Leonard Michaels



  • 220823

    22 septembre

    D’abord, j’ai cru que c’était de lointaines infrabasses. Mais c’était trop régulier pour ça. Et une machine à laver en essorage ne dure pas toute la nuit. Non, ça ressemblait plutôt au rotor d’un hélicoptère. C’est là que j’ai compris. C’est le bruit que fait ce genre de gros ventilateur en bois, fixé au plafond, dont on se dit en les voyant chez d’autres qu’ils sont sans doute plus écologiques que des systèmes de climatisation industriels, c’est bien. Mais enfin il faut bien les alimenter avec quelque chose, nécessairement de l’énergie nucléaire, et ce toute une nuit, alors qu’il suffirait d’ouvrir un peu la fenêtre puisque les températures chaudes retombent aux heures noires. Borges 1 quand il rencontre son double plus jeune, en lisière du fleuve temps : Je ne sais pas le nombre de livres que tu écriras, mais je sais qu’il y en aura trop. Une fois au bureau je travaille au numéro d’octobre de Spectre sur un sujet d’article mais il est encore trop tôt pour ce sujet-là : les choses ne sont pas encore advenues et n’existent pour l’heure qu’à l’état de concepts. Puis (Borges encore) : le surnaturel, s’il se produit deux fois, cesse d’être terrifiant. Le Japon, qui s’apprête à déverser les eaux contaminées de Fukushima dans le Pacifique, relâcherait en vérité, sur trente ans, le volume de tritium que le site nucléaire de la Hague rejette en trente jours. « Seulement » 466 romans annoncés pour la rentrée littéraire prochaine, et à deux cents livres près nous touchions pile au chiffre de la bête ; comme dirait Paul Le Guen « c’est rageant ». Il fait une chaleur à crever dans les rues, mais c’est faux, il ne fait guère que plus de 30°, loin des 36 ou des 40° sudistes. C’est en métro que je vais à la médiathèque Françoise Sagan. Première fois que j’y retourne depuis les dix ans de publie.net il y a cinq ans, signe donc qu’à présent ça fait quinze. J’y suis pour un livre, et en réalité une nouvelle dans ce livre, et en réalité une phrase dans cette nouvelle. La phrase en question est : Pour eux, j’étais celui qui lavait leur merde à grande eau. J’ai mis un moment à trouver ledit livre à cause d’une incongruité de classement, et quand je l’ai eu entre les mains j’ai vu qu’il n’avait sans doute jamais été emprunté depuis 2012 qu’il figure dans ce fond, alors je l’ai fait, pour voir un peu ce qu’il y avait autour de cette phrase. Rentrant à pied H. m’appelle. Je décroche. Notre conversation n’a beau durer que quelques minutes, en rangeant mon téléphone dans ma poche je vois que mon téléphone n’est plus un téléphone mais une flaque de sueur chaude. Et moi aussi. Et tous les êtres que je croise dans les rues sont des flaques. Des flaques se mouvant dans la ville sèche, à vivre leur destin de flaques, sachant ou non ce qu’ils sont, ou s’apprêtent à être.

  • 230823

    23 septembre

    Une mouette à 5h27 survole la cour intérieure, et depuis ce jour l’Inde est une puissance lunaire. Rêvé des morts. Ce fut très instructif. La personne à laquelle je pense allait pour prendre un escalier, et je passais derrière elle, une main dans son dos pour ne pas qu’elle tombe en arrière. Pourquoi serait-elle tombée ? Lorsqu’elle se retourne, son visage est celui de la pleine santé, et quelque part de la jeunesse, mais ce qu’elle me dit est ce qu’elle disait pendant la maladie, et le fait est qu’elle va se coucher seule, cette personne, à l’étage en catimini. Je ne me dis pas elle est morte. Mais ça n’est pas bon signe pour autant. Comparé à quelque chose de mort, rien n’est plus inquiétant que quelque chose qui va mourir, il me semble que c’est l’instant précis où l’esprit du mourant est le plus virulent, comme rempli de haine 2. Dans ses yeux à elle, nulle haine. Juste une forme de luminosité qui me réchauffe un peu. Ailleurs 3 on peut lire : La vie privée d’un ami, il vaut mieux la rêver que la connaître mais qu’en est-il de la mort privée de quelqu’un ? Roubaud 4 : En un sens, c’est d’une morte que je vous parle. Ou d’une vivante.

  • 250823

    25 septembre

    Aujourd’hui, l’algorithmie des plateformes dominantes (dont on fait mine d’apprendre qu’en France elles cumulent à elles seules pas loin de la moitié du traffic) cherche à me convaincre que quelqu’un dont le métier est de passer la même plage au tamis chaque jour pour en filtrer les déchets a le meilleur job du monde. L’autre jour, on me vendait la politique ultra-répressive et anti-gang de cet état d’Amérique centrale qui détruit des sépultures et menace de cesser de nourrir les détenus dans les prisons. // Hier, j’entrais les corrections transmises par un collègue de Spectre pour une de ses publications dont j’ai assuré la mise en page à la dernière minute, pour dépanner, trouvant que quand même ce n’était pas très clair ses demandes. Aujourd’hui, je reprends la V2 de Féroce après intégrations des corrections de la V1 par Roxane et il m’arrive de me dire que quand même, c’était pourtant clair telle demande, ce qui est une belle leçon d’humilité, je trouve. // C’est le coup d’envoi de la rentrée littéraire cette semaine. Deux livres parus ce jour m’intéressent. Le tome 5 de Fool Night, de Katsumi Yasuda, et le tome 3 d’Evol, d’Atsushi Kaneko. // Les éditeurs et trices qui se servent des récits de violence ou de viol, d’inceste, de témoignage de victimes de ces actes, comme des marques de prêt-à-porter sortent une couleur plus tendance que les autres de leur chapeau d’année en année, alors même qu’ils considéraient ces mêmes thématiques pas très feel good il n’y a pas si longtemps, tout simplement car entre-temps elles sont devenues des sujets alors qu’avant pas, ne devraient pas se sentir très fiers... Et il en va de même avec les journalistes qui leur prennent le pas, après des années à prioriser des thématiques plus vendeuses. Mais le pire c’est que fiers, ils le sont, et même qu’ils sont convaincus de tenir leur rôle dans tout ça, de libérer la parole, d’apporter leur soutien inconditionnel aux victimes, de faire en sorte qu’on parle enfin de ces sujets qu’eux-mêmes ils réduisaient au silence, alors qu’ils ne font que suivre le sens du vent, de parler de ce dont on parle déjà. // Comme prévu il y a eu un pic solaire à 10h, avant la déliquescence de la lumière un peu avant midi, qui éclatera à nouveau vers 14h-15h, avant de finir vaporisée passée 16h, moment choisi pour prendre mon vélo, rejoindre Bruz, et confier deux paires de chaussures à un cordonnier qui, peut-être, n’a pas encore repris le chemin de son échoppe après un congé annuel et aoutien mérité. // Mon dieu mais pourquoi avoir La chevauchée, dans la tête, des Walkyries ? // Peut-on utiliser c’est relou impunément dans une traduction ? Finalement, j’opte pour fait chier. // Nombreux sont ceux qui quittent Twitter pour Mastodon pour fuir les gens, puis qui retournent sur Twitter à cause du manque de gens sur Mastodon. Étant moi-même présent d’un côté et de l’autre, je ne suis véritablement présent nulle part. // Leonard Michaels 5 : Tout ce que l’on dit à un écrivain risque de finir en écriture.

  • 270823

    27 septembre

    La disparition des champs de choux ou de choux-fleurs dans le Dublin d’aujourd’hui m’amène à remplacer dans Ulysse une vision bucolique par l’apparition d’oreilles de rugbymen. C’est bien aussi. Sur l’Internet Archive, je découvre la fonctionnalité borrow for an hour qui permet, moyennant simplement un login, d’emprunter numériquement très brièvement un livre sous droit mais épuisé et hors de prix sur le marché de l’occasion (plus de 400€ tout de même), par exemple pour consulter et comparer entre elles plusieurs traductions d’une même phrase, je pense à deux vers de T. S. Eliot issus de Quatre quatuors, l’un traduit par Pierre Leyris (Et les enfants dans le pommier / Non sus parce que non cherchés), l’autre par Claude Vigée (Et les enfants dans le pommiers / Non connus puisque non cherchés). En furetant un peu sur le web j’en trouve une troisième, peut-être de Serge Fauchereau (Et les enfants dans le pommier / Qu’on ignore faute de les chercher, et je crois qu’aucune ne me convient. Derrière, se demander longuement comment rendre there will never come a time... En français comme en anglais, kumquat se dit kumquat. C’est quoi la différence entre la confiture et la marmelade ? Et la gelée, on en parle de la gelée ? Mais dans ce livre, il n’est pas question de gelée. En fait, c’est une histoire de zests. Leonard Michaels 6 : Je dois avoir le cœur d’un chien. Je vis en deçà du sens.

  • 020923

    2 octobre

    H. me dit que ce que je ressens depuis ce matin relève du syndrome du canal carpien, et je peux lire sur la question des choses comme lorsque le nerf médian est endommagé par une compression, la lésion se traduit par un engourdissement et des picotements dans la main et par de la douleur et une perte de dextérité. Là, c’est un pouce. Et c’est même pas un pouce. C’est un demi-pouce. Un quart de pouce. Ça durera tout de même toute la journée. Est-ce dû au sommeil (qui dort sur un pouce ?) ? Squid blood is blue, lis-je. Le sang d’un poulpe c’est pourpre. C’est faux, donc. Tout est faux. Leonard Michaels 7 : Se laver les mains est un rituel pour se protéger contre la mort, de même que tous les petits usages que l’on respecte jour après jour.

  • 100923

    10 octobre

    Les livres sont faits pour être lus, pas pour être achetés. Je lis plus volontiers les livres empruntés à la bibliothèque 8, qu’on m’offre, que je trouve dans les boîtes à la livre, que je pique à des amis, que je me procure frauduleusement par d’autres biais, que ceux que j’achète. L’acte d’achat se suffit à lui-même et lire pas. Lire, c’est autre chose que collectionner. // Tartelette a beau donner le change, la vérité c’est qu’elle a de plus en plus de mal à se mouvoir. On lui donne matin et soir un antibiotique, mais il n’existe aucun antibiotique pour lutter contre la vieillesse lapine. // Un jour, à la question « Quelle est ta période historique préférée ? », j’ai eu envie de répondre (mais je ne l’ai pas fait) « le futur ». // Dans un récit, la seule fonction d’un personnage par rapport aux autres peut être de mourir, soit pour les éclairer, soit pour les assombrir, soit pour tendre l’intrigue. Dans la vie non. // Plus de vingt ans après avoir vu Escaflowne je ne sais toujours pas quand on entend « If you », et pourquoi. // J’ai quatre comptes mails différents empilés l’un sur l’autre dans mon Thunderbird et je me souviens de M. qui du temps de STAT souvent me disait ça devrait être illégal d’avoir autant de boîtes mails à traiter. // Même si je n’ai relevé durant ma lecture aucune phrase, aucune formule, aucune citation, Une loge en mer de Magali Desclozeaux est un livre surprenant, et, eh bien, bien. // Je découvre par hasard dans les tréfonds du journal que le 13 juin 2012, il était déjà question d’insensibilité de la main gauche et de canal carpien. // À marque et volume équivalents, l’huile d’olives thym citron est considérablement plus chère que l’huile d’olives aïl romarin. // Borges 9 : Je connais la Vérité mais je ne peux discourir sur la Vérité. // Pour savoir si je suis bien, c’est simple : il suffit de savoir si j’écris à ma faim.


  • ↑ 1 "L’autre", dans Le livre de sable, traduction Françoise Rosset.

    ↑ 2 Li Juan, « Le lièvre des neiges », in Sous le ciel de l’Altai, Picquier, traduction Stéphane Lévêque

    ↑ 3 « Jeux de mains », in Conteurs, menteurs, Leonard Michaels, Christian Bourgois, traduction Céline Leroy, P. 95

    ↑ 4 Peut-être ou la nuit de dimanche, Seuil, P. 10

    ↑ 5 « Journal », in Conteurs, menteurs, Christian Bourgois, traduction Céline Leroy, page 299

    ↑ 6 « Journal », in Conteurs, menteurs, Christian Bourgois, traduction Céline Leroy, P. 315

    ↑ 7 Journal in Conteurs, menteurs, Christian Bourgois, traduction Céline Leroy, P. 325

    ↑ 8 Sais-tu pourquoi il existe un enfer et un paradis ? Pour rendre le passé réel. Autrement, il n’existe pas. Il n’y a que le présent. Leonard Michaels, Journal, Christian Bourgois, traduction Céline Leroy, P. 430

    ↑ 9 "La secte des trente" in Le livre des sables, traduction Françoise Rosset