Daniel Sada



  • 230409

    23 avril 2009

    Le chaos quotidien de mes semaines actuelles me pousse à me replonger dans le chaos, textuel celui-là, des livres de Pierre Guyotat. J’ai repris Eden, Eden, Eden où je l’avais laissé, c’est à dire pas très loin, ce livre terrifiant qui commence par

    Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets : les bébés roulent hors des bras des femmes accroupies sur les tôles mitraillées des G.M.C.

    Pierre Guyotat, Eden, Eden, Eden, L’imaginaire, P.15

    et contre lequel, tout à l’heure, en montant dans mon train, je me laissais perdre à nouveau ; il me fallait vite brusquer ce chaos là devant mes yeux, lentement, lentement une page après l’autre, et laisser évacuer le trop plein de paroles noires qui m’envahissaient encore là tête. Dans ce texte il n’y a pas de paroles, simplement l’or brute des corps forcés. La chair, les muscles, le viol et le meurtre, cette violence-machine des jours subis me repose.

    Hier le Carnet de bord, ici copié-collé d’une page, une seule page, une simple page, qui contient déjà presque trop. Ici, tout existe. Pourtant, sur le nombre de mots esquissés, combien se matérialiseront réellement ?

    Un personnage, style Delon. Un acteur. Peut-être essayer de connaître Delon, son caractère ombrageux, sa manie des armes à feu. Il est commis charcutier, à la suite d’une brouille avec sa famille il s’engage en Indochine. Retour en France, sans un sou. Il voit qu’on le regarde partout -> acteur.

    Odeur du lilas : odeur de peau de femme.

    Après rêveries soldat et avant celle Illitien, scène avec le Général, chez le Cardinal. Prélude à une des grandes scènes finales. La fin commence peut-être ici.
    Deux garçons ou plusieurs, errant dans un pays dévasté (comme histoire Gilles).
    Pédérastes dans les camps, corruption par un jeune garçon. / Les brassards, les distinctins (etc.) (jaune, vert, rose, paresseux, etc.). / Les Russes fusillés, torse nu, au mur, après visite médicale. Orifice dans le mur, balle dans le bulbe. Corps entremêlés. / Pour un bout de pain : prostitution.
    Léonidas avait interdit de soigner les blessés au dos. / Saveur de lait : l’eau des poissons d’eau douce. / Les singes cachés dans les haies qui saisissent les bras des porteurs et coupent leurs mains d’un coup de dents.

    Les bêtes, derniers esclaves.

    Peur de ces gens de devoir qui ne « faibliront » jamais.
    Donner nom au soldat qui rêve : Lallemand ou l’Allemand. / Livre plein de soldats rêveurs. / Donneur noms à tous les soldats (selon nationalité ou région). Le Loiret, le Vaucluse. Et reprendre les rêves avec les dominants de ceux-ci (anneau, Russes, etc., mouette amoureuse – esclavons), qu’on suive ces soldats. En somme que ce livre aille sur deux niveaux : le récit et le rêve, collectif (délire onirique superposé).
    Les Tchétchènes. / Description d’un Eden (Fatu-Hiva, Maison du Jouir). Accouplements sur la plage rose, au crépuscule. Toute menace de vice, de sordide, de dégoût, de lassitude angoissée a disparu. Frissonnement des accouplés. Description d’une peuplade primitive, comme les Marquisiens (alcool interdit).

    Pierre Guyotat, Carnets de bord volume 1, Lignes Manifeste, P. 129.

    Fictif en fait. En réalité je cherche juste à fuir le moment où il me faudra recommencer L’odyssée barbare de Daniel Sada et potentiellement m’y perdre à nouveau. Aujourd’hui je ne pouvais pas.

  • 240409

    24 avril 2009

    Journal des coïncidences volume trente-sept (au moins) : cette semaine fut celle des corps détruits, désassemblés, déstructurés, recomposés, entreposés, désarticulés, démantibulés, déboités depuis nulle part et projetés secs dans les pleins phares de l’actualité (la vraie ou la mienne). Raison pour laquelle je me suis laissé tendre ou tordre vers le chaos de Guyotat, hier et d’autres jours, raison pour laquelle j’avais besoin de m’y replonger.

    1

    Je commence mercredi sans âme L’odyssée barbare et titanesque de Daniel Sada. Commence par la phrase Les cadavres arrivèrent à trois heures de l’après-midi. et moi je m’endors avant la fin du chapitre. Les cadavres sont déjà arrivés, j’ai juste loupé leur entrée. Ce n’est pas un livre pour maintenant, je me dis, il est même trop lourd pour mes poignets qui plient progressivement sous le poids des pages.

    2

    L’annonce mercredi après le jingle radio habituel de la suspension d’une exposition : Our body, A corps ouvert. J’avais dit à H., une semaine plus tôt tout juste, il faudra, il faudra absolument y aller, plus que quelques semaines pour le faire mais il faudra. Ou pas. Les corps imprégnés polymérique seront séquestrés à l’envers et soustraits aux regards pervers du monde. Il y aura des scotches jaunes autour des membres et des scellés fondus contre les muscles. Les tissus éclatés ne me frôleront pas. Moi je devais y être, il fallait que je les frôle, aurait fallu, mais ça n’arrivera jamais et je ne frôlerai pas.

    3

    J’entends chanter Bright Eyes, le son crépite, les marches remontent sous mes semelles et les mêmes clodos s’articulent autour des emplacements comme chaque matin que je les chante. Derrière mes écouteurs, Conor Oberst chante : And I kissed a girl with a broken jaw that her father gave to her et moi je ne vois que la mâchoire pétée, pas la fille ni le père, je m’imagine X, narrateur anonyme de Coup de tête, la fin du récit, sa mâchoire pétée, son corps détruit des dizaines et des dizaines de fois, jamais la même destruction mais toujours le même corps foutu, je vois sa mâchoire pétée et comme l’empreinte d’une semelle par dessus, et la douleur que c’est peut-être de se laisser embrasser sur mâchoire enfoncée et maxillaires en miettes.

    4

    Lecture publique des mémorandums sur la torture, les journalistes aux premières loges applaudissent, projecteurs rivés sur le rictus de Bush-Cheney, qui lit chaque ligne de ces mémorandums avec salive et claquement de langue en percussion :

    Privation de sommeil, 007. Vous avez indiqué que votre objectif quant à l’utilisation de cette technique consistait dans la réduction des capacités intellectuelles de l’individu, à cause de l’inconfort de la position d’une part et du manque de sommeil ensuite. Nous sommes persuadés, Agent Bauer, que cette technique le motivera à coopérer. Les effets d’une telle privation se dissipent généralement au bout d’une ou deux nuits de sommeil ininterrompu. Vous nous avez informé, Jason Bourne, que vos recherches ont prouvé que, en certaines occasions, quelques individus qui étaient déjà prédisposés à des problèmes psychologiques pouvaient expérimenter des réactions anormales à la suite de privation de sommeil. Même dans ces cas, cependant, l’individu est autorisé à dormir après diminution des effets secondaires. De plus, le personnel médical est formé pour réagir et intervenir dans le cas peu probable où l’un de ces effets pourrait subvenir. Vous nous avez informé oralement, Solid Snake, que vous n’utiliseriez pas cette technique plus de onze jours en tout et que vous ne le priveriez pas de sommeil plus de soixante-douze-heures d’affilée au cours desquels aucunes séquelles mentales ou physiques ne pouvaient subvenir. Évidemment, si ces informations venaient un jour à être diffusées à la presse ou au grand public, le gouvernement niera toute implication dans cette|

    La foule s’élève et acclame le rictus illuminé sur scène, qui redemande le calme en gonflant mou son double-menton. De sa voix suave il dit : chapitre deux, waterboarding (panneaux applose soulevés, tournés, puis soustraits aux regards, ensuite le silence).

    5

    H. de retour de S. m’offre Tombeau pour cinq cent mille soldats. J’ouvre le livre au hasard, comme je fais toujours, et se détache alors une phrase aléatoire, comme il arrive toujours, qui s’isole du reste de la page :

    - Touchez-moi, touchez-moi tous afin que ma mort ne soit pas solitaire. (L’imaginaire, P.211)
  • 020509

    2 mai 2009

    Il y a dans L’odyssée barbare de Daniel Sada un nombre d’histoires différentes impossible à arrêter, figer, fixer quelque part. Les flux fictifs s’échappent oraux des pages du livre et s’entrecroisent au carrefour des chapitres, rarement dans l’ordre, souvent à l’envers de la chronologie, au travers des suites logiques données aux évènements. Ici l’histoire de Conrado, demain une autre. Le récit ou plutôt les récits se consrui(sen)t par strates : on tourne au fond toujours autour du même noyau, le même œil du cyclone, on y revient toujours, jamais par les mêmes carrefours, les couches fictives se multiplient, plus rien n’est vrai ni n’est faux et tout reste fiction. Ici, dans l’histoire de Conrado, toutes les pistes esquissées dans ses propres mirages intérieurs sont réelles. Toutes résolument, irrémédiablement, se sont, un jour ou l’autre, dans un sens ou dans l’autre, réellement produites.

    Il y peaufinait des tas d’histoires, qu’il commençait et développait sans logique aucune, pour aboutir à des récits tantôt sensationnalistes, tantôt sans queue ni tête, grossièrement inventés, auxquels il ajoutait le piment indispensable pour que le patron tombe dans les filets de l’intrigue et continue à le payer... Mais à présent cette vie d’inventivité était brisée et, revenant sur lui-même, Conrado se dit : Il n’y a pas de doute que mon papi s’est laissé tomber exprès. Pour lui, sans ma mami la vie était vraiment peu de chose ou lui apparaissait comme une immense sottise. Et étant donné sa frustration, je ne pouvais pas être une consolation pour lui. C’était à une foule de choses du même acabit que pensait Conrado en accélérant le pas, malgré l’humidité ondoyante du brouillard précoce (c’était le cas en hiver), mais les vents allaient se lever et dégager le défilé qui le conduisait à tâtons directement vers l’arrêt des autocars. L’arrêt n’était qu’une guérite au toit de chaume avec un toupet de capolin. Mais le souvenir enclin à une révision favorable à son père dissipait ses angoisses, au prix d’un montage aussi spectaculaire que bancal : voir tomber son père était une scène reconstituée dans des tonalités à moitié grisâtres et rêvée de mille façons. Cependant, deux constantes s’imposaient : la plus courante montrait son père battant grotesquement des bras, suffisamment pour flotter dans les airs ; l’autre, plus inattendue, était aussi la plus irréelle : utilisant des cordages comme un artiste de cirque pour freiner sa chute, son père touchait le sol, debout, comme un chat, souriant, sans aucune blessure, incroyable ! Et il lançait à la cantonade : « Ah, vraiment ? Il ne s’est rien passé. » Dans d’autres versions, les subtilités variaient à l’infini, parfois le père ne volait que quelques secondes, parfois on ne distinguait même pas la trajectoire de sa chute et parfois, tel un archange, il allait jusqu’à reprendre son envol... D’autres et caetera tout aussi glauques ? Il y avait des degrés dans l’effroi : des rêves légers transposables non sans angoisse ni effarement. Il en était de même pour l’issue fatale : une fois, une seule fois, il la rêva longuement, à plus forte raison de façon excessive : le choc sur le sol avait dû être presque fantastique... Tout était possible... La tête se détacha et alla rouler maladroitement dans un coin, les bras par ailleurs, et les jambes fléchies, seules, loin, à la dérive, essayant de trépigner. Résultat : il se réveillait dans des hurlements et s’empressait de se signer... Un autre songe grossier dépassa peut-être tous les autres : derrière la lueur d’une pipe s’estompait une silhouette : une pâte blanchâtre se calait dans un fauteuil graisseux, plasticité ressuscitée et dévorée d’envie de bavarder. En sortait la voix du père, passant du grave à l’aigu et glapissant à tue-tête. Ce rêve insolent et crédible était une vraie composition de Conrado : Je suis désormais près de ta mère, mais ici au paradis. Viens vivre avec nous. Jette-toi comme moi du haut du moulin. Écoute-moi et tu verras.

    Daniel Sada, L’odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.90-91.
  • 160509

    16 mai 2009

    L’œil du cyclone de L’odyssée barbare : le vol des urnes durant une élection, l’assassinat d’une foule d’opposants politique. Le reste gravite autour. Au cœur de l’œil (du cyclone) traverse ce bahut infernal qui porte à son bord les cadavres des fusillés. Remadrín, petit village magique vers où convergent les différentes intrigues du livre, est légèrement décentré par rapport à œil là, ce qui ne l’empêche pas de subir les effets du cyclone. Le mot cyclone n’est pas innocent : dans cet extrait, par exemple, on note volontiers l’importance accordée à la figure circulaire (répétition, trajectoire qui tourne en rond, digressions du narrateur qui finissent par se mordre la queue, etc.) Remadrín n’est pas loin...

    A toute vitesse le bahut dut traverser le bourg exigu.
    Première traversée empreinte d’imposture, à tout hasard... Les conséquences prévues – mais après avoir égrené son baratin –, pas exagérément car le chauffeur tenta de les résumer en moins d’une minute, et maintenant il fallait vraiment passer à la pratique : l’utilisation du matériel : concrètement, du micro, pour que de toute façon le message soit entendu avec ses temps forts et ses temps faibles bien fluides : compte tenu de la vitesse. En effet, s’ils roulaient lentement, les badauds auraient le temps de contempler à loisir l’amoncellement de cadavres : et horreur et soupçon inouïs. Pourquoi tous ces morts ? Qu’était-il arrivé ? Avaient-ils été assassinés par ceux qui étaient dans la cabine ? Évidence soudaine. Non pas la saine compréhension pour en tirer sur-le-champ des déductions idéales-impossibles, totalement biaisées à ce niveau, et en effet pousser d’innombrables vivats en pagaille en remerciement de l’énorme faveur accordée par cette poignée de fous serviables et le blablabla inhérent. Par conséquent il vaut mieux coucher sur le papier la mystification, sous couvert d’information, que les gens de ce petit hameau ne purent pas bien capter : « Il y a eu une sale explosion à quelques kilomètres derrière nous... On a recueilli les morts... Voyez le tas qu’on transporte... Il est impressionnant, pas vrai, puisque la benne en est remplie... Si vous voulez les regarder tranquillement, vous devez vous rendre à Remadrín, car c’est là-bas qu’on les exposera... Il ne convient pas qu’on s’arrête dans chaque ferme qu’on rencontre car c’est une perte de temps... En plus ces défunts commencent à être bien rassis... C’est-à-dire qu’on ne veut pas qu’ils pourrissent... Alors, donc, nous répétons ! Pour les reconnaître vous devez vous rendre à Remadrín... On est vraiment désolés ! Mais c’est par pur respect pour les morts que nous transportons ! Remadrín n’est pas loin : Allez, faites vite, prenez sur vous ! On sera là-bas vers trois heures de l’après-midi ! » En vagues irrégulières, circulaires, ou comme par bouffées, la diction fut un saupoudrage ingrat dit d’une voix grinçante, uniformément. Il y eut tout au plus huit pauvres badauds ébahis. Comment savoir quels purent être leur impression générale et leur désarroi. Ils se frottèrent les yeux tous les huit presque à l’unisson en voyant disparaître le bahut avec son baratin...

    (...)

    Comme la route de terre devenait, mètre après mètre, de plus en plus accidentée, le tangage du véhicule se faisait chaque fois plus violent et par conséquent les morts placés au-dessus s’agitaient tant et plus qu’ils semblaient ressusciter. Et voilà que – quelle pitié ! – un basculement fut capté du coin de l’œil par un des comparses qui bayait aux corneilles en fixant la lunette arrière et fut saisi de malaise ! Auparavant il tordait le cou le plus possible, comme s’il voulait échapper à ces divagations, mais dans l’instant qui suivit il conforta son impression par un « aaaaaaah ! » complété par deux phrases :

     Un cadavre est tombé ! Il faut aller le ramasser !

     Le ramasser ? Mmm... Pour quoi faire ? – le chauffeur, interrompu au moment où il le souhaitait le moins, répondit en souriant et en regardant ce qui restait à parcourir de ligne droite. En revanche, les autres en eurent l’amère confirmation en tentant de se retourner, difficilement, et c’est à peine si leurs coups d’œil en coin parvinrent à remarquer le subtil désordre régnant chez les morts du dessus, sans voir le cadavre tombé et occulté, par-dessus le marché, par la poussière épaisse soulevée par le bahut.
     C’est un mort... Ne sois pas vache... Il mérite notre respect... Tu n’as rien à perdre à freiner ! contre-attaqua celui qui avait vu ce que les autres n’avaient pas vu.

     Les vautours n’ont qu’à le bouffer, répliqua, feignant l’indifférence, le chauffeur qui continuait à regarder la ligne droite, et qui ajouta, à tout hasard : C’est tout bon pour nous si des cadavres qui recouvrent les autres tombent dans le coin... J’irai même plus loin... On rend service aux vautours qui nous suivent... Ils auront leur banquet à l’arrière... Hum, bon, j’espère qu’avec ça ils ne nous suivront pas pendant un moment.

     Ça, c’est sûr, dit un autre, le plus mollasson, évidemment.

    (...)

    L’angoisse envahit la cabine quand le chauffeur se trompa et prit une route vers le sud, une autre à l’est, une autre au nord, et une autre à l’ouest, pour se retrouver prisonnier d’un cercle, jusque-là pas très vaste, mais qui, répété, devint vite fastidieux, et les comparses : eh bien, qu’est-ce qui se passe ? Leurs protestations susurrées poussèrent le chauffeur à emprunter un sentier de chèvres en direction – plus ou moins – du sud-ouest peut-être, d’où il déboucha sur une ligne droite spacieuse d’où on apercevait, pas très loin, Pulemania (?)... La vérification – sapristi ! - après une observation prolongée : il fallait encore s’approcher, car ce n’était pas Pulemania ? ou alors... Comment le chauffeur s’y prit-il pour savoir qu’ils arrivaient au village de Metedores ?
    Une bonne fois pour toutes, on spécifie que Metedores est plus grand (hem) que Remadrín.
    De même on spécifie qu’étant – pas de sarcasmes – une des municipalités les plus conventionnelles de Capila, aucun bûcher de bulletins de vote ne fut nécessaire, car celui qui devait gagner gagna, et par une confortable majorité, à savoir le candidat officiel du parti. Donc, un triomphe. Si bien que la nervosité du chauffeur et de ses comparses s’amplifia jusqu’à un dilemme crucial : comment traverser le bourg ? Risque : la vitesse. Il y avait des ralentisseurs partout. Des enfants. Des écoles primaires. La sortie agitée à cette heure : peut-être... Assurer qu’il en était ainsi : des gamineries à l’état pur ! Et par conséquent l’« allons-nous en ! » assassin du chauffeur.
    Le microphone, à nouveau ?
    Ce serait la neuvième fois.
    Réitération nonchalante, néanmoins expédiée et, même, en hachant toutes les phrases.
    Fantastique, horripilant, un hurlement se prolongeait, tournant sur lui-même pour se transformer en trace s’achevant sur un embrouillamini, trace ondulante qui s’alimentait des plaintes auparavant nombreuses, touffues et terrifiantes, pour finalement irradier en vibrations et en échos superflus ; des vibrations vers l’arrière et vers l’avant, bien que la camionnette traversât le bourg tel un éclair nivéen ou une aiguille perforant en un clin d’œil des ténèbres épaisses et implacables.
    Fragments audibles – comment ? – à l’excès, lisses et diffus, étant donné qu’il n’était pas très facile de conduire et de palabrer, et, par conséquent : contrôle ! Sans la moindre esquive, et par dessus le marché : accélération. Cinq ou six ralentisseurs : chocs et bondissements et – youpi !– pas de frein, mais – quelle chance ! – pas un seul mort ne tomba et il n’y eut aucun heurt – youpi ! Des rebonds à tire-larigots, très drôles – oui ! –, sans qu’on eût à parler de remettre en place les cadavres en toute hâte. Spectacle – de cirque ? – pour rire jaune ; un rire qui ne se manifesta jamais. Effectivement les habitants de ce village replié sur lui-même, honnête, guindé – sans offenser, d’avance –, étaient assez ennuyeux ; par contre, craintifs, radicalement circonspects, implorants comme personne, et avec qui sait quelle rusticité maintenue dans des limites foutrement fébriles... Alors, quel bonheur que ce camion soit rapidement parti d’ici !

    Daniel Sada, L’odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.432-438.
  • Daniel Sada, L’odyssée barbare

    21 mai 2009

    L’odyssée barbare n’est pas un livre, ou ne devrait pas en être un. J’imagine ma propre version de L’odyssée barbare, polyèdre en bois massif de quatorze faces plus une ou seize faces moins une (les quinze « périodes » qui s’articulent dans le récit ne sont pas pratiques pour une mise en volume de l’objet, forcément barbare), de taille variable et évolutive en fonction des périodes (justement) rencontrées, probablement en braille pour déchiffrer sans lire, certainement rangeable dans la poche ou n’importe où ailleurs. Il n’y aurait pas de sens de lecture, sinon l’aléatoire des faces et formes rencontrées, sachant bien sûr que chacune d’entre elles pourrait être intervertie avec une autre et que chacune des phrases déchiffrées sous l’index pourrait déclencher un mécanisme dissimulé sous le bois pour basculer vers une autre face, une autre période, une autre époque, une autre phrase. Cet objet, barbare, forcément, serait de forme étoilée sans doute, façon dodécaèdre étoilé, petit ou grand peu importe puisque, comme on l’a vu, la taille serait variable. On parle du livre électronique : foutaise, l’avenir est dans le polyèdre magique en teck, c’est moi qui vous le dis !

    odysseebarbare.gif

    Sauf que L’odyssée barbare est un livre, un vrai, et là les problèmes commencent.

    Le récit démarre avec l’arrivée à Remadrín, petit village mexicain, d’une caravane des morts trainant derrière elle rumeurs et poussière mêlées. Trinidad est ici notre Léopold Bloom, donc notre Ulysse, mais en plus fainéant. Parmi ces morts que l’on amène au village pour identification des corps, se trouvent peut-être ses deux fils, opposants politiques lors des dernières élections (pour lesquelles on a volé des urnes et trafiqué les scrutins, mais ça c’est une autre histoire). Trinidad, malgré les injonctions de sa femme, n’y va pas, reste chez lui, fait la sieste. Voilà donc notre (faux) Ulysse.

    Le début semble se mettre en place plutôt normalement. Puis, de ce point de départ improvisé, naissent les digressions : passées les quelques pages qui suivent, le récit rompt complètement toute notion de chronologie et d’espace. Les périodes puis les chapitres se succèdent, saccades ou logorrhées en fonction de, comme un puzzle désordonné : les pièces non seulement sont mélangées, mais probablement qu’il en manque quelques unes également. Le but du jeu de la lecture sera alors de rétablir un équilibre, un ordre salutaire, dans ce chaos littéraire certain. Le narrateur lui-même, créature hybride dont on ignore l’identité, s’amuse à détourner le lecteur de son sens de lecture quand il le souhaite, ou bien le cale arbitrairement sur les bons rails lorsqu’il sent que c’est nécessaire. Pour pouvoir avancer décomplexé dans cette jungle parfois hostile, il faut accepter au préalable de se laisser guider, de n’avoir plus le moindre contrôle sur les environnements alentour, de n’être pas le décideur dans cette odyssée là. Telles sont les règles du jeu. Pour trouver plaisir dans cette galère, il faut les accepter. En guise d’exemple, cet intermède savoureux durant la conférence de presse qui présente les « volontaires » s’étant chargé de récupérer les cadavres et de nettoyer la zone où ceux-ci ont été exécutés, où le narrateur invite le lecteur à relier les questions/réponses échangées entre deux micros (cf. l’article éclairé chez Bartleby).

    Au fond, dans ce livre, rien n’est réel, rien n’est chronologique. Les évènements se succèdent dans une amplitude de dix ou vingt ans. Les personnages rajeunissent, retrouvent leur âge la page suivante, les suicides se défont et les meurtres se répètent. Les rêves sont décalquées à même la page, ce qui n’arrive pas prend la même veine que ce qui (probablement) se produit. Le sens du mot événement vacille. Le ton du narrateur complique (pimente) tout. Les digressions bousculent l’équilibre de la lecture (au fond parce que l’équilibre de l’univers magique dépeint ici, à la fois très sûr et perpétuellement en proie à l’instabilité, ne tient pas vraiment), la lecture force le sens des évènements relatés. Cette odyssée là n’est pas un parcours mais un labyrinthe (labyrinthe spatial et temporel, tant qu’à faire) à l’intérieur duquel on ne peut pas vraiment se retrouver : la seule issue possible, à en croire la progression de l’intrigue, semble être, non pas la fuite (celle du couple central Trinidad & Cecilia), mais la désolation : destin qui attend Remadrín, en proie aux bourrasques poussiéreuses et aux fantômes, comme ces villes désertées du Farwest dans leur représentation western (la référence au Western est exploitée par le texte, déformée par le texte, voir pour cela l’extrait ci-dessous). Une odyssée tronquée, somme toute, plus proche de Don Quichotte que d’Homère.

     Pour que tu arrêtes une bonne fois de me casser les pieds, je vais te dire quelque chose qui, je l’espère, te plaira beaucoup : si tu ne me donnes pas le pistolet, je renonce à être ton assistant et je fiche le camp d’ici.

     Tu ne peux pas me faire ça !

     Eh bien tu es prévenu et je le fais si tu ne me donnes pas le pistolet.

     Tu ne partiras pas, parce que sinon ici même je te colle une balle dans la peau. Tu comprends ?

     Tue-moi, si c’est ce que tu veux ! Tu vois maintenant pourquoi je t’ai demandé le pistolet il y a un instant ? Bon, je m’en vais... il n’y a rien à faire...

     Ne pars pas... ne fais pas l’idiot !

     Je m’en vais ! Je ne changerai pas d’avis... mais je partirai ni en courant ni en criant... Je ne le ferai pas, ne t’inquiète pas... En plus, personne ne saura rien de ton crime de bravache. Aussi, fais ce que tu dois... Je pense que tu auras tout le temps de me tirer dans le dos.
    Conrado se dirigea vers la lumière qui agonisait derrière les collines de l’ouest. Résignation qui, cependant, sonnait pas à pas comme un défi lancé à la ligne séparant subtilement la vie qui s’enfuit et la mort qui, attendant de pied ferme, voudrait tout dévorer, ou aussi fragilité superflue : de plus en plus vers cette fameuse ligne critique qui, si elle ne se brisait pas, devrait être une incitation à vagabonder frénétiquement – et Conrado était déjà en chemin- à travers les villages et les hameaux de l’État de Capila ; vagabonder, s’égarer et devenir authentique héroïcité laborieusement fidèle au dessein des nuages. Mais la rupture funeste ?
    Sans se lever, Egren sortit de la mallette le pistolet et le pointa en tremblant sur la nuque de Conrado. La lumière, le jeu de ses lames tranchantes, soir ou forme en perspective, et par conséquent l’angle de visée décentrée du tueur qui pensait, indécis – à présent comme un poids qui s’estompait – aux papiers en rouleau : les prendre à sa victime pour ensuite découvrir quoi ? Quelque chose d’insolite ?
    Tremblement stupide de la main brandissant le pistolet pointé vers une nuque qui ne se dérobait pas, et une gâchette non plus. Nuque, dos : une seule balle, parce que deux seraient une erreur. Gâchis, plus orgueil ou honneur bafoués, d’autant plus que c’est lui qui devrait compléter son plan après s’être délivré d’un traître qui – pourquoi ne l’avait-il pas prévu ? - ne valait pas une cacahuète.
    Cependant, la nuque se faisait de plus en plus imprécise, petite et floue.

    Daniel Sada, L’odyssée barbare, Passage du Nord-Ouest, trad : Claude Fell, P.563-564.

    Qui peut-on sauver de cette odyssée là ? Personne, probablement. Aucun personnage réellement ne se dégage de l’intrigue comme éminemment positifs. Aucun ne semble échapper à cette rage de lâcheté qui s’abat sur ces paysages. Toutes les situations qui se présentent dans ce livre peuvent en réalité être décortiquées comme autant de parodies en puissance, ou satires décomplexées. Dans ce pays qui « adore le mensonge » (nous dit la quatrième de couverture, qui dit toujours ce qu’il faut dire, rappelons-le), Daniel Sada présente les effets directs de la corruption et de la nécrose du pouvoir telle qu’elles se perpétuent depuis des années, sans distinction de régimes ni de couleurs politiques. Le mensonge tel qu’on aime l’entendre et se le raconter (le mensonge de la fiction, à voir chez Cecilia, Emma Bovary des feuilletons radiophoniques, mais également mensonge de masse, gouvernemental, relayé par une presse soumise et une opposition paresseuse puisque intéressée) se propage de bouche en bouche, de main en main, il tourbillonne effleuré sur la page, mais au bout du mouvement c’est un cyclone qui déferle. Le mensonge, certes, mais aussi la lâcheté, trait de caractère qui semble embrasser tous les personnages de l’intrigue, du plus gras (la classe politique, le maire de Remadrín, le gouverneur Pío Bermúdez) au plus insignifiant (les exemples seraient nombreux !). Dans ces conditions, le moindre événement est une farce, la moindre scène une parodie (relire, pour cela, l’extrait cité quelques lignes plus haut, un duel type farwest où personne ne tire, d’autres exemples pourraient être cités, comme cette manie chez les gouvernants de résoudre le moindre problème par le meurtre, comme la déclaration d’amour pathétique de Venulo pour Cecilia, etc.). L’humour est d’ailleurs omniprésent : le narrateur, comique des parenthèses et des entre-tirets, en est le chef d’orchestre et le lecteur son complice.

    Tout fait monstrueux s’étend en un magma fascinant. Il présuppose de la douleur, postule du sang et de l’angoisse, une amplitude ignoble et un effort grotesque. C’est ainsi que Pío Bermúdez s’imagina l’exécution dans un lieu désert du maire de Remadrín et de son épouse : la séquelle d’un ralenti, car il ne s’agissait pas de les cribler de balles en deux temps trois mouvements mais de... Il fallait les blesser à une jambe, pour qu’ils boitent, qu’ils se traînent. La rafale finale surviendrait dès que leurs plaintes se seraient répercutées alentour : peut-être : une chose : si elles portaient au loin, le moins possible tonitruantes ou alarmantes de sorte que leur retentissement (plus ou moins)... L’endroit importait-il ? Un avis modeste sur le sujet avait été insinué pour une mise à mort dans les règles et... Quand à nouveau l’informateur établit le contact avec : allons donc ! il reçut l’ordre de tuer (avec un luxe de détails à de celui qui, batifolant de contentement, dit qu’une fois les époux morts on devait les brûler sur place avec de l’essence jusqu’à les réduire en cendres, on retiendra l’image : de la cendre d’une flambée. Les détails dont il se pourléchait concernant d’autres ordres plus anodins, mais très importants, furent légion : des troupes devaient surveiller les alentours pour la circonstance : répartition concertée, et autres futilités. Accords pertinents. Cela dit, un doute ne devait jamais durer plus d’une heure : c’était là une règle intangible auto-imposée par Pío Bermúdez, pour ne pas s’emmêler les pieds et finalement se repentir. Après cet éclaircissement, on pouvait passer à autre chose. Dernière instruction : une fois le sinistre consommé, l’informateur en question devait à nouveau appeler pour dire simplement : « Tout est réglé ! »

    P.648-649.

    L’odyssée barbare maquille la langue, joue avec elle. Sada se permet des écarts de syntaxe au risque de perdre définitivement la compréhension du texte, il articule des néologismes à rallonge et autres créations verbales audacieuses (lire l’article de Bartelby pour plus d’exemples à ce sujet). Idem pour les quelques déformations de prononciation qui trouvent leur place entre les lèvres de certains personnages (accent, bégaiement, bouche pleine, etc.) : tout ici nous ramène vers l’oralité d’un conte que l’on pourrait se perpétuer de bouche à oreille depuis plusieurs générations (oralité que l’on retrouve également dans cet art de la digression et du commentaire perpétuel avec mise en haleine et titillement du spectateur à chaque rebondissement, attendu ou non). Une langue parlée qui va de pair avec une relative simplicité du propos : ici la littérature ne se prend pas en objet, rares sont d’ailleurs les références littéraires dans ce livre. Daniel Sada raconte une histoire, une fiction, par l’intermédiaire de dizaines, centaines de micro-histoires enchâssées les unes dans les autres. La littérature y est pratiquement absente, d’autant plus que cette histoire nous est murmurée, exclamée, déclamée, détraquée, harassée, violentée, gueulée depuis la place du village opposée, égosillée depuis les collines et déformée par les échos (d’où les quelques écarts de sens et autres approximations narratives) ; bref, racontée, tout simplement.

    L’odyssée barbare est un livre compliqué, qui exige beaucoup du lecteur. Ne pas se perdre au sein de ces sept cent pages d’une lourde densité (douleurs dans les poignets, épaule contre vitre froide dans le RER, lecture marquante sur les genoux quand on s’y appuie) est un challenge en soi. Daniel Sada (« le plus baroque d’entre nous », dixit Roberto Bolaño) y déverse une énergie folle que l’on peine à maîtriser à la lecture. Il y a pourtant entre ces pages cette fascination vers le risque, vers la crasse, vers la poussière qu’on inhale et les saloperies qu’on subit (sens propre, sens figuré). Voyage au bout de la nuit était en soi une destination physiquement éprouvante, L’odyssée barbare se plonge dans ce type de douleur : le plaisir est aussi masochiste. Le chef d’œuvre que l’on découvre au fil de ces « périodes » est immense mais incomplet : tant de ruines enterrées dans un sol trop meuble qu’on n’a pas pu creuser. Démesure et frustration mêlées : qui sait si, au bout de cinq, dix, quinze lectures, on aura épuisé ce mythe là ? Qui sait si ce sera seulement possible ? Mais faudra bien (me souffle-t-on), faudra bien essayer d’aller voir, d’y retourner. Ce livre là, tellement exigeant avec son lecteur, qu’il l’invoque à tout reprendre une fois la dernière page refermée. Faudra, faudra bien...

    D’autres odyssées :

    Bartleby les yeux ouverts
    Fric-Frac Club
    g@rp #1, #2, #3, #4 et #5
    Dernières marges #1, #2 et #3
    Ici même, deux extraits déjà cités ces dernières semaines : #1 et #2

  • 221111

    22 novembre 2011

    The Twilight Zone, épisode 13 "The Four of Us Are Dying"
    Hailey est une invitation à vaquer.
    Même avec mes tifs gras. Ma
    salopette débraillée. Et mon air pignouf.
    Elle est l’âme innée de septembre.
    Notre Hillman Minx patine la route.
    Je suis un millier de septembres. Et elle est
    tous les océans où coulent les tankers.
     
    Mark Z. Danielewski, O Révolutions, Sam, Denoël et d’ailleurs, traduction de Claro, P.232

    Une fille dort la bouche ouverte. On y voit les trous de nez. Je promets à une voix sans visage de la rappeler coûte que coûte aujourd’hui (j’échoue). Je note en marchant des phrases cons 1 (seul un pouce est requis). Je cherche des yeux la seule tête humaine à ma gauche capable de m’émouvoir. Je réponds, par mail, à Joachim Séné, que, non, je n’ai pas reçu de mail. Notre train supprimé sans même avoir roulé, nous sommes contraints de nous rendre en surface pour en choper un autre. Ils ont retiré cette fameuse pub Benetton avec le pape. peau(x), paru dans Hors-Sol, dimanche, fait ma fierté. Daniel Sada et Mitterrand est mort. Je me souviens de L’odyssée barbare, barbare réellement, mais quel grand livre ! Je dois déjà le relire depuis ce moment même où j’en venais à bout. Passe dans l’écho du iPhone successivement et Montand et The Mamas and the Papas, qui me font frire les yeux. J’y vois Chunking Express, recommandé, à l’époque, expressément par V. (d’ailleurs que devient-il/elle ?). Le soir venu je checke à l’Hotel Real, bousculé par les néons. J’y dors.

  • 091211

    9 décembre 2011

    Iggy Pop en visite ces temps-ci, via Jean-Paul Goude, au fameux Lafayette monde.

    I’m a mix of God and monkey.

    Danger Mouse & Sparklehorse (feat. Iggy Pop) (ou l’inverse), Pain.

    Il fallait que je me trouve, pour moi-même, des objectifs, gratuits, pour 2012, que mon N+1 pourrait inscrire noir sur blanc sur une feuille, papier, censée contractualiser nos accords, informels, pour l’année à venir. STAT m’a confirmé vouloir me prolonger en CDI, ma bouche a dit super. Je n’ai encore rien signé, ce qui me laisse une porte de sortie, car mon corps de lui-même fuit tout CDI, et si je pouvais tout juste vivre de CDD tous les six mois renouvelables, je serais moins amer fondu. Une de mes collègues, migraine, me croisant là sur le couloir du retour vers mon cube, me demande si c’est bon, et derrière mon oui tête, me dit : c’est quand même un beau cadeau d’noël que la boite elle te fait. Plus tôt dans la journée, elle m’a aussi lâché : un livre, une fois que tu l’as lu, à quoi ça te sert ?

    Arrivé au nombril de Lucifer, Dante, accompagné de son maître, de bas en haut se renverse, et au lieu de descendre les jambes de Dite les escalade, car le monde vient juste tout entier de basculer. Tu savais qu’ils avaient fait une adaptation de L’enfer de Dante en beat them all ? Voyant tomber le boss de fin en haut de l’écran je cherche, en vain, les trois gueules qui mastiquent, théoriquement, les trois corps de Cassius, Brutus et Judas.

    Je répète X fois la phrase : je suis désolé monsieur mais je ne vois pas le rapport puis raccroche, me barre. Les lycéens d’I-voix défragmentent mes peurs primaires et j’ai besoin de plusieurs secondes pour comprendre que, non,ce passage là je ne l’ai pas écrit tel quel, mais que ouais ça rend fort. Je me trouve une idée de cadeau pour Noël, la communique à mon N+1 familial, qui prend note. Après Daniel Sada Werner Kofler, triste, y passe. Durant mon entretien préalable à mon licenci, non, ma mutation CDI, mon saut de puce, on m’indique que mon évaluation tiendra compte, également, de l’oeil de mes collaborateurs sur ma carcasse, via le logiciel SurveyMonkey©. Je me demande encore qui est le singe de qui.

    Gonçalves, en outre, était un minimaliste. Et il était en train de mourir. Un bout de lance poussait sur son épaule gauche. Les médecins lui avaient conseillé de le laisser là, en attendant de voir jusqu’où cela irait. Et c’était pour cette simple raison que Gonçalves supportait ce bout de lance depuis deux ans environ, trois peut-être, telle une personne qui porte un vêtement qui détonne.

    Rodrigo Fresán, L’homme du bord extérieur 2, « Pères de la patrie », Éditions Autrement, traduction Jean-Jaques et Marie-Neige Fleury, P.10

  • 270112

    27 janvier 2012

    Pixels la lune

    Mais la pluie, où nous mènerait-elle, si nous devions la suivre, à quel terme ? Quel terme s’amenuise au bout de la syllabe tombant compacte sur la terre, sur la mer ? Termes de terre, de mer, d’une même compacité que la pluie - mais l’ardillon qui les perfore, les perce : la pluie, par l’aigu vocalique - la pluie. Et taille dans le gras de la pierre, de la vague, burine la mousse, l’écume, dénude, révèle des corps possible, de calcaire, d’eau, jusqu’à ce qu’ils glissent en odeur de mort. Jusqu’à l’os, qui est os en français, bouche en latin. Menant, par la terre et par la mer, à l’os, à la bouche, au corps abstrait, tiré de sa gangue. A l’absolu de la trace, quand rien d’autre n’en subsiste. Au mot court, compact - emportée la chair en ses rigoles, comme le temps raidit la langue, érodant ses contours.

    Lionel-Edouard Martin, Brueghel en mes domaines 3, Le Vampire Actif, P.143

    Regret de l’avoir lu sur deux seuls jours. Dans la foulée des semelles, accroché aux couloirs et aux tapis roulants, un reste de Starfuckers encore plaqué au lobe, et le sang soufflé vif. Regret d’avoir claqué deux jours, aurait fallu des mois. Regret de n’avoir pas pu le lire depuis un autre siège, autre ciel, autre lieu ; et autre corps et crâne. Une fois lecture bouclée poser le livre sur la pile des ceux qu’on aimerait bien relire. La liste est mentale : ceux-là qui m’ont foutu une rouste et face auxquels je n’ai pas été, moi lecteur, à la hauteur du jeu. Il y a Arnaud Maïsetti, Daniel Sada, Julián Ríos, et j’en oublie.

    Termine de tordre la semaine comme on tord un t-shirt (celui, blanc, motif appareil photo). Ravi de n’avoir rien prévu d’autre, pour ce week-end, que me consacrer corps et carne à mes vers. Et puis, peut-être, si j’ai le temps, continuer réécriture de Jesus is waiting, débutée début mois et poursuivie dimanche.

  • 141113

    23 novembre 2013

    Te revoilà à l’aube de la terminale L devant ton prof de seconde : il demande à chacun de vider sur sa table le contenu de son sac et devant toi tombent les livres. Il y a Le diable au corps, L’odyssée barbare, un Antoine Bréa sans titre ainsi que ton traité de médecine légale, que ton prof ne parvient pas à ouvrir et dont il se sent obligé d’entamer les pages avec les ongles.

    Par-dessus tout le reste (c’est-à-dire littéralement plaqué par-dessus d’autres lectures), tu lis aussi le deuxième tome des aventures de Jason et Robur, plus abouti que le premier, très réussi, marrant. Ça te rappelle l’ambiance de Twillight Zone en plus décontracté et tu le recommandes autour de toi.

  • 141114

    5 décembre 2014

    Pas bougé de ma chambre d’hôtel jusqu’à des midi trente, deadline de ma deuxième colonne, je devais envoyer une deuxième colonne, quelque chose qu’il fallait que j’écrive, 500 mots, écrits dans la nuit, réécrits le matin, réécrits à nouveau. Dehors, déambulé : wandering on ou wandering about ? À cause de la pluie soudaine, devant le Binnenhof, gouffre dans le Mauritshuis où est exposée, entre autres, La jeune fille à la perle, quelques Rembrandt 4. Ce que j’attends d’un tableau c’est qu’il m’opère une ablation de la pensée humaine. Resté longtemps devant un paysage de Roelant Roghman 5, un tableau que personne d’autre n’a vu, et je me suis approché près, très près, très loin en même temps pour dissocier de la toile les petits personnages, au fond, rien qu’un trait noir et droit pour les bras et les jambes, un corps noir, un chapeau tout au plus, rien que la moelle de l’esquisse, des moutons ronds cerclés, rien d’autre. Souhaité voir ça uniquement agrandi à 3000% ou, tant qu’à faire, peint en grand à la base.

    Le soir ouverture du festival lui-même, Crossing Border. Marchons dans le dédale d’une pyramide à l’envers. Discuté de Daniel Sada et de Buchet Chastel. Beaucoup de monde, beaucoup de langues, beaucoup la barbe. Trampled by tortules : étonnant (des barbes). Iron & Wine mais seul, puis deux 6 (une barbe). Un auteur des US dont j’ai oublié le nom russe qui ne parle pas de littérature mais qui fait du stand-up (pas de barbe). Un duo de néerlandaises, une lecture dans leur langue, hypnotique, électro. Den Haag by night la nuit.

  • 180615

    6 août 2015

    Une fois mes bagages bouclés dans la voiture avec moi, c’est comme ce concert auquel je suis allée assister — un quatuor de musique de chambre — dans ce qui avait été une demeure privée, un manoir victorien. Dans la salle de musique, il y avait une cage renfermant des serins. La cage était une réplique de la maison dans laquelle elle se trouvait, jusqu’au toit mansardé et à la galerie bordée de marches tout du long. Ce soir-là j’arrivai tôt et entendis les musiciens qui jouaient déjà. Pensant que ma montre retardait et qu’en fait j’étais moi-même en retard, je me hâtai d’entrer. Les musiciens étaient en train de jouer — pas de s’accorder, mais bien de jouer le programme de la soirée — devant une salle vide. Et les serins chantaient avec eux ! Quand ils eurent fini, le violoncelliste m’expliqua qu’avant chaque concert donné dans cette maison, les musiciens jouaient d’abord pour les serins afin que les oiseaux s’épuisent à chanter et se taisent pendant toute la durée du concert proprement dit.
    Babil m’assure que je saurai — « Tu sauras, voilà ! » — quand partir. Comment parvient-elle à ce genre de certitude ?

    Amy Hempel, En forme de cœur, Cambourakis, traduction Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet, P. 74-75

    Retour dans le bureau de la RH. Un compromis verbal, tout le monde est content. Mon contrat prendra fin le 31 août, avec des libertés sur toute la durée du mois d’août pour bosser autre chose. Autre chose, c’est donc commencer à me consacrer à Publie.net comme responsable éditorial.

    Lecture de Benoît Jeantet à la librairie Charybde. Nos guerres indiennes. Le titre. Eric Bonnargent : il faut lire L’odyssée barbare. Il faudrait donc relire. Un peu avant de disparaître, dire pour la première fois la phrase (comme si elle venait de se débloquer aujourd’hui), Guillaume Vissac, éditeur chez Publie.net 7.

  • 280418

    28 mai 2018

    Réveillé par un livreur d’Hachette, pourquoi est-ce qu’ils livrent le samedi ? Derrière aller chercher trois fenouils à Auchan c’est la déprime absolue. Tous les stores sont tirés. Quelqu’un a déposé devant la porte une boite en métal de cartes Pokémon et vide. Elle est vide. Non, pas vide, il y a une pièce de 10 centimes dedans. Ça fait le bruit que ça fait quand c’en est à remuer. C’est un message ? Je dois comprendre quoi ? Mon bureau est un champ de ruine, il y a des livres partout et des feuilles volantes, des câbles, des stylos, des objects technologiques divers, et tout est en métal et froid. Les Métamorphoses : Elles errent, exsangues, sans corps ni os, les ombres. Gabrielle Wittkop : Kebun Raya absorbe tout, digère tout, se métamorphose en soi-même. J’y ai vu des lis inquiétants, de monstrueux calices et même l’orchidée noire, reine maudite des jungles. Je lis (hérésie) un manuscrit papier qu’on nous a envoyé comme ça, imprimé et relié et tout. J’aimerais lire Daniel Sada mais j’ai atteint une forme de quota. J’ai mal au dos ou, comme on le trouvera dans Ulysse quelque part, j’ai une douleur. À la place, c’est des chiens ce que je le lis. Et travailler sur les extraits de citation de Dylan pour T. qu’il faudrait idéalement que lui rendre bientôt. Eff sur Sleep : 609 mots d’une écume bleue. Il faut que je décroche l’écran, là. J’ai passé beaucoup trop de temps à relire le Morphine(s) 05, à oraliser la narration, à foutre des doubles-sujets partout (que je vais sans doute m’empresser de supprimer demain) comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. Peut-être que si. J’ai même mis ken. Je sais que ça va sauter, on est loin dans l’avenir, personne ne dit plus ken je suis sûr. Non, en réalité j’ai putain de mal au dos depuis ce matin et je chercherai dans Urgences la réponse à quelque chose (mais quoi ?), c’est les deux épisodes sur la variole. Il se trouve qu’on s’inquiète pour moi. Une journée d’Ivan Denissovitch 8 :


    — Il est sûrement midi, affirme Choukhov, le soleil est au plus haut.
    — S’il est au plus haut, intervient le capitaine, alors il n’est pas midi, il est une heure.
    — Pourquoi ça ? fait Choukhov, stupéfait ; tous les vieux savent bien que le soleil est au plus haut à l’heure du déjeuner.
    — Les vieux peut-être bien, coupe le capitaine. Mais depuis ce temps-là, il y a eu un décret et le soleil est au plus haut quand il est une heure.
    — Et c’est un décret de qui ?
    — Du pouvoir soviétique.
  • 220618

    27 juillet 2018

    La lumière était d’or, oblique. Rasante et ocre sur les briques et des arabesques d’ombre, qui fusent, viendront même s’en mêler. Voilà ce que je vois à l’instant t. Six tâches sur quatorze sont cochées dans les modifications à apporter au site d’Empreintes qui n’a jamais été plus prêt d’émettre (et la lumière n’y est pour rien). Le reste de la journée, quelqu’un qui n’a plus donné signe de vie depuis plus de deux ans répond à un de mes mails datant d’avril 2016 comme si on était juste trois ou quatre jours après l’envoi. 515 mots pour Eff sur Horizon.


  • ↑ 1 « Je chope l’autochtone de mes nuits et j’y souffle avec les dents dans son tout chaud tuyau ».

    ↑ 2 Que je termine trois jours plus tôt, heureux d’avoir connu, outre la première moitié fictive de Vies de saints, le premier livre plein de défauts mais si jeune d’un auteur qu’on a, bien des années plus tard, adoré dès Mantra.

    ↑ 3 Le titre de cette page, « Donner le nord aux autres », provient également de ce texte.

    ↑ 4 La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, Homère, Les Maures (liste non-exhaustive).

    ↑ 5 Je ne voulais pas donner son nom ici, je trouvais ça sordide.

    ↑ 6 Pour chanter Resurection farm

    ↑ 7 Après plusieurs années à m’être senti imposteur en tant qu’auteur, se sentir imposteur comme éditeur aussi.

    ↑ 8 P. 84-85 de l’édition 10/18 de 1972, traduit par Léon et Andrée Robel et Maurice Decaillot.