Frank Smith



  • 180512

    18 mai 2012

    Les cadavres tendent bientôt à se regrouper en tas, en meutes. Ils se font de petits conciliabules d’odeurs dans les recoins et les salons des appartements qui défilent maintenant dans le défoncement invariable de leur porte. Bolt se convainc du cul-de-sac, pas de doute, et même au fond du corridor s’entassent effectivement des sacs et, si l’on veut, des culs. Ce sont ceux de combattants abattus dans le dos, tombés sur le ventre, non guère retournés pour identification. Les mouches ont colonisé ces inconnus comme des îles du Pacifique, patrouillent d’archipels en archipels, s’inventent un code d’odeur et de frottements de pattes pour exploiter tout ça en se foutant bien des noms indigènes, des noms tout court, et puis s’il le faut, on renommera.

    Simon Auclair, Cité-Monarque (Fragments du futur 171 : rendez-vous, fuite), Onlit

    Quoi le problème avec Le roman d’Eneas ? D’abord introuvable en numérique, ensuite papier dans la vraie vie, puis des ruptures via Amazon et ce matin impossible de le foutre dans la poche gauche (celle dedans), rentre pas. À la place lu Cité-Monarque de Simon Auclair, aucun rapport, dans l’Odyssey. Un ton d’SF bien dite mais y a trop de mots. Beau l’épigramme de Reverdy et quelques phrases en gris foncé. Ce qui m’a décidé, à l’achat, c’est les premières lignes, celles où ça dit torse. Je sais pas pourquoi mais la question qui me vient en tête serait : elles où sont les lames de rasoir ? Je parle encore du texte. À mon oreille ça manque d’aigu. Faudrait lire Reverdy. Et mon truc, vies //, en est-ce de la SF ? Sais pas trop. Je sais que c’est bien meilleur dans les parties discours direct, j’aurais pas cru. Dès que je repars en narration au tu je me viande. Pour le discours beaucoup appris de ma lecture Guantanamo en mars. C’est au contact qu’on s’arme.

  • Guantanamo

    4 décembre 2015

    Texte tiré du livre Guantanamo de Frank Smith paru chez Publie.net et au Seuil en 2009/2010. Ce texte a fait l’objet ces derniers jours d’un focus Publie comme livre de la semaine. On retrouvera sur cette page un fragment d’article écrit par Laurie Anderson dans le New-Yorker il y a quelques semaines ainsi qu’un enregistrement audio d’une partie du texte lu. Cet extrait est proposé dans le cadre de la dis­sé­mi­na­tion « État d’urgence » orga­ni­sée par la webas­so­cia­tion des auteurs, sous l’impulsion de Robin Hunzinger.

    L’homme a passé deux ans dans l’armée Ouzbèque.
    Quand il a eu fini l’armée,
    l’homme a dit à son frère, un homme d’affaire,
    qu’il voulait se marier.
    Le frère a dit à l’homme qu’il pouvait l’aider,
    qu’il lui donnerait six cents dollars
    pour se marier
    et s’acheter une voiture
    à la condition qu’il participe à une mission avec lui.
    L’homme a accepté et son frère lui a demandé en échange
    qu’il l’accompagne au Tadjikistan pour affaire
    et y récupérer de l’argent. 
    L’homme est donc parti avec son frère
    vendre des produits de contrebande
    mais l’homme s’est fait avoir
    car en vérité le frère de l’homme fuyait l’Ouzbékistan.
    Le frère a confisqué son passeport à l’homme
    pour qu’il n’y retourne pas non plus,
    et serve ainsi d’otage au gouvernement.
    Le frère de l’homme, a-t-il alors appris, avait déjà été emprisonné
    pour s’être laissé pousser la barbe
    et s’être rendu à la Mosquée.
    En 1999, l’homme a quitté le Tadjikistan
    avec près de 200 familles ouzbèques
    pour immigrer en Afghanistan.
    Un « grand patron » est venu en voiture de Dushanba, la capitale,
    à Gharum,
    où l’homme et deux cents familles ouzbèques vivaient alors,
    leur faire savoir que le Ministre des Affaires Étrangères ouzbèk 
    ne les mettrait pas en prison
    si tous revenaient en Ouzbékistan.
    L’homme, sa femme et sa mère
    ainsi que les deux cents familles ont cru le « grand patron »,
    et donc pris le chemin de l’Ouzbékistan.
    Après deux jours de bus,
    l’homme, sa femme et sa mère et deux cent familles ont atteint
    une base militaire russe
    en plein désert, près de la frontière.
    Un général haut gradé russe les y attendait.
    Par bateau puis,
    quand il a cessé de fonctionner, par hélicoptère,
    on a fait traverser la rivière Amu
    aux deux cents familles ouzbèques,
    ainsi qu’à l’homme, sa femme et sa mère.
    Sa femme, sa mère et lui s’imaginaient toujours
    qu’on les emmenait en Ouzbékistan,
    mais quand ils eurent atteint l’autre côté de la rivière,
    un Tadjik leur a fait savoir qu’ils venaient en fait de pénétrer en Afghanistan,
    et qu’il allait falloir se débrouiller tout seul,
    le Tadjikistan ayant en effet décidé
    de se débarrasser de ses immigrés ouzbèks.
    Des familles ont tenté de discuter
    parce qu’elles ne voulaient pas être abandonnées là,
    mais on les a menacées de mort
    si elles n’arrêtaient pas de se plaindre.
    L’homme croit qu’ils étaient alors
    dans la région d’Ahmed Shah Massoud.
    Deux jours plus tard,
    à cause de la guerre en Afghanistan,
    un homme de Tur Kman
    est venu leur conseiller
    de s’éloigner de la frontière
    pour gagner les villes.
    Après deux jours de marche,
    l’homme, sa femme, sa mère
    ainsi que les deux cents familles 
    sont arrivés à Tur Kman,
    le village le plus proche.
    L’homme, sa femme, sa mère et les deux cents familles
    y sont restés cinq jours.
    Puis des Ouzbèks Afghans les ont emmenés en voiture
    jusqu’à Kunduz,
    où ils ont profité de leur hospitalité.
    Dans le groupe,
    un ancien du nom de S. a décidé d’atteindre Mazar-e-Charif,
    parce que s’y trouvaient soi-disant beaucoup d’Ouzbèks.
    Arrivés à Mazar-e-Charif, on leur a permis d’habiter
    dans les maisons désertées du quartier de Saïd Abad.
    Là, on leur a dit qu’il fallait observer certaines règles
    — se laisser pousser la barbe,
    se rendre à la Mosquée cinq fois par jour —
    ou alors ils seraient punis.
    L’homme a manqué quelques prières du matin
    et l’homme a été puni.
    S. et l’homme, ils sont entrés en conflit
    parce que l’homme refusait d’obéir à ces règles.
    S. a dit à l’homme qu’il devait quitter les lieux
    ou il serait jeté en prison.
    L’homme a quitté sa femme et sa mère
    et est allé s’installer à Shebergam,
    où vivait une communauté d’Ouzbèks.
    Shebergam, c’était le quartier général du général D.,
    un chef de guerre Ouzbèko-Afghan
    qui se battait contre les Talibans.
    A Shebergam, les Ouzbèks ont donné à l’homme un peu d’argent
    et l’homme a acheté et vendu des moutons
    pour gagner sa vie.
    L’homme a demandé comment il fallait faire 
    pour rentrer en Ouzbékistan,
    mais ça voulait dire passer par le Turkménistan,
    et il lui aurait fallu un passeport.
    Un jour,
    l’homme a voulu rendre visite à sa femme à Mazar-e-Charif,
    mais S. a fait irruption
    et lui a demandé ce qu’il faisait là.
    L’homme a donné de l’argent à sa femme
    puis est rentré à Shebergam.
    Six mois plus tard,
    l’homme a fini par acquérir une maison.
    L’homme est retourné chercher sa femme à Mazar-e-Charif,
    mais tous les immigrés avaient disparu.
    L’homme a entendu dire alors
    qu’on les avait emmenés à Kaboul.
    Après deux mois passé à les chercher,
    l’homme a fini par apprendre
    qu’on avait envoyé sa femme et sa mère
    à Lugar.
    L’homme les y a trouvées,
    mais on lui a d’abord interdit
    de pénétrer dans le camp.
    On l’a autorisé de rester jusqu’à midi
    quand l’homme a expliqué
    que sa femme et sa mère y étaient réfugiées.
    Quand, à midi,
    l’homme n’était toujours pas parti,
    S. l’a accusé d’être un espion
    et exigé de lui qu’il quitte les lieux avec femme et mère.
    L’homme, sa femme et sa mère se sont alors dirigés
    vers Mazar-e-Charif
    qui était entre-temps tombée
    sous le contrôle du général D. de l’Alliance du Nord.
    Mais sa femme, enceinte de sept mois,
    n’a pas pu finir le voyage.
    L’homme a laissé femme et mère à Kaboul,
    en pensant revenir les chercher
    une fois qu’il serait installé à Mazar-e-Charif.
    À cause des combats,
    l’homme n’est jamais parvenu à Mazar-e-Charif .
    L’homme a passé un ou deux mois à l’hôtel
    à attendre que cesse la guerre
    pour pouvoir poursuivre son voyage.
    Puis un des généraux de D. est venu l’interroger.
    L’homme lui a dit qu’il voulait voir son chef à Mazar-e-Charif,
    mais le général lui a répondu
    que D. était devenu trop important
    et qu’il ne pourrait pas le recevoir,
    qu’il avait été nommé à Kaboul.
    Le général lui a proposé de rencontrer
    le nouveau gouverneur à la place.
    L’homme est alors monté dans une voiture militaire,
    mais au lieu de prendre la route de Mazar-e-Charif,
    la voiture a filé en direction de la base aérienne de Baghram.
    Là, des soldats américains ont entouré la voiture.
    L’homme a été interrogé,
    puis emprisonné.
    L’homme n’a pas été relâché depuis, dit-il. 

  • 091215

    19 janvier 2016

    Bibliothèque rue de Picpus, c’est mon bureau l’après-midi. Un geste à faire pour voir de suite si on est bien au bon endroit : regarder à ACK et à COS. C’est un bon indicateur. Rue Lamblardie il y a, curiosité temporelle, une cabine téléphonique. Mis un petit panier à 4.99€ rempli de dix livres évacués des étagères dernièrement pour X raisons, puis une petite affichette invitant à se servir. Au retour, avant de trouver le Fonctions Bartleby, bref traité d’investigations poétiques 1 envoyé par Frank Smith dans ma boîte, il y avait une autre boîte à dons près du kiosque associatif qui invite à déposer et puis à se servir. Peut-être que des livres pourrait y en avoir là aussi. L’idée, ce serait aussi pouvoir, à chaque achat de livre à venir, retirer un livre en échange dans ma bibliothèque, à cause de l’espace fixe mais aussi pour le mouvement circulatoire, pour le flux. Quelqu’un écrit quelque part que le problème, c’est l’hyper-présent. Ça nous coupe de... mais d’un coup une chanson oubliée 2 apparaît par inadvertance au fond des yeux et c’est juste bouleversant.

  • 231215

    31 janvier 2016

    Et la solitude, là-dedans ? B. est pleinement seul. Son isolement n’induit aucun contact, ni gêne ni frottements, ni difficultés de croisement ou de décroisement de paroles, d’yeux ou de jambes, ni regards parasites et ni conversations fortuites dont on n’aurait que faire parce que reposant sur des malveillances et des malentendus. Face à lui, c’est toujours la même personne que l’on retrouve devant soi. Quand on est seul, mais encore choisi, recruté, employé par un patron, nommé encore par un nom mais sans vie et sans voix, détaché de tous liens, sans lignage et sans peuple, abandonné de tous, et c’est dans ce cas alors — que peut-on dire encore ? — qu’on peut dire quelque chose encore, qu’il y a du langage parmi les voix qui parlent dans B. Cette articulation de langue s’adresse-t-elle au père, au patron, aux camarades de travail, aux frères, à B. endossé par Bartleby ? Au peuple et sa volonté commune de maintenant ? Cette articulation de langue est-elle ?

    Frank Smith, Fonctions Bartleby, bref traité d’investigations poétiques, Le Feu Sacré Éditions, Les Feux Follets, P.19-20

    À Montbrison, des sangliers sèment la panique en ville. Quand tu regardes I. sans tes lunettes c’est le visage d’une adulte. Au Quartier Latin il y a Verlaine gisant, mondeling, demain Demain et La Ballade du vieux marin. À St-Petersbourg, ruelle S…, sous la fameuse marche de Raskolnikov, la hache incriminée. Dans la cour, le panneau ne dit pas Défense d’afficher mais Défense de pisser. La rue de la Sainte Chapelle n’existe pas, tu dois te perdre à Centre 2 pour y aller, il n’y a plus de sortie latérale, tout ce sur quoi tu tombes c’est l’entrée des parkings. J’ai un air à l’orgue sourd qui revient dans ta tête, c’est quoi ce truc, sans doute ça vient de The Leftovers, ça revient jusqu’à ce qu’une impression de déjà vu s’empare d’une bouteille de jus de fruits à la framboise. Dans la nuit noire un peu avant cinq heures la pleine lune veille sur nous. Bruits de voitures électriques et télécommandées alors.

  • 130617

    13 juillet 2017

    Un jeune garçon qui dort dans un lit et soudain c’est ce type qui lui éclate la tête avec une masse énorme. C’est un rêve. Derrière, dans un autre, ce sera ce grand singe, gorille peut-être, se collant sur son corps de la boue pour stocker ses souvenirs. Eff : 602 mots entre deux paragraphes, je sais pas trop ce que je fous. Reprise des mails non lus du marché, j’ai pas fini encore. Et des trucs comme des chiffres et des chiffres et, il faut bien le dire, une certaine forme d’usure. Soirée à la bibliothèque Marguerite Audoux au cours de laquelle Jean-Philippe Cazier, Juliette Mézenc et Frank Smith ont tourné autour du je poétique, suivi d’un échange lumineux sur le nous, questions qui me taraudent depuis quelques temps, dans t notamment, mais aussi dans mes lectures (Svetlana Alexievitch, Joshua Ferris, Sébastien Ménard).

  • 031117

    3 décembre 2017

    Se réveiller en plein milieu de la nuit : eh merde, est-ce que ces livres seront bien livrés à temps pour ? L’ascenseur fonctionne de nouveau après presque un mois de maintenance oui mais maintenant il parle. Pas sûr d’approuver ça. À présent c’est le chauffe-eau qui ne fonctionne plus, il n’y a donc plus que de l’eau froide. On se renvoie la balle dans les services bureaucratiques qui gèrent ces trucs. On n’est pas très pressé de nous venir en aide. Ça devrait attendre lundi. Ils vont rouvrir un nouveau procès Pistorius. C’est à cause de la peine appliquée (six ans ferme), jugée pas assez élevée par le parquet. Un signe qu’il faut effectivement que je me lance dans cette histoire ? Comme si je n’avais pas déjà trop de choses en cours. Et je peine à distinguer la forme que ça prendrait. Il me faudrait prendre appui sur quatre ou cinq livres pour y voir plus clair, je pense à Autoportrait, Tumulte, Guantanamo, Décore Daguerre et Exposé des faits. Y penser donc. Et 530 mots pour Eff, en attendant mieux.


  • ↑ 1 Un petit objet souple en carton où tu te dis bien sûr, en le voyant dans l’enveloppe, en le feuilletant, mais c’est ça qu’il faut faire.

    ↑ 2 C’est Sand River (dont j’ai toujours cru que le titre était, non pas Automn Leaves, comme le dit la chanson, mais bien autumnly, l’adjectif venu de l’automne, et je l’aimais ce mot).