Céline Minard



  • 220411

    22 avril 2011

    Je sais toujours jusqu’où m’asseoir une fois littéralement en train, à droite ou bien à gauche, pour ça faudrait encore qu’on soit soit le matin ou bien en fin d’après-midi car à ces heures précises je sais toujours sur quel bord versera le soleil (toujours je choisis l’ombre). À gauche en tenant devant moi le sens du train, toujours. En début d’après-midi tout est très différent (car le soleil ondule). Alors je suis jamais bien sûr de choisir quel côté, quelle bordure, quelle fenêtre, me couperait la lumière (car toutes les voies tortillent) alors je prends le risque de m’y exposer (et ça ne manque jamais).

    Sur la place où j’attends N. des flyers collés à même n’importe quel mur, du genre qui plaque sur le papier photo d’un mec qui s’y attendait pas et descriptif physique, son nom, son âge, ce qu’il portait le jour, le J, celui où il aurait radicalement disparu (en bas de la page un numéro à contacter si jamais si) et je me demande si finalement ce serait pas un peu tous notre cas, des disparus mais qui s’ignorent ? (Qui sait ensuite où j’ai bien pu aller.)

    J’ai dit à N. (entre autres) qu’évidemment il nous fallait consommer ; on est allé chercher des pages. N. un bouquin appelé Cornes et plumes dans la littérature médiévale (Attributs, signes et emblèmes), moi des mecs jeunes et inconnus que j’aurais choisis au pif (d’abord j’ai cherché niveau livre, ensuite aussi dans les revues, ensuite me suis souvenu que ces mecs là on les trouvait quasiment plus que sur le net et me suis dit ah oui). Dans les allées, tête de gondole, on a trouvé un livre pour célébrer le centenaire de Gallimard, un catalogue qui reprendrait visiblement tous les titres édités depuis 1911, le tout vendu pour une vingtaine d’euros, alors petite pensée pour l’ami @roideséditeurs en effleurant la tranche. Un peu avant N. m’a offert un livre intitulé N’espérez pas vous débarrasser des livres et je me suis dit qu’il y aurait peut-être comme un message caché.

    Pour retour je me suis mis à gauche en fixant devant moi sens de la marche, dans les wagons les mecs sentaient la bolognaise, où que je pousse l’oeil je voyais des orteils, everywhere des orteils alors j’ai lu au lieu de ces orteils moulus une scène de cul, la mieux écrite que j’ai pu lire depuis un bail au moins, c’était Le dernier monde signé Céline Minard et me suis dit chapeau (je le pensais, me mens rarement). J’ai pensé à ce type qui dansait le Kinect devant petit public posté autour de lui (mais bien plus tôt durant l’après-midi), son corps répercuté à l’identique dans la surface de l’écran devant lui : on aurait dit qu’il voulait y plonger.

  • Le dernier monde

    27 avril 2011

    On nous refait le coup des livres qu’il faut choisir et emporter avec nous en cas de départ soudain (subis ? cédé ?) sur une île déserte, tant qu’à faire située au bout du monde, celui-là, le dernier, et Céline Minard aurait tranché, ce serait visiblement comme une anthologie de l’espèce humaine et de ses mythologies, c’est à dire qu’elle aurait triché, comme quand on répond à un génie qu’on veut un milliers de voeux plutôt que trois, voilà mon sentiment. Le dernier monde est paru en 2007 chez Denoël, repris ensuite en Folio en 2009.

    La Terre est une île déserte : le voilà notre dernier monde. Et sur cette Terre les gens, les corps, l’espèce humaine a disparu. Ne reste comme trace de leur passage que des vêtements tombés au sol, le corps de leurs propriétaires évaporés Dieu sait comment. Et un seul dernier homme sur Terre. Il s’appelle Jaume Roiq Stevens et, cosmonaute, encore en orbite autour d’elle avant que Terre se vide de son espèce humaine il est le seul homme épargné. Le livre commence dans l’espace avant l’exode instantané de toutes les masses corporelles du monde (ça ferait presque plot line de base pour un épisode de Twillight Zone, d’ailleurs ça l’est : le tout premier épisode de la série reprend l’histoire d’un homme qui se retrouve tout seul sur une planète déserte) et il commence en plein milieu d’une phrase, en plein milieu d’un mot, car c’est déjà foutu, on le sait bien.

    Elle s’assit dans sa tête et murmura c’est foutu. Nous sommes foutu. Vous auriez été une femme Stevens, vous auriez pu vous enfiler des éprouvettes de sperme dégelé dans l’utérus. Vous taper ensuite vos fils et vos petits-fils comme on fait d’habitude dans ces cas-là et vivre une belle vie, tout reprendre. Mais il se trouve que non. C’est vous le survivant, je vous      plains.
    Vos actions           n’auront pas                               de
    mesure.
    Vous n’avez plus     de semblable.
    Vous
     
    n’appartenez plus                  à
    une espèce.
     
    Votre               langue
     
                                             est
     
                                                       sans           partage
     
    Céline Minard, Le dernier monde, Denoël, P.147-148.

    Si la Terre est une île, autant la parcourir ; Stevens ne s’en prive pas. Astronaute et pilote, le dernier type encore vivant plongé au cœur du dernier monde débarrassé de l’espèce n’a qu’à récupérer ici et là tel ou tel hélicoptère, avion ou autre quelconque appareil et décoller pour où il veut, si ça lui chante, il est devenu le maître ici, faute de concurrence encore en vie. L’expérience de la solitude, ça lui connaît déjà : déjà en début de texte lorsque ses camarades d’orbite rentrent sur Terre on le retrouve à flotter seul dans la station déserte, passif devant tout ce qui stagne en bas (« Moi, Jaume Roiq Stevens, désormais seul maître à bord après personne » p.33 & « Je suis celui qui regarde par les trous » p. 37, voilà comment il se présente). Une fois de retour à la surface, constater 1) que l’espèce est bouffée par un mal invisible et 2) que selon la formule consacrée « la nature a repris tous ses droits ». Des meutes de chiens devenus sauvages déferlent au pied d’un immeuble de luxe, la végétation, les plumes et la merde recouvrent les centres des villes et tous les monuments. Imaginez tout simplement la zone contaminée deTchernobyl 25 ans plus tard, oui mais à l’échelle du globe. Le dernier monde est celui-là.

    Il mange à la Tour d’Argent ou à Montparnasse. Il aime bien les places en hauteur d’où on peut voir la ville. Beaubourg au sixième, pour ça, c’est pas mal. Le Sacré-Cœur est jaune. Il scintille entre les rayures de fiente collées aux boudins de Plexiglas de l’ancien centre culturel. Dans son dos, alors qu’il regarde la ville derrière son voile blanc, il sent la présence des machines, des vidéos mortes, des reliques officielles du XXe siècle annulé. Il n’a pas le courage de s’en approcher. S’il tombait sur une grande toile, un homme dans un canot, tout seul, de longs cheveux, une barbe, pas de rame, au large d’une île et que l’eau pleure, que le ciel pleure, que le ciel-ciel pleure, il s’y reconnaîtrait sûrement.

    P. 481.

    Le dernier monde est dans la tête du dernier homme : Jaume Roiq Stevens. Au terme d’une première partie d’un peu plus de cent pages, à la fois excellente et dopée par un rythme nerveux, le texte prend un virage plus sauvage dans sa narration. Ces premières pages, c’était l’intro. Maintenant le vrai voyage commence. Évidemment, le dernier. De la première personne le texte embraye vers la troisième. Et aveuglé de solitude Stevens s’invente des compagnons littéralement de bord. « Le journal de bord personnel de Jaume Roiq Stevens », lit-on sur la faille sismique du livre, juste avant la transition, « , que j’écris moi-même, Jaume Roiq Stevens, est une de ces mesures d’urgence. Je dois me doubler. S’il faut me tripler, je me triplerai. » Et il ne s’en privera pas, oh non, il ne s’en privera pas, domptant progressivement sa petite schizophrénie sélective (ou bien peut-être y succombant ?) comme cet extrait où entre lui et lui, entre ses personae intérieures et bavardes, se joue une partie démente de poker absurde où l’on se partage le monde, ni plus ni moins, et tout ce qu’il contient, jusqu’aux différents alibis mentaux de Stevens lui-même. À la fin de la partie, il perd tout, même des bouts de lui-même car tout à l’intérieur de lui s’émiette.

    Stevens était accroupi sous un teck, la tête dans les bras repliés, il reniflait.
    -- Qu’est-ce qui se passe ?
    -- Il a gagné.
    -- J’avais cru comprendre. C’est la perte des multinationales qui vous met dans cet état ? Ou celle du trésor de la couronne ?
    Il se tassait sur lui-même comme un tatou pris au piège, recroquevillé sur une mâchoire invisible, secoué de désespoir. C’était pitoyable.
    -- Seriez-vous mauvais joueur, Stevens ?
    Il refusait de répondre et regardait les flots clairs dans lesquels montait une lune jaune. Comme s’il l’avait lâchée à contrecœur sur une feuille de lotus, il essaya de la rattraper du bout des doigts. Vraiment romantique.
    -- Mais qu’est-ce qui vous prend ?
    -- J’ai tout perdu, laissa-t-il échapper dans un souffle.
    -- Certes.
    -- Vous ne comprenez pas.
    -- Mais si, mais si. On ne va pas revenir là-dessus, vous n’y pouvez rien. C’est comme ça. C’est tombé sur vous et puis voilà.
    -- Ce n’est pas ça major, je...
    -- Oui ?
    -- Je vous ai perdue.
    -- Pardon ?
    -- J’ai tout joué avant vous, je vous le jure. J’ai joué tout ce à quoi je pouvais penser, j’ai joué les palaces, les numéraires, les comptes suisses des plus grosses fortunes mondiales, j’ai joué les ambassades, les couvents réhabilités quatre étoiles, les plus belles Maserati du monde, les nations, les Etats, un par un, tous les Etats, tous les territoires. Absolument tous. J’ai même joué les centres spatiaux avec leurs satellites. Et Challenger. J’ai tout perdu. J’ai joué Lawson, j’ai joué Waterfull et je les ai perdus. Alors je me suis joué. Et je me suis perdu. Alors — je vous ai jouée. Et — je vous ai perdue.
     
    P.339-340

    Stevens et toute sa clique mentale voyagent au gré de la langue, de l’espace et du temps. Asie, Afrique, Amérique du sud ont plus à offrir à la langue que de simples hôtels de luxe ou des villes infestées de primates. Au sein des plus vieilles jungles, foulant la plus vieille terre, le texte ramène à lui toutes les essences du passé traversées par Stevens qui, en bon cosmonaute, fait un peu plus que simplement rester en orbite autour d’elles : parfois il tente des sorties pour s’approcher des mythes. Il s’en empreigne. Il (ré)invente. Il les écoute. Le dernier monde pourrait être un livre de mythologies mentales, si jamais ça existe. Des épopées sont traversées dans des brindilles. Des gueules bourrées de crocs et de mâchoires racontent des hymnes et des ballades, des contes cruels désopilants (comme dans cette courte histoire africaine où l’un des protagonistes demande comme récompense une cuisine aménagée pour sa femme). Stevens s’allie aux bêtes pour en combattre d’autres. Des animaux deviennent des hommes, ils vivent comme ça, tous à travers le texte et quelques hommes régressent au stade des animaux qu’ils singent. On ne sait plus vraiment qui est issu de quoi et qui descend du singe. Le dernier homme perdu, trois fois perdu (dans l’espace, dans sa tête et dans le dernier monde) n’a plus aucune issue sinon s’allier à la nature. Et dans une scène de fantasme sexuelle ô combien pas épargnée par les clichés mais ô combien écrite, Stevens se résout même à résolument baiser toutes les natures qu’il voit, qu’il sent et qu’il traverse (et des milliards de mots sont concentrés dans un seul battement d’oeil).

    Le barrage de Gezhouba est comme un Prince-Albert sur la bite de la Chine, il traverse l’urètre et ressort sur le frein, quand les eaux gonflent, le lit gonfle, le piercing s’incurve.

    (...)

    Les spermatozoïde sont gros comme des mouettes et volent vers les îles. La masse des eaux n’en a pas fini, le ressac est immense, il monte, il vient lécher la bulle de mon hélicoptère, ses langues insidieuses s’infiltrent dans ma cabine, s’agenouillent sur ma braguette et me chevauchent. L’hélico fait des bonds de dragon en rut, c’est toute la baie qui me suce.

    P.260 - 265.

    Je sais que je cite beaucoup, oui mais voilà j’en ai corné des pages ! Le dernier monde est un sacré roman, un monde, littéralement, dont l’écriture est d’une fraîcheur inouïe, enfin un texte avec du rythme et dans une fiction fleuve, en plus. Terrible et drôle, l’écriture de Céline Minard, je la classerai, dans ma bibliothèque, quelque part entre Chloé Delaume et Pierre Senges (et c’est une sacré place). Bien sûr Le dernier monde n’épargne pas l’ennui d’une centaine de pages disons de « ventre mou » mais je lui pardonne tout. C’est un roman comme ça : balèze et nécessaire. « Allons ! », je lis avant de refermer encore, « La tragédie est faite, il ne reste plus qu’à l’écrire. » (P.352)

  • 030212

    3 février 2012

    Trains alphabétisés

    J’ai partagé ton enclos puant, je t’ai maintenu aux yeux du monde, maintenu vivant, trois jours de long, je t’ai tenu devant ma face à bout de bras par ma force, ma force seule, ma seule force, par ma force.
    Je t’ai soutenu Didi, alors que tes traits s’effondraient dans ta chair. Quelle épouse, quel amant, quelle mère, quel maître, quelle putain pourrait en dire autant ? Quel amour ?

    Céline Minard, Olimpia, Denoël, P. 28-29

    Froid glacial. Mes mots pensés vapeur velue sur mes deux verres. Un onc me lâche qu’il y a « lapsus au niveau du comprendre ». On m’extirpe des stats, et à la seconde prêt. Ils maintiennent l’aérien. Sous leurs doublures polioester les corps hachés des trains chlinguent les penne bolo. Je me faufile une place assise.

    Du reste, ce que nous considérons comme déviation peut être à l’origine d’une connaissance approfondie du monde, et ceci, parce que le regard n’y est pas si limité par la contrainte impérieuse, le voile de l’espèce. Ceci apparaît surtout chez les homosexuels doués de jugement et d’esprit. C’est pourquoi ils sont toujours utiles à l’intellectuel, abstraction faite de l’amusement qu’on tire de leur fréquentation.

    Ernst Jünger, Second journal parisien, Le livre de poche, traduction Henri Plard, P. 41

    Et moi, qu’en tire-t-on de ma fréquentation ? On en a vu des ciels palpables qui se sont mis à crépiter. De suite fondus dans l’orbite gauche. Le sang a bien pulsé et les idées bien rouges. Mais si je dois un jour consulter pour mes migraines, j’attendrais, d’abord, d’avoir complété scrupuleusement le fameux journal des activités migraineuses et je ne sais quoi, qui peine à décoller après dès 2009. D’après chaque lettre lue, tout est urgent. Attends, je sors. Je pars m’acheter un pull au Gap d’en face.

  • 250412

    25 avril 2012

    Extrait du Solaris de Tarkovski

    The day passed thus ; each moment contained eternity ; although when
    hour after hour had gone by, I wondered at the quick flight of time. Yet
    even now I had not drunk the bitter potion to the dregs ; I was not yet
    persuaded of my loss ; I did not yet feel in every pulsation, in every
    nerve, in every thought, that I remained alone of my race,—that I was
    the LAST MAN.

    Mary Shelley, The Last Man

    Terminé The Last Man précisément où (Robinson Crusoé mis à part) commence Le dernier monde de Céline Minard (même si Le dernier monde est écrit 93 années avant Le dernier homme de Mary Shelley, voici la vraie chronologie). Je me demande ce qui pousse tous ces corps (tous, c’est à dire quelques) à avancer sans but et sans destination, comme c’est le cas durant tout le Livre 3, et pourquoi telle direction plutôt qu’une autre ? Pour échapper à la peste, les personnages de The Last Man recherchent des climats froids (la Suisse), mais ils poursuivent tout de même, au-delà, vers l’Italie, la Grèce (comme quoi la fuite ne connaît pas de terme). Par exemple : aller au sud. Mais, au-delà du Cap Horn (par exemple le Cap Horn), jusqu’où pousser ? Jusqu’aux glaces ? C’est aussi dingue que dans une main la vive chaleur de tel doigt contre neuf autres doigts gelés. Je n’ai pas la réponse à ces questions. Une ecchymose a poussé juste sous l’ongle.

  • 260412

    26 avril 2012

    Quidam. Paris. De dos. Vingt-six-quatre-douze.

    Retour sur The Last Man. A plusieurs reprises durant le livre 3, celui de l’après peste, il est question de repopuler la Terre (puisque l’humanité s’éteint) et ce même dans les derniers chapitres du livre 3 où la Terre (c’est-à-dire l’Europe, c’est-à-dire l’Angleterre) ne compte plus que trois membres humains, à savoir Lionel (narrateur), Adrian (égérie masculine de Lionel) et Clara (nièce de Lionel). L’idée ne va jamais plus loin que la formule, repopulate the Earth 1, et personne ne met les mains dans le cambouis pour. Mais quoi ? Faire un gosse à sa nièce ? Et ensuite ? D’autres gosses aux gosses des gosses venus ? Bien sûr que c’est con. Mais pourquoi le narrateur ne fait-il pas face à ce foutu dilemme ?

    Hear you not the rushing sound of the coming tempest ? Do you not behold
    the clouds open, and destruction lurid and dire pour down on the
    blasted earth ? See you not the thunderbolt fall, and are deafened by the
    shout of heaven that follows its descent ? Feel you not the earth quake
    and open with agonizing groans, while the air is pregnant with shrieks
    and wailings,—all announcing the last days of man ?

    Mary Shelley, The Last Man

    Je ne sais pas si The Last Man est un roman raté, je m’en fous (comme je me fous du peu de bon anniversaire lâchés ce jour sur le seuil de Facebook...). Si c’est le cas, savoir que j’ai pour beaucoup de romans dits ratés plus d’affection que pour d’autres chefs d’œuvre. Le problème, c’est que durant lecture se sentir comme la veille, demi-finale retour de Champion’s League : quand on sait pas pour qui on est, à chaque fois qu’une équipe marque, être à la fois heureux et triste.

    Have any of you, my readers, observed the ruins of an anthill immediately
    after its destruction ? At first it appears entirely deserted of its
    former inhabitants ; in a little time you see an ant struggling through the
    upturned mould ; they reappear by twos and threes, running hither and
    thither in search of their lost companions. Such were we upon earth,
    wondering aghast at the effects of pestilence. Our empty habitations remained,
    but the dwellers were gathered to the shades of the tomb.

    Mary Shelley, The Last Man

    A la toute fin, et comme prévu, Lionel Verney (narrateur) est seul. Il part en mer en quête d’autres que lui. Si je devais traduire moi-même (ou retraduire) ce texte, je le ferais à la manière des clercs du Moyen-Âge : en modifiant des trucs. En épurant le livre 1 à quoi ? Neuf ou dix pages. Et, à la place, je lui substituerais un livre 4 : suivre ses traversées aqueuses. Pour rappel, dans Le dernier monde de Céline Minard, le héros ne croise personne lors de ses errances géographiques (mis à part quelques milliers de bêtes, des fantômes et des fictions mentales).

  • 200214

    27 février 2014

    Le jour tombait lorsqu’ils arrivèrent en vue du gué. L’eau était plus haute que prévu. Elle arrivait aux genoux des bœufs et le chariot aurait le fond à peine au-dessus de la ligne de flottaison. Passer, c’était risquer de tremper toutes leurs affaires y compris celles qu’ils portaient, sans espoir de les sécher avant le lendemain. Jeffrey lâcha un chapelet de jurons que leur mère n’aurait pas renié. La dignité de leur entrée en ville comptait plus que tout, il n’était pas question qu’ils arrivent mouillés comme des poules. Ils campèrent devant la rivière en espérant que le niveau baisserait pendant la nuit.
    Deux heures après qu’ils se furent endormis, un orage éclatait, aussi serré qu’une trame et plus large que la contrée.
    L’eau gonflait devant eux à vue d’œil. La pluie dégringolait mais les nuages ne se vidaient pas, ils s’accumulaient. Les éclairs ébranlaient la terre, le tonnerre broyait la roche, les montagnes s’embrasaient et tremblaient sur leur base, l’eau crachait comme un animal dérangé tiré d’un sommeil millénaire. S’ils attendaient encore, il leur faudrait quinze jours pour traverser dans des conditions à nouveau sûres. Les deux frères n’eurent pas besoin de se consulter. Jeff reconduisit les bœufs au chariot, Brad les attela encore une fois ce jour-là et sans même échanger un regard, ils se jetèrent dans le gué qui déblatérait son eau noire et tourbeuse. Dès que les bœufs perdirent pied, le chariot donna de la bande et se mit en travers. Il fut emporté comme une allumette vers l’aval. Brad avait sauté du siège sur le dos du bœuf de droite et le frappait aux flancs avec les pieds en hurlant dans le vacarme de la pluie, pour qu’il ne se laisse pas couler. L’animal était fou de terreur, les yeux lui sortaient de la tête, il beuglait à travers l’orage et cherchait des quatre pattes un appui qui lui échappait sur le fond de la rivière. Celui de gauche avait la tête dans l’eau et commençait à tirer le joug vers le fond. Jeffrey plongea devant lui et martela sa gorge à coups de poing, à demi noyé lui-même. Avec l’énergie du désespoir, le bœuf reprit de l’air et comprit quand et comment respirer dans le courant. Le chariot cessa de s’affaisser. Brad continuait ses coups de talon. Jeff émergea avec les deux longes en main. Il se mit à nager en diagonale en tirant, se servant de la puissance de l’eau et de la dérive. Il laissa passer les berges les plus hautes et lorsqu’il vit une anse creuser un large trou noir dans les crêtes, il se jeta en avant de toute sa force, entraînant les animaux poussés par son frère et le chariot dont la bâche tanguait comme la grand-voile d’un navire en détresse. Brad sentit le sol revenir sous les sabots, les roues mordirent la terre, le poids du convoi s’imposa dans la masse mouvante de la rivière et s’arracha à son lit. Lorsque l’arrière du véhicule fut tiré de l’eau, Jeff et Brad gueulèrent contre les animaux pour soutenir leur effort et les faire grimper le talus qui les séparait de la terre ferme. Les bœufs tiraient sur leurs courtes pattes en lâchant derrière eux une boue verte et puante. Ils montèrent. Et une fois sur le plateau, les hommes et les bêtes, trempés jusqu’à la moelle, ahuris d’en être sortis, ne firent plus rien pendant un moment que souffler sur le sol. Quand ils eurent repris leurs esprits, il était deux heures du matin, la pluie tombait à grand bruit, l’intérieur du chariot était sens dessus dessous, ils étaient raides de froid. Hors de question de faire un feu, il pleuvait trop, hors de question de rester sur place à geler. Il leur faudrait marcher toute la nuit s’ils ne voulaient pas attraper la mort. Jeff reprit sa place sur le siège et Brad par-derrière donna un bon coup d’épaule pour imprimer l’élan du départ. Les bœufs s’ébranlèrent et repartirent sans protester, plus lourds que d’ordinaire mais plus sûrs, comme si chaque épreuve surmontée les grandissait d’une puissance supplémentaire. 

    Céline Minard, Faillir être flingué, Rivages

    J’aime assez les mouvements narratifs du dernier Céline Minard, Faillir être flingué : consistent à rassembler plus tard au même endroit spatial des personnages plus tôt éparpillés et aux destins étrangers. Et ce qui est intéressant dans ce texte ce n’est pas tant le côté western dont a beaucoup parlé la presse, c’est un récit qui pourrait se dérouler dans n’importe quelle autre époque (ou plutôt non, à la frontière entre n’importe quelles époques). Ce que moi je retiens c’est qu’elle semble beaucoup plus s’intéresser à l’animalité qu’à l’humanité des choses. C’était déjà le cas dans Le dernier monde (qui était aussi Le dernier homme de Mary Shelley), et c’est frappant ici aussi. Les bœufs, les chevaux, les moutons, les oiseaux, le gibier pour la chasse, le blanc, le sauvage, le métis. Et les interpénétrations permanentes de mondes différents bientôt joints en un seul. Quelque part, nous aurions pu glisser vers la mystique chamane. Indépendamment d’une certaine réécriture naïve de l’Histoire (mais ce n’est pas l’Histoire qui est dite, c’est le conte oral de la Vie), le plus agréable à lire, ce ne sont pas les scènes issues de la trame narrative, mais bien la construction humaine des villes, les fondations d’un passé qui commence à oublier peu à peu sa terre et sa mythologie.

  • 080517

    12 juin 2017

    Ulysse : fin du chapitre « Éole ». De l’Ulysse 2240 à 2817 : 577 jours de durée (une heure dans le livre, de midi à 13h). Soit environ 10 jours par minute littéraire. Eff : 1008 mots 2 de brume sur Gustavo Santaolalla. Dans Carnet de Pripyat 3, Carlos Rìos :

    Son corps n’est pas encore celui d’une femme complète. Nue comme un lièvre, vierge de toutes les mains qui montrent les trous de chaque univers, la Preobrazhénskaya caresse avec délice la surface calcaire d’une bibliothèque vide.

    Plus loin, GEnove 4 :

    On était là avant, aussi, avec d’autres cartes en tête, d’autres missions à accomplir, d’autres économies moins brusques peut-être, d’autres planètes terraquées, d’autres palanquées secrètes.

    Plus loin encore, Le grand jeu :

    Nous ne partageons pas l’espace avec les animaux. Nos territoires ne se recoupent pas. Non pas parce que les cartes objectives qu’on pourrait en lever ne coïncideraient pas (cela pourrait être) mais parce que leur territoire n’est pas une surface à proprement parler. Ce n’est pas une étendue dont on pourrait tracer les limites. Même si le ragondin ne franchira jamais telle ligne de crête, tel tronçon de rivière durant le cours de sa vie, sauf s’il y est contraint, il n’a pas pour autant un domaine limité à sa disposition. Son territoire c’est sa pratique. Une pratique vitale, qui subordonne à ses actions la matière dans laquelle il circule. Grignoter, déféquer, attirer, repousser, donner de la voix. Ils nous voient, ils nous entendent, ils se cognent aux planches, ils s’écrasent sous nos pneus mais ils n’évoluent pas dans notre espace.

    Et je ne sais pas où j’en suis avec ça. Ce que ça tisse en moi ici. En moi et hors de moi. Paralysé par la possibilité d’une béance, un vide, ou tout simplement l’écoulement du temps peut-être. Mais je n’ai pas su gérer ça.

  • 111118

    11 décembre 2018

    Je repense à cette femme. Qui ne m’est rien. Cette femme en rêve. Qui se fait passer pour un regret. Je souhaite qu’elle ne m’ait pas suivie, et que mes nuits ici soient plus sombres et m’en délivrent.
    Cette femme est un faux. Et ce n’est pas un souvenir.
    Les femmes que j’ai connues avaient des pupilles noires et précises, bien plantées sur les choses à regarder et à compter. Les femmes que j’ai connues étaient en haute définition. Celle-là est une sorte de hantise qui ne serait pas convaincue d’elle-même. Les femmes que j’ai connues, la paume de leurs mains était sûre et tiède. Leurs talons frottés sur mes jambes avaient des cals. Les femmes que j’ai connues étaient attachantes.

    Cécile Portier, De toute pièce, Quidam, P. 42

    Trois, c’est un bon chiffre pour lire. Trois livres en même temps, je veux dire. Je retomberai souvent sur ce rythme. Ça permet quelques alternances, des rythmes A, B, C, B, A, etc. C’est comme une danse. Ça implique de lire des trucs un minimum différents. Bashō 5 : Ceux qui m’accompagnent sont deux, l’un est un samouraï de la vague, l’autre un moine qui suit les eaux et les nuages. Du mal avec La montagne magique. Déjà, j’ai du mal avec l’idée qu’un livre commencé quelque part ne puisse pas être terminé au même endroit. Il aurait donc fallu tout lire au Japon. Mais non. Je saute pas mal de trucs, ce qui m’arrive assez rarement. Par exemple de longues joutes oratoires un brin rébarbatives (a tad). Mais je reconnais des passages magnifiques sur le temps, et le recours à la radiographie, l’apprentissage du corps par l’envers. Quand j’étais enfant puis adolescent, et que R. et A. étaient quelque part mes seuls amis, j’entendrai souvent mon père dire que trois, c’était un chiffre qui pose problème. Pourquoi ? Parce qu’il en faut toujours deux pour se retourner contre un autre. Ou un pour se sentir exclu. Je n’ai pas ce problème avec les livres. Et je n’ai pas ce problème avec personne. Dehors, c’est dimanche. Avec ce que ça peut impliquer de gris, de blême. Il fait ça dehors. Pas en moi. Pas d’écran presque (respiration). Est-ce que les lunettes fonctionnent ? Nouveau maté, un maté bio, vert foncé, sans marque apparente. Bizarre. Je crois que j’aimerais en revenir au Canarias des débuts, mais juste un tout petit peu moins fort. Plus que quelques jours et je pourrais me remettre à écrire Morphine(s), un genre de western futuriste en Sibérie. Mais je sais plus trop d’où sort ce mot, western. Jamais aimé ça, les westerns (je parle de cinéma). Et en fait, à présent que je me penche sur la question en écrivant ces lignes, je me rends compte que j’ignore tout à fait ce que ça peut être (ou ne pas être) un western littéraire. Il y a eu Faillir être flinguée de Céline Minard. Des trucs chez Gallmeister. J’ai bien dû en lire d’autres. Est-ce que ça se lit ? Nous irons en voir un au MK2 Bibliothèque, Les frères Sisters, un truc très bien fait, avec de superbes scènes de fusillades, notamment celle qui ouvre le film. Idéalement, Morphine(s) prendrait la suite de Eff. S’imposer, en contrainte, de l’écrire (ou de le corriger) chaque jour. Mais d’être là pour lui chaque jour. Je crois que c’est cette disponibilité-là qui est importante. Après le salon des éditeurs indépendants le week-end prochain. C’était une bonne date.

  • 250520

    25 juin 2020

    Ça me désole un peu de le reconnaître, mais le meilleur outil pour écrire de façon fluide sur cette tablette, et en bénéficiant de capacités de Cloud optimales, c’est encore dans un Google Doc. Zoho a procédé de son côté à la mise à jour attendue sur Notebook quant à la question de l’export des textes : dans les faits ça fonctionne (export possible dans un format interne et en html, soit). Mais à l’usage, on se demande quand même s’ils n’ont pas fait exprès de proposer un angle d’attaque tordu à leur module. Pour commencer, on ne peut pas faire un export ciblé (exporter un carnet, qui correspondrait à un projet précis, par exemple), c’est tout ou rien. Admettons, on exporte l’ensemble de nos notes, et on choisit html. Mais les fichiers ne sont pas regroupés par projet : on n’a pas, d’un côté, le carnet A, de l’autre le B. Tout est mélangé. Tout est mélangé, et tout est informe : les noms de fichiers sont une suite de caractères sans possibilité d’en faire une métadonnée fiable (un titre pour commencer ; or chaque note possède un titre). Il faut donc les ouvrir pour savoir ce qu’ils contiennent. Cela pourrait être une déception, ce n’est pas le cas. J’ai passé la journée à me dire : ce soir, j’irai tout simplement dans le passé à Altissia avec mes 50000EXP, je me rendrai dans cet hôtel de luxe qu’il y a là-bas et, pour 30 000 gils la nuit, je multiplierai par 3 mon expérience, de quoi rattraper mes 4 ou 5 niveaux en moins qui me permettraient de retourner à Insomnia finir le jeu. Moyennant quoi, je me retrouve finalement à écouter, non pas un Bolaño comme je le souhaitais un moment, ils ne sont plus en ligne sur France Culture, mais une lecture du Grand jeu de Céline Minard, un bandeau sur les yeux, une capuche sur le bandeau, et une éponge congelée dans la capuche que je bouge régulièrement pour suivre le bon nerf. Là encore, ce pourrait être une déception mais j’en étais à me dire : c’est bien aussi. Si tu obstrues un œil, est-ce que la lumière qui va dans l’un finit par ressortir dans l’autre ? Est-ce que les nerfs sont des nerfs communiquants ? Poulpir a peur de moi quand j’avance à tâtons encapuché, les mouvements hâchés, dans l’espace du salon, sans voir pouic. Elle croit que je suis autre chose que moi-même, s’en remettant donc plus à sa vue ou à son ouïe qu’à son, je ne sais pas, odorat ? flair ? instinct ? Elle me voit moi mais me prend pour un autre. Un genre d’homme des bois ou de femme sorti du Grand jeu pour (qui sait, il y a bien une marmotte) intéragir, ce qui est en soit plus que suspect.


  • ↑ 1 En réalité cette formule n’y est pas. On y trouve juste son envers « depopulated earth ». C’est une invention mienne.

    ↑ 2 Non, 1013, rajouté cinq entre temps, presque rien, pour pas de raison du tout, quelque chose comme un thé.

    ↑ 3 P. 101, paru à L’atelier du Tilde, traduction Charlotte Coing.

    ↑ 4 P. 120.

    ↑ 5 « Notes d’un voyage à Kashima », in Journaux de voyage, Verdier, traduction René Sieffert, P. 41.