalescence »

    « Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide ; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n’y avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où s’entendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope ; les portes et les volets étaient fermés ; tout y semblait parfaitement tranquille. »

    « ...la forteresse de Bélogorsk... »

    « ...un nez sans narines... » (M04)

    « Attends, attends que tu sois marié ; tu verras que tout ira au diable ».

    « Je fus frappé du changement qui s’était opéré en lui. Il était pâle et maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses accusations d’une voix faible, mais ferme. »

    « ...le palais d’été de Tsarkoïé-Sélo... »

    « ...le gouvernement de Simbirsk... »

    Rilke, Rainer Maria

    « Course de nuit » in Poèmes nouveaux, deuxième partie (traduction LEM pour publie.net)

    ...que nous tournions au coin de palais pondéreux / dans le vent qui soufflait des quais de la Néva

    Rodenbach, Georges

    Bruges la morte

    « Mot irrémédiable et bref ! d’une seule syllabe, sans écho. Mot impair et qui désigne bien l’être dépareillé. »

    « ...étendue sur ce lit du dernier jour, où il la revoyait à jamais : fanée et blanche comme la cire l’éclairant... »

    Simenon, Georges

    Monsieur Gallet, décédé

    « Le corps était bien ce qu’on pouvait imaginer d’après la photographie : un corps long, osseux, avec une poitrine creuse de bureaucrate, une peau blême qui faisait paraître les poils très sombres, encore que ceux de la poitrine fussent roussâtres. »

    « Les vêtements d’Emile Gallet s’étalaient toujours sur le plancher, comme une caricature de cadavre. »

    « Il n’y avait qu’Emile Gallet à n’être plus là ! Il était solidement enfermé dans un cercueil, lui, avec sa joue arrachée par la balle, triturée par le médecin légiste aux sept invités, son cœur perforé et ses yeux gris dont personne n’avait pensé à clore les paupières ! » (M03)

    Soljenitsyne, Alexandre

    Une journée d’Ivan Denissovitch (traduction Léon et Andrée Robel et Maurice Decaillot, Édition 10/18 de 1972)

    « Ici, les gars, la loi... c’est la taïga. » (P. 24)

    « Le froid redouble. Une brume mordante étreint Choukhov à lui faire mal et l’oblige à tousser. Il fait moins 27. Choukhov, lui, fait 37,7. C’est à qui aura l’autre. » (P. 43)

    « Il ne reste plus un seul brin de tabac à Choukhov, et il ne voit pas comment en trouver avant le soir. Alors, il se crispe tout entier dans son attente, et il lui semble que ce mégot lui fait plus envie en ce moment que la liberté elle-même ; mais il ne s’abaisserait jamais, comme Fétioukov, à loucher sur la bouche des autres. » (P. 50)

    « Le vent prend les visages par le travers. (...) Le vent est coupant et les gêne pour regarder. » (P. 58)

    « Senka (prénom) » (P. 70)

    « p’tit blanc » = de la neige (P. 72)

    « Tes vingt-cinq ans, c’est pas ça qui compte. Tu les feras ou tu ne les feras pas, c’est, comme on dit, écrit sur de l’eau, vas-y voir. » (P. 86)

    « Sur la steppe nue siffle levent : de sécheresse l’été, de glace l’hiver. » (P. 92)

    « Eino (prénom) » (P. 106)

    « Temguénevo (lieu) » (p. 118)

    « Choukhov regarde derrière lui. Eh ! oui, le soleil se couche, rouge un brin, dans une brume grisonnante comme qui dirait. » (P. 123)

    « Pendant ce temps, Choukhov reprend son souffle ; il regarde autour de lui. C’te bonne vieille lune, la voilà toute pourpre, ébréchée, déjà sortie en plein ciel. Et on dirait qu’elle décline déjà un brin. La veille, à la même heure, elle était bien plus haute. » (P. 130)

    « Il faut se décider plus vite que le vent » (P. 146)

    « "Le soleildes loups", c’est le nom qu’on donne parfois à la lune, dans le pays de Choukhov, histoire de rigoler. » (P. 181)

    Suaudeau, Jean-Pierre

    Les forges, un roman (Joca Séria)

    « C’est arrivé comme ça parce que la Société a décidé de licencier les puddleurs dont elle n’a plus besoin, des compagnons pas bien commodes qui travaillent aux fours, une tâche qu’on ne leur envie pas : cingler la pâte épaisse, brûlante, pour la débarrasser des scories, l’affiner, se tenir devant le four, à demi courbé, toute la journée, le ringard à la main et vérifier l’état de la pâte et cingler, cingler la masse métallique pour conserver à la fonte sa fluidité et la transformer en fer, visage brûlé, bras rompus, mains calleuses, insensibilisées, tannées au feu. On ne se connaît pas, mais se connaître n’a pas l’importance que ça avait au village : nul n’est étranger ici, puisqu’on est tous identiques, veste de drap, pantalon de serge ou de grosse toile à l’odeur sèche et fade de métal, rivalité et jalousie sans objet car on a compris, on vient de comprendre qu’on est tous embarquées dans le même navire. » (P62)

    Tchekhov, Anton

    La Steppe (traduction Vladimir Volkoff)

    « ...sur son visage, la sécheresse de l’homme d’affaires luttait contre la bénignité de celui qui vient de faire ses adieux à sa famille et de boire un bon coup... »

    « D’abord, tout là-bas, au point de rencontre du ciel et de la terre, du côté des tumulus5 peu élevés et du moulin à vent qui, de loin, ressemblait à un petit homme agitant les bras, une bande d’un jaune éclatant glissa sur la terre ; une minute après, une bande semblable s’alluma un peu plus près, glissa à droite et envahit les collines ; quelque chose de chaud effleura le dos de Iégorouchka ; une bande de lumière qui s’était furtivement approchée par-derrière fila par-dessus la calèche et les chevaux, s’élança à la rencontre des autres bandes, et soudain toute la vaste steppe rejeta la pénombre matinale, sourit et brilla de rosée.

    Le seigle moissonné, les ronces, les euphorbes6, le chanvre sauvage, tout ce qui, bruni et roussi dans la chaleur, avait été à demi-mort, ressuscitait maintenant, baigné de rosée et caressé du soleil, pour fleurir à nouveau. Des pluviers7 voletaient au-dessus de la route en poussant des cris joyeux, des gerboises8 s’appelaient dans l’herbe, quelque part au loin gémissaient des vanneaux. Une compagnie de perdreaux effrayés par la calèche s’envola et, faisant entendre son doux « trrr » gagna les collines. Les sauterelles, les grillons, les criquets et les locustes9 avaient entonné leur musique grinçante et monotone.

    Un peu de temps s’écoula, la rosée s’évapora, l’air se figea et la steppe déçue reprit son aspect maussade de juillet. Les herbes se flétrissaient, la vie se mourait. Les collines hâlées, d’un brun vert, lilas au loin, avec leurs tons paisibles comme des ombres, la plaine avec ses lointains brumeux et le ciel renversé dessus, semblant, dans la steppe où il n’y a ni forêts ni hautes montagnes, d’une profondeur et d’une transparence effrayantes, paraissaient à présent infinies et pétrifiées de langueur...

    Comme il fait lourd et triste ! La calèche se hâte, et Iégorouchka voit toujours la même chose : le ciel, la plaine, les collines... Dans l’herbe, la musique s’est calmée. Les pluviers sont partis, on ne voit plus les perdreaux. Faute d’occupation, les freux tournoient au-dessus de l’herbe fanée, ils se ressemblent tous et ils rendent la steppe encore plus uniforme. »

    « Six faucheurs alignés brandissent leurs faux, qui brillent gaiement et, toutes ensemble, en mesure, font entendre leur « Vjji, vjji ! » »

    « À qui ce troupeau ? »

    « Déniska marchait autour d’eux et, s’efforçant de montrer que les concombres, les pâtés et les œufs que mangeaient les maîtres le laissaient complètement indifférent, se consacrait à l’extermination des taons et des mouches qui collaient sur le ventre et le dos des chevaux. »

    « ...cinq gros concombres jaunes appelés « jaunets »... »

    « Vibrant dans l’air comme un insecte, jouant de sa bigarrure, la canepetière s’éleva haut en ligne droite, puis, effrayée sans doute par le nuage de poussière, se jeta de côté : on la vit encore miroiter longtemps... »

    « Dans le crépuscule du soir, apparut une grande maison sans étage avec un toit de fer rouillé et des fenêtres obscures. Cette maison portait le nom d’auberge bien qu’elle se dressât sans berge au milieu de la steppe1. A quelque distance sur le côté, un malheureux petit verger de cerisiers entouré d’une haie mettait une tache sombre et, sous les fenêtres, leur lourde tête affaissée, se dressaient des tournesols endormis. Dans le verger crépitait une petite éolienne mise là pour éloigner les lièvres par son bruit. À part cela, à proximité de la maison, on ne voyait ni n’entendait que la steppe. »

    « Une minute après, la porte s’ouvrit, et Solomone, un grand plateau dans les mains, entra dans la pièce. En posant le plateau sur la table, il regardait ironiquement de côté et avait toujours son sourire bizarre. Maintenant, à la lumière de la petite lampe, on pouvait distinguer ce sourire : il était très complexe et exprimait beaucoup de sentiments, dont le dominant était un mépris manifeste. Il semblait penser à quelque chose de drôle et de bête, il ne pouvait souffrir quelqu’un et le méprisait, il se réjouissait de quelque chose et il attendait le bon moment pour lancer une raillerie blessante et se tordre de rire. Son long nez, ses lèvres grasses et ses yeux saillants et rusés semblaient tendus du désir d’éclater de rire. »

    « Si on lui pressait le nez, il en sortirait du lait. » (= il est trop jeune)

    « Mes filles, je les ai casées auprès d’hommes de bien, mes fils, j’en ai fait des messieurs, et maintenant je suis libre, j’ai fait mon travail, je peux m’en aller aux quatre vents. Je vis tranquillement avec ma moitié, je mange, je bois et je dors, je me réjouis de voir mes petits-enfants et je prie le bon Dieu : que me faut-il de plus ? »

    « À quoi je m’occupe ? répéta Solomone en haussant les épaules. Je fais la même chose que tout le monde. Vous le voyez : je suis larbin. Je suis le larbin de mon frère, mon frère est le larbin des voyageurs, les voyageurs sont les larbins de Varlamov, tandis que si j’avais dix millions, c’est Varlamov qui serait mon larbin. »

    Tout le chapitre IV ?

    « À droite noircissaient les collines qui semblaient cacher quelque chose d’inconnu et d’effrayant, à gauche le ciel au-dessus de l’horizon était inondé d’une lueur pourpre et on ne savait pas s’il y avait un incendie quelque part ou si la lune s’apprêtait à se lever. On voyait les lointains comme en plein jour, mais leur tendre teinte lilas, hachurée par les ténèbres du soir, avait disparu, et toute la steppe se cachait dans ces ténèbres comme les enfants de Moïsséï Moïsséïtch sous leur couverture. »

    « A peine le soleil est-il couché et la terre emmitouflée de ténèbres, que la langueur diurne est oubliée, tout est pardonné, et la steppe respire légèrement de sa vaste poitrine. Comme si, dans l’obscurité, l’herbe ne voyait pas sa vieillesse, elle devient le lieu d’un jeune et joyeux crépitement, inconnu dans la journée ; craquements, sifflements, grattements, basses, ténors et soprani de la steppe, tout se mêle en un grondement monotone, incessant, favorable aux souvenirs et à la mélancolie. Ce crépitement uniforme endort comme une berceuse ; on roule et on sent qu’on s’endort, mais voilà que retentit le cri saccadé, angoissé d’un oiseau qui veille encore, ou que se fait entendre un son indéterminé, semblable à une voix prononçant « ah ? » avec étonnement, et les paupières assoupies se ferment. Ou alors on longe un petit ravin plein de buissons et l’on entend un oiseau que les habitants de la steppe appellent splouk crier à quelqu’un « Splou ! Splou ! Splou ! (= je dors) », tandis qu’un autre rit ou sanglote hystériquement : c’est le hibou. Dieu sait pour qui ils crient et qui les écoute dans cette plaine, mais leurs cris sont pleins de tristesse et de plaintes... On sent l’odeur du foin, de l’herbe séchée, des fleurs attardées, odeur épaisse, sirupeuse et tendre.

    À travers les ténèbres, on voit tout, mais il est difficile de distinguer la couleur et les contours des objets. Tout semble être autre chose qu’il n’est. On roule et soudain on voit devant soi, tout près de la route, une silhouette rappelant un moine : il ne bouge pas, il attend et il tient quelque chose dans ses mains... Ne serait-ce pas un brigand ? La figure s’approche, grandit, la voici à la hauteur de la calèche, et vous voyez que ce n’est pas un homme mais un buisson solitaire ou une grosse pierre. Ces figures immobiles qui attendent quelqu’un se dressent sur les collines, se cachent derrière les tumulus, passent la tête par-dessus les ronces : elles ressemblent à des hommes et inspirent les soupçons. »

    « À droite de la route, sur toute sa longueur, se dressaient des poteaux télégraphiques à deux fils. Rapetissant de plus en plus, à la hauteur du village ils disparaissaient derrière les isbas et la verdure, et puis reparaissaient dans le lointain lilas, sous forme de petits bâtons très petits et fluets, comme des crayons fichés en terre. Sur les fils étaient perchés des autours, des émerillons5 et des corbeaux qui considéraient avec indifférence le convoi en mouvement. »

    « – Mon opinion sur moi-même, c’est que je suis un homme perdu et rien de plus. »

    « Le Russe aime se souvenir mais n’aime pas vivre. »

    « Après le repas, tous se traînèrent jusqu’aux charrettes et se laissèrent tomber dans leur ombre. »

    « Lorsqu’on regarde longuement un ciel profond, sans en détacher les yeux, on ne sait pourquoi les pensées et l’âme s’unissent en un sentiment de solitude. On commence à se sentir irréparablement seul, et tout ce qu’on avait naguère cru proche et cher devient infiniment lointain et perd tout prix. Ces étoiles, qui regardent du haut du ciel depuis des millénaires, ce ciel insaisissable et les ténèbres, indifférents qu’ils sont à la vie brève de l’homme, lorsqu’on demeure seul à seuls avec eux et qu’on essaye d’en comprendre le sens, accablent l’âme par leur silence. On songe à la solitude qui attend chacun dans la tombe, et l’essence de la vie apparaît désespérée, atroce... »

    « Iégory »

    « Stiopka »

    « Avait-il entendu ces récits de quelqu’un d’autre ou les avait-il inventés lui-même dans un passé reculé, et puis, comme sa mémoire faiblissait, avait-il confondu le vécu et l’imaginaire et ne savait-il plus distinguer l’un de l’autre ? Tout est possible, mais ce qui est bizarre, c’est qu’à ce moment-là et pendant tout le voyage, lorsqu’il avait l’occasion de raconter, il accordait une préférence manifeste aux fantasmes et ne parlait jamais de sa propre expérience. »

    « – Les gars, dit-il, d’un ton suppliant. Chantons quelque chose de religieux !
    Des larmes parurent dans ses yeux.
    – Les gars ! répéta-t-il en pressant sa main contre son cœur. Chantons quelque chose de religieux ! »

    « – Notre mère la Russie est la plus grande du monde ! chanta soudain Kiroukha d’une voix sauvage, et avala de travers et se tut. L’écho de la steppe s’empara de sa voix, l’emporta, et il sembla que la Bêtise elle-même roulait à travers la steppe sur ses roues pesantes. »

    « Son visage à la petite barbiche grise, un visage simple, russe, hâlé, était rouge, humide de rosée et sillonné de veines bleues ; il exprimait autant de sécheresse que le visage d’Ivan Ivanytch, le même fanatisme de l’homme d’affaires. Cependant, quelle différence on sentait entre lui et Ivan Ivanytch ! Sur le visage de l’oncle Kouzmitchov, outre »

    « ...une sorte de mélancolie imprécise se fit sentir en tout »

    « Pantéléï ne faisait que soupirer, se plaindre de ses pieds et évoquer à chaque instant l’insolence de la mort. »

    « – Je suis triste ! »

    « ...les nôtres, ils passent la nuit dans la steppe : ils vont souffrir, les pauvres ! »

    « La pastèque et le melon qu’il avait mangés lui avaient laissé dans la bouche un goût déplaisant de métal. En outre, les puces piquaient. »

    « Pour se débarrasser de rêves pénibles, Iégorouchka ouvrit les yeux et se mit à regarder le feu. »

    « Derrière elle était assis un chien roux à oreilles pointues. Apercevant les visiteurs, il courut à la grille et se mit à aboyer d’une voix de ténor (tous les chiens roux sont des ténors). »

    Un cas de pratique médicale

    Tout.

    Tesson, Sylvain

    Dans les forêts de Sibérie, Gallimard

    « Dans les Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov, détenu dans un goulag de Sibérie, se souvient des pins nains qui entouraient le camp : lorsque la température se réchauffait, en mai, les arbres se libéraient de la couche de neige. Ils se redressaient, ils annonçaient le printemps, l’espoir. »

    « Il règne un silence rare et l’air est doux. Le thermomètre indique – 15 oC. »

    « Ce matin, – 3 oC. Première journée printanière. Les mésanges affluent sous la fenêtre sud. Soudain, des bourrasques agitent les cèdres et la neige tombe. Le paysage est rayé de filandres grises. »

    « Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt... »

    « Cette nuit, la cabane a craqué de tous ses joints. Les gémissements du bois se mêlaient aux explosions de la glace. »

    « Un lynx est venu visiter le camp cette nuit. Il a laissé des traces autour de la tente. »

    « Il fait – 2 oC et je déjeune dehors, sur la table de la plage. Les mésanges valsent, ivres de chaleur. Les stalactites gouttent au rebord de l’auvent. La première vraie journée de printemps... »

    « En Russie, tout s’accomplit dans la précipitation : la vie est un endormissement coupé de spasmes. »

    « Les hydroglisseurs sont des fleurons de la sidérurgie russe. »

    « La glace est rongée par les vers. »

    « Pour appâter les bêtes, Volodia a rempli des bidons avec de la graisse de phoque. »

    « Deux élans contradictoires fomentent la renaissance. Le jaillissement de ce qui était enfoui dans le sol et l’épanchement de ce qui était contenu dans les hauteurs.
    Ce qui s’épanche : l’eau dévalant des sommets, les torrents lavant la face des versants, les fourmis débordant de leurs marmites, la sève perlant sur l’écorce des pins, les stalactites s’allongeant vers le sol, les ours et cervidés quittant les plateaux pour chercher pitance sur les grèves. »

    « Le Baïkal est propre grâce à ses charognards. »

    « Manger un blini arrosé de thé brûlant. »

    « L’orage porte sa dévastation au sud. Le lac se remet. Dans l’air frais, sous un ciel satiné, la houle libérée soulève les plaques de glace à la dérive. Les éclats de l’ancien vitrail se disloquent au moindre contact dans un froissement de soie rêche. La débâcle a libéré la pulsation du lac. J’installe le tabouret sur une plaque de banquise et passe la soirée à dériver lentement. Les eaux sont revenues ! Les eaux sont revenues ! »

    « Une escadrille de fuligules morillons se pose sur un pan d’eau ouvert entre trois immenses festons de glace. Ils décollent en formation parfaite dans la direction de la Mongolie. »

    « Cerfs, lynx et ours vaquent près de la cabane, les chiens dorment derrière la porte, les mouches vrombissent sous l’auvent. Les royaumes se jouxtent. »

    « ...une route en lacets — une serpentine comme on dit en russe, selon l’acception française du XVIIIe siècle —... »

    « V.E. me sert du phoque en daube au petit déjeuner. Cette viande est une charge nucléaire, elle explose dans la bouche et pulse sa force dans les vaisseaux du corps. »

    « J’attrape huit ombles. »

    « L’air est chargé d’insectes. Un vrombissement s’élève dans l’air aux premières lueurs et ne le désemplit qu’à la nuit. Des scarabées escaladent les poutres de la cabane, des capricornes colonisent mes étagères. Des taons aux yeux cauchemardesques agacent les chiens. »

    « ...soleil brûlant (+22 oC !) »

    « Je pêche un omble de trois kilos. »

    Vincent, Benoît

    Citant ici Mason, qui décrit Syd Barret, dans Un de ces jours...

    « un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression »

    Wilk, Mariusz

    La maison du vagabond, Éditions Noir sur blanc, traduction Agnieszka Zuk

    « J’ai observé maintes et maintes fois la fonte des glaces sur l’Onega depuis la fenêtre de mon bureau et le spectacle est à chaque fois différent. Le mystère de la transfiguration de la nature morte en élément liquide. Imaginez un espace vide devant vous, un champ blanc pris dans les glaces et enseveli sous la neige jusqu’à l’horizon, muet et immobile pendant de longs mois, aucune trace de vie, aucun mouvement, rien. Rien que le vent qui tresse parfois des panaches de poussière blanche, les pourchasse un temps puis les envoie balader. Même le soleil est incapable de ranimer ce paysage pétrifié vu que lui-même n’en mène pas large l’hiver et, pointant sa tête au-dessus de l’horizon comme hors d’une tranchée, il pisse furtivement, suintant une lueur jaune sur la glace. C’est seulement en avril, lorsque les ombres s’allongent, que la glace prend l’eau et noircit. C’est le signe que le mystérieux spectacle de l’Onega va bientôt commencer. »

    Sur l’eau de bouleau, qu’il suffit d’entailler au printemps pour en faire couler la sève. Ça se boit, c’est bon pour tout un tas de trucs, et on peut aussi le laisser fermenter pour en faire un braga : « il suffit d’ajouter un peu de sucre et de levain naturel et, quelques jours plus tard, on peut se délecter d’une boisson légèrement pétillante à petite teneur en alcool. »

    « un ouchat (une grosse marmite en fonte accrochée à une perche) »

    « Sondarmokh près de Medvejegorsk »

    « Ils jouaient aux rioukhi (une sorte de jeu de quilles), à kisly kroug (à chat) ou encore au laptou (un ancêtre du baseball)... »

    « dietdom = l’orphelinat »

    « Pour moi, l’oum, c’est une sagesse profonde, archétypale, transmise d’une génération à l’autre, fondée sur l’expérience et non pas acquise dans les livres. Je côtoie justement ce type d’oum au quotidien dans l’Outre-Onega. »

    « Aujourd’hui, je le parle et je le lis, et bien souvent aussi, je pense en russe, je connais la blatnaïa fenia (l’argot des voleurs), les dialectes du Nord et le mat, mais le russe restera pour toujours une langue acquise. Ma seconde langue. »

    « Golovanov et ses camarades sont partis à la recherche des vestiges de Tchevengour »

    « le contentieux des îles Kouriles »

    « De nos jours, personne ne rabote plus les planches à la main, les temps ont changé. Il nous faudra donc les imbiber d’huile chaude, et après, on pourra les peindre. »

    « ...les pêcheurs qui jouent au stos le soir dans la Vallée de la Mort (c’est ainsi que les locaux appellent ici l’allée des bars où se trouve le monument au sultan Amet-Khan car, pendant la saison, les bomj, les clochards, y meurent comme des mouches)... »

    « ...tremper les olives (tout le secret est dans l’eau de mer)... »

    « ...le musée des Catastrophes maritimes à Maloretchenske... »

    « Quelque part après Stary Krym, nous avons acheté à des Tatares au bord de la route des pommes, du miel de châtaigne et des noisettes (j’ai aussi déniché un gobelet en argile pour le vin), après c’était Belogorsk, puis Simferopol, mais c’est seulement à Bakhtchissaraï que nous nous sommes arrêtés plus longtemps. »

    « Depuis le palais nous sommes allés dans une petite auberge tatare manger des tchebourki et boire le vin nouveau du coin... »

    « Une dame exaltée de Saint-Pétersbourg m’a dit récemment que l’Outre-Onega se trouvait sur le territoire mystique de l’hésychasme russe, c’est-à-dire à l’intérieur d’un triangle dessiné sur la carte par trois célèbres cathédrales de la Transfiguration du Sauveur : celle de l’archipel de Kiji, celle de Vaalam et celle des Solovki.
    – Votre chapelle, a-t-elle chuchoté, est le sanctuaire de la Lumière, j’y vais pour me taire devant Lui. »

    « Dans le feuillage des bouleaux et des trembles, l’été indien s’éteignait en flammèches dorées, ici et là, l’obier rougissait, le ciel azurait dans les flaques d’eau sur la route. Zagoubie est un petit village de pêcheurs à moitié déserté qui se trouve dans la baie entre Tolvouïa et la presqu’île de Klim. L’endroit est célèbre pour avoir vu naître saint Zosime de Solovki, l’un des fondateurs du monastère sur l’archipel. »

    « Lioudmila nous a accueillis avec joie, à tel point que ses yeux en brillaient, et nous a fait tout de suite monter dans la gornitsa, la pièce d’honneur à l’étage, où l’on accueille d’habitude les invités, pour qu’on admire ce ciel le temps qu’elle mette la table. »

    « Sur la table fumaient l’oukha, la soupe de poissons, et plus loin le corégone accompagné de patates, les pâtés fourrés à la perche luisaient, parfaitement dorés, tandis que le braga couleur d’ambre translucide était sucré et épais comme du sirop. »

    Le braga : « C’est juste du jus, a dit Natacha, sauf que c’est du jus fermenté. »

    « Le pire, c’est l’eau, le lac gèle jusqu’au fond et il faut marcher loin loin pour en chercher. Tu vois la pointe là-bas, à l’horizon ? On y va comment, les jours où la neige monte jusqu’à la taille ? Eh bien, parfois, on n’a pas le choix, il faut la faire fondre. »

    « la tiourma = la prison »

    « nejnost’ (c’est-à-dire la douceur) »

    « on faisait cuire les pâtés au corégone, à la grémille et à l’omble, on faisait des gâteaux avec du chou et du riz, des naletouchki et, le matin du jour de la fête, on préparait les plats chauds : le koulibiak, les kalitki, la soupe de viande aux vermicelles. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. »

    « Aujourd’hui, la première neige est tombée sur l’Outre-Onega en saupoudrant la terre et en faisant ressortir son relief. Hier, de l’autre côté de la fenêtre, un emmêlement d’herbes jaunies, de feuilles mortes, de tiges nues et sèches et de pierres brunâtres ; aujourd’hui : un motif ajouré qui permet de voir le moindre brin d’herbe dans le clair-obscur de la poudreuse, chaque tige dessinée en blanc, chaque pierre sous le duvet de neige. »

    « Le processus de gel du lac est pour moi non moins fascinant que le mystère de la fonte des glaces ; comme celle-ci, il se déroule tous les ans d’une façon différente. Le temps décroît, décroît, je regrette chaque année qui passe. Elles ne reviendront plus jamais. »

    « Que la glace se grumelle en frasil ou qu’elle saisisse d’un coup le lac par une fine pellicule, au bout d’un certain temps, l’eau vive disparaît du champ de vision pour laisser la place à une blancheur morte. »

    « l’aurore saigne dans les arbustes »

    « Après la pluie de la nuit passée, l’air embaume les bourgeons de bouleau, le merisier et l’herbe humide. Je sors sur le seuil de la maison et j’inspire profondément le parfum de la végétation humide ; j’ai l’impression que des feuilles me poussent sur le corps… »

    Tolstoï, Léon

    Guerre et paix, ici dans la traduction d’Irène Paskévitch

    « – Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?

    – Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. – et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « – Bien, c’est dit : je parie cinquante impériales que je boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la fenêtre, – et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de la muraille, – là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce cela ?

    – Parfaitement, » dit l’Anglais. » (Tome 1, chapitre 1)

    « tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes ! » (Tome 1, chapitre 1)

    « On dit que le comte n’a plus sa tête… Il était question de lui donner l’extrême-onction…

    – J’ai connu quelqu’un qui l’a reçue sept fois. » » (Tome 1, chapitre 1)

    « Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos ?

    – Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…

    – Comment, son caractère ?

    – Cela lui prend par accès, Excellence ; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. » (Tome 1, chapitre 2)

    « Qu’a dit le prince ? demanda ce dernier.

    – Il a ordonné de composer un mémorandum explicatif sur notre inaction. » (Tome 1, chapitre 2)

    Winckler, Martin

    La maladie de Sachs, POL (ici via l’adaptation radio pour France Culture)

    « Qu’est-ce qui vous inquiète exactement ?
    — Mais tout ! »

    Younsi, Ouanessa

    Soigner, aimer, Mémoire d’encrier

    « Je m’accoutume aux lieux et aux caillots. »
    « ...l’écouter se taire. »
    « ...apprendre le fin fond de sa gorge. De connaître la couleur de ses os. »
    « L’ondée s’accumule dans leurs corps. »
    « ...riant au lendemain des lacérations... »
    « La fin du monde infime mais ça compte comme un cri. »
    « olanzapine » (médicament)
    « ...l’un obèse morbide (le pauvre, tu imagines), l’autre tenant sur un cintre. »
    « J’écoute Julia. Elle enlève sa peau. Je rencontre la chair. »
    « Aujourd’hui vous soignez des vies. Demain des vies vous soigneront. »
    « À l’hôpital, chacun est proche du voisin, par la douleur, la souffrance, la fissure dans la ligne d’une main. »
    « La nuit la ville change de latitude en un jeu de cache-cache avec la nature. »
    « ...je suis seule dans ma cabane à Sept-Îles, entourée d’amphétamines. »
    « Oh tu aimes tes patients, tu aimes soigner, mais écrire te soigne de toi-même, et tu peux mieux accompagner autrui. »
    « La sueur était une liqueur acceptable. »
    « La psychose aiguë est sœur de la mort. Elles couchent ensemble. »

    Hors champ littéraire (encore que)

  • 311019

    30 novembre 2019

    Je me suis replongé dans les données brutes de la douleur et puis, en définitive, j’ai fait ce que je sais faire de mieux. Tableaux. Graphiques. Tentatives de s’en remettre aux chiffres pour en tirer du sens. Spéculer froidement sur soi. Étudier des cas.

    Depuis le nouveau le régime, mi-septembre : une seule migraine. Faux pas alimentaire. Comme les bruits de fond parasites ont disparu, c’est devenu beaucoup plus simple de tracer la douleur (l’origine d’elle et ses extrémités, les points d’entrée et ceux de sortie). Ordinairement, j’aurais dit, il y a trois moments où la douleur a percé (ou était proche de le faire) et j’ai pris trois médicaments pour la combattre, il s’agissait donc de trois migraines, avec ou sans rebond. En réalité, il faut distinguer être mal et avoir mal. La douleur elle-même est assez rare car diffuse (le plus souvent, être mal, donc). Quand elle perce cette espèce de plafond de verre qu’il y a ici, c’est rapidement circonscrit (d’abord parce que les antidouleurs, triptans et anti-inflammatoires, marchent mieux sans aucun carburant pour nourrir l’inflammation, le gluten, le sucre, ensuite parce qu’elle est à la base plus diffuse, et enfin que c’est pris assez tôt, ça n’a pas le temps de s’installer). Le plus dur, c’est d’éteindre le mal être : 19 jours entre les premiers symptômes et les derniers. Ce serait beaucoup plus rapide sans facteurs extérieurs, en l’occurrence la luminosité et des rythmes de sommeil réguliers. Malgré toutes mes précautions (limiter les écrans le week-end et le soir), il faut quand même bien travailler la journée. La luminosité est-elle un problème en soi, ou un symptôme de l’état général ? D’autres enseignements :

    1) la caféine joue un rôle (elle aide à circonscrire la douleur mais elle t’expose, derrière, à des irrégularités et peut provoquer des douleurs de manque : si on prend du maté fort en cas de crise, derrière, les jours suivants, continuer en faisant décroître progressivement les doses jusqu’à reprendre un café ordinaire),

    2) le rythme de sommeil idéal, qui est huit heures (ne pas dormir plus le week-end),

    3) manger des trucs nutritifs, même sans gluten, et si écart écart il y a, diminuer autant que faire se peut toutes les sources de lumière pour qu’aucun déclencheur non-alimentaire n’irrigue le cycle,

    4) le schéma est ici : A. Fébrilité, démangeaisons poignet gauche, sueurs nocturnes (est-ce un symptôme ?) (1 ou 2 jours), B. Fatigue (plusieurs jours), C. Migraine qui suit les mouvements du crâne (1 jour), D. Douleurs oculaires, photosensibilité, douleurs aux nerfs d’arnold (un côté à la fois) (3 ou 4 jours), E. D’une seconde à l’autre, ça se lève, on se sent mieux, c’est l’euphorie (une heure ou deux), F. Vigilance orange : le moins d’écrans (et de facteurs délencheurs autres possibles) (trois jours entiers après la dernière douleur, retrouver un comportement normal).

    Le côté positif, c’est que le degré de douleur dans le corps reste bas (une seule fois a dépassé un seuil de tolérance). Le côté négatif, c’est que (et c’est sans doute aussi dû à l’arrêt progressif du (ou de la) Nocertone, ainsi qu’une incapacité à totalement couper les écrans pendant plusieurs jours de suite) ça se prolonge dans la durée : presque trois semaines. Le plus étrange, c’est encore que la courbe de la douleur ressemble à s’y méprendre à celle qui est tracée par le personnage de Boulgakov dans Morphine :

    Puis le personnage du récit précise 8 : Ce serait très bien que les médecins puissent expérimenter de nombreux médicaments sur leur propre personne. Ils comprendraient bien mieux leur effet.

  • 260420

    26 mai 2020

    Ulysses today : 4 000 fragments. Plus de 70 000 mots. 26% atteints (dépassés même : 26,60). Premier fragment : février 2012 ; millième : décembre 2013 (laps : 22 mois) ; deux-millième : janvier 2016 (25 mois) ; trois-millième : octobre 2017 (21 mois) ; et donc quatre-millième : avril 2020 (30 mois). Je prends du retard dans mon rythme d’avance. Je stagne néanmoins à environ 1 000 fragments d’écart par rapport à la version mise en ligne. C’est bien. Autrement j’oublie (déjà j’oublie). Si je faisais mon boulot correctement, je passerais mon temps dans cet intervalle de mille pour réécrire par dessus. Non. D’autres sites sont en morceaux. Celui de /// principalement. Réussi à accéder à nouveau à son contenu, malgré les innombrables messages d’erreur, en réinstallant un Spip de test (le dixième), et en créant une base Sqlite (plutôt que de se lancer dans du harcèlement Mysql, autrement la restauration ne marchait pas). Ça marche. J’ai accès à un site fossilisé dans 20Mo de BDD en 2017, y compris les spams d’ailleurs, ce qui est préoccupant : paroles gelées de fausses voix non humaines pour la postérité et l’après des espèces ? Du boulot maintenant : plus de 350 articles à récupérer, qu’on fondra sur le site mère en une quinzaine de pages pour reprendre le découpage Boulgakov. Le roman que deviendra ensuite ///, un jour peut-être, n’aura déjà plus trop à voir avec tout ça.


  • ↑ 6 Récits d’un jeune médecin.

    ↑ 7 But we historians, we poets of the past tense, we wait for our tutelary spirits to find us ; we sit in one place like the spider ; and until that little shiver in the web signals the enmeshment of our prey, we look within for something to lighten our nighttime, the weight of our patience : the fluorescent face of a bedside clock, for example, enamel nailshine, bleached sheet.

    ↑ 8 Dans l’édition Babel des Écrits autobiographiques, ici traduit par Michèle Kahn, cela se trouve P. 40.