Temps



  • Titre à une voix

    9 novembre 2008

    melliphage.jpgJe ne cesse de répéter dans ce carnet de bord que je ne suis pas un bon donneur de titres. J’en suis rarement satisfait ; je les attrape au vol et les fixe dans la foulée par pure haine de voir un fichier anonyme, un dossier-point-d’interrogation. Alors je trouve des titres provisoires, rarement fameux, et à force d’habitude, de provisoires ils passent définitifs. Pire encore pour les titres reliés au recueil-à-venir sur Careysall, forcés de se limiter à un mot, ce qui entrave bien évidemment toute marge de manœuvre. Je travaille depuis jeudi sur un nouveau texte court censé figurer dans Careysall. Je lui donne aujourd’hui le titre suivant : Melliphage, peut-être provisoire, peut-être pas.

    Melliphage naît de deux choses, outre la volonté de poursuivre la fragmentation de l’univers Careysall : ma lecture actuelle de Paradiso de José Lezama Lima et ce bout de zapping daté du 6 aperçu ces jours-ci ; on pouvait y voir les bras d’un homme dévorés par des verrues tropicales, gonflées sur sa peau comme des écailles, élargies au bout des doigts comme des racines. Bluffant et beau à la fois. Je l’ai intégré à Melliphage en cours de route et ne le regrette pas.

    Comme tous les fragments issus de Careysall (à ce jour : Ochracé, Scapulaire et Sablier dont il pourrait constituer la suite possible), Melliphage développe (poursuit) l’idée d’une obsession du temps fragmenté, découpé, modulé. Je m’en suis rendu compte après coup, ce n’était pas volontaire, mais la corrélation existe. Le temps est étendu dans Sablier, claustrophobique, ralenti ; il est coupé dans Ochracé pour permettre les instants précipités ; il est mer d’huile dans Scapulaire où le passé se superpose au présent, suivant le rythme des pas de Sarl. Melliphage poursuit cette drôle de destruction temporelle ciblée tout en déclinant une idée déjà utilisée pour Perf via le concours JE (texte lauréat du dit concours et qui, soit dit en passant, a été très récemment lu et enregistré en studio par Eva-Li pour le site du Scriptocrate Avisé, suivre le lien pour y voir plus clair). A voir ; pour l’instant je nage surtout en terre inconnue.
    Careysall, ville du temps mort ou déplacé, ce n’était pas spécifiquement recherché, la coïncidence est venue d’elle-même, je la remarque en traçant ces dernières pages. Mais c’est évident à présent : c’est aussi la ville de Cette mort (exemple de titre mauvais, non-définitif, que je ne parviens pas à chasser, même si d’autres bien meilleurs se sont précipités depuis) dont la narratrice souffre de la maladie de la mémoire. C’est aussi cette ville au temps rythmé par les jours de soufre et les jours de suie ; le vent coloré par ce qu’il porte et qui tartine sans vergogne les façades des immeubles jusqu’au centre-ville.

    Mais le titre est foutu, je le sais déjà, il a pris place dans ma tête, il a colonisé mon perfectionnisme lacunaire. Alors Melliphage ce sera ; cinq pages à peines, une dizaine de milliers de signes, sans doute l’un des textes anecdotiques du recueil-à-venir-sauf-qu’on-sait-pas-quand. Melliphage : la toute première phrase commence par alors, c’est une accroche (réitérée) qui me plaît bien.

  • 101108

    10 novembre 2008

    Hier, je parlais de Careysall et du temps (soufre et suie) comme unité thématique du recueil. Aujourd’hui je me construis ces quatre points à mesure que la journée s’écoule, et au moment de l’enregistrer dans le dossier Journal, je le nomme 11 et non 10, anticipant sur la date de demain, comme je fais toujours, et annihilant l’instant présent, comme je fais trop souvent.

    1

    Je me réveille les yeux pris par un rêve habituel, sorte de cauchemar léger mais récurent, qui me force, dans des situations diverses et accessoires (ici il s’agissait d’un train à prendre), à rattraper le temps fuyant, la trouille au ventre de devoir le manquer. L’heure m’obsède, je suis définitivement et irrémédiablement en retard, je cours après elle. Les chiffres rouges de mes réveils décalés s’enchaînent, souvent sur des heures fixes qui croissent mal. Arrivé à la gare, les écrans de contrôle ont été happés sur l’envers, ils ne rendent plus rien, ni horaire ni informations d’aucune sorte. On me dit que les trains sont annulés, que des bus les remplaceront plus tard, et toutes les pièces déroulées de cette gare en carton pâte se prolongent les unes les autres : ce sont toutes des salles d’attente. Au réveil, le vrai, je me défais du rêve et l’oublie un moment, je jette un œil sur l’heure, soustrais mes dix minutes habituelles pour calculer le temps réel, opération de chaque matin qui me force à émerger plus tôt que le reste du monde. Il doit être quelque chose comme huit heures dix moins dix. Le temps de s’accorder un quart d’heure avant de me forcer à me lever pour de bon. Je vois traverser le lapin d’Alice au pays des merveilles entre deux paupières mi-closes.

    2

    J’arrive au bout d’un week-end (forcé) de six jours, onze novembre oblige, mais ce qui m’occupe dans la journée c’est bien l’anticipation des suivantes. Mes jours bousculés par ce pont de début de semaine et mon onze novembre, justement, happé par cette redistribution de mon temps de travail. Au lieu de travailler lundi-mardi-mercredi comme de coutume, ce sera pour cette fois mercredi-jeudi-vendredi. Je n’aime pas être déréglé dans mon propre petit quotidien répétitif. J’ai besoin d’avoir mes jours identifiables. Alors pour ne pas être pris au dépourvu, j’anticipe à outrance l’anomalie exceptionnelle de cette présente semaine. En vain. Aujourd’hui (et non samedi, comme il faudrait que ce soit), nous allons faire les courses. Nouveau décalage qui m’oblige à savoir que nous ne sommes pas lundi mais bien un autre jour encore non-identifié.

    3

    Ma journée toute entière prise sous le poids de ce temps qui m’obsède, j’essaie d’en régler les incohérences en dissertant intérieurement sur le sens de ces anomalies. Je détermine à l’avance les étapes à venir de ma journée en friches. Je décide de ce qui va être par peur de ne pas contrôler ce qui pourrait arriver. Je planifie sec pour être sûr de pouvoir régler dans un laps de temps donné les éléments du jour pour, justement, ne pas le perdre, mon temps. Au cœur de ce chaos temporel, pourtant, je me laisse gentiment attendre dans une file interminable à la Poste, ça ne me dérange pas, au contraire. Pour une demi-heure, se prendre le luxe d’immobiliser le temps. L’horloge tourne droite, pourtant, sur l’écran rétro-éclairé de mon MP3, mais la parenthèse prend et ça n’a plus d’importance.

    4

    En zappant au hasard de la TNT ce soir, je tombe sans m’y attendre sur une énième rediffusion du premier Terminator. Celui-là même dont j’avais épuisé la bande magnétique de notre VHS quand j’étais gamin à force de visionnage répété. Le tout premier, celui où ça dit : Sarah Connor bien comme il faut. Le film pose plusieurs paradoxes temporels que je ne m’amuserai pas à décrypter. Simplement : voilà une pellicule qui a bien (mal) vieillie depuis le temps. J’en avais oublié les effets spéciaux image-par-image, la bande son synthétisée et le doublage français grésillant. J’en avais oublié la mode trop eighties et les coiffures afro-forcées. J’en avais oublié le jeu d’acteur douteux et les prolepses apocalyptiques datées. Ces quelques images prises au vol réactivent par conséquent des nostalgies à demi pouffées, car clairement révélées vieillies à la lumière du jour. A la fin du film, Sarah Connor sort survivante d’une ellipse de plusieurs mois au volant d’une jeep et d’un chien dans le décor. Elle conduit sur une route mexicaine abandonnée et dicte à un enregistreur le résumé du film qu’elle vient de vivre à son fils-prophète du futur pas encore né. Elle s’arrête à une station service où un enfant la prend en Polaroïd qu’il lui vend dans la foulée. Elle pose la photo sous l’enregistreur, redémarre la jeep, et s’en va droit sur la route de carte-postale, un décor de cinéma flashy en fond lointain, une tempête invisible qui s’annonce, puis le noir du générique double l’apocalypse précédemment évoquée via des flash-backs inversés et les paradoxes temporels diffus se résorbent, y compris celui, majeur, qui se rapporte à l’identité du fils, l’identité du père, syndrome attendu du je-suis-mon-propre-grand-père à la clef. Time (is on my side) in Quaaludes and red wine, etc.

  • 131108

    13 novembre 2008

    A un jour près on était vendredi 13 mais non. Le temps se rétracte, peut-être parce que sur mon écran décoré de tire-bouchons, je passe mon temps à rentrer les paramètres du lendemain pour pouvoir saisir les données de la veille, c’est à dire du jour même. Alors je me crois le jour d’après. Vendredi 14. Et non 13. Presque.

    Je sors en trombe à 16h29, une minute de gagnée rapport aux vingt de perdues hier, heures sup régulières mais non payées bien sûr alors, oui, je sors en trombe une minute plus tôt, et sans scrupule avec ça, histoire de pouvoir attraper mon 16h37, mollets durs sur béton sec, sinon c’est 17h07 et ça fait rentrer plus tard. En m’engouffrant dans le train pile à l’heure, je croise la silhouette avachie d’une voix qui dit les filles de Paris elles sont pas mal mais elles sont trop superficielles, sa voix tracée, son reflet biaisé, à parler comme chante Abd al Malik entre deux sièges, et puis le train s’extrait du sous-sol alors j’arrête de le voir. Lorsqu’on émerge passée Gare de Lyon, je vois sur le ciel autour s’étaler la plus belle des lumières de journée close. Quasi. Lumière granulée, lumière saisie entre les voies qu’on prend. Quelque part, je ne sais pas trop où, entre deux pages des Mains gamines, avant de voir basculer le soleil couchant plus près de mon ouest mais après avoir rangé mon mp3 dans mon manteau : des reflets dorés-progressifs, au fil de la courbe, transforment les façades des HLM barrées en papier doré pour boite de chocolats de noël. Cinq secondes, ça dure, cinq secondes pas plus.

    Le matin je m’étais levé avec Madeleine dans la tête qui n’a plus voulu en sortir. En slalomant sur mon quai, avant mon 7h52, je me suis vu échanger la vie de gens abstraits pour sauvegarder cette chanson ou toutes les autres si jamais un cataclysme fictionnel voulait que. Ensuite je me suis vu échanger ma vie présente, quotidienne, laborieuse, contre ces chansons que j’aime et dans cette vision trop fraîche je n’hésitais pas. Mais une telle balance n’existe pas, je dois toujours partir travailler, retrouver mes collègues, gentils au demeurant, mais nous n’avons rien à voir les uns avec les autres c’est tout, alors je tombe sur mon siège, toujours le même, places larges devant l’escalier pour étaler mes genoux, et les portes se referment dans leur bip et je ne sors pas Les mains gamines, je ne me sens pas de lire, juste écouter Brel parce que le truc est parti, et la lumière dehors est une lumière du matin brumé par la buée des vitres. Il n’y a rien à voir le long des voies à l’aller.

    A midi je ressors mes salades-sous-vide à deux euros, les mêmes que je m’engloutissais déjà au Mans, pris entre mes murs de l’époque, les murs du collège Prévost, et, exactement comme durant ces mois, je me mets à lire le Désordre, non plus la version Publie.net à présent mais bien le fil actuel. Quelque part, c’est comme si l’esprit du Désordre était pour moi lié à ces salades-sous-vide, parfois sans saveur, parfois surprenament mangeables. Rien à voir pourtant, Philippe de Jonckheere étant rarement indigeste, simplement la superposition des sensations et saveurs qui est à l’œuvre dans l’inconscient culinaire de mes lectures méridionales.

    Puis revoilà l’heure de quitter à nouveau, et cette fois-ci, précisément parce que c’est la deuxième fois que l’instant arrive, que la sauvegarde me permet de reprendre l’agencement des choses, je décide de couper nette la minute d’hésitation de 16h28, je quitte une minute plus tôt que la première fois, une minute plus tôt que la minute plus tôt précédente, je quitte à 16h28, et mes mollets calmes sur les trottoirs droits peuvent souffler, j’ai mon train quoiqu’il arrive, je le sais bien, je le sais car je l’ai déjà vécu, la boucle est bouclée et les paradoxes temporels, en réalité, n’en sont pas, le temps malléable pendant que je le pense, pendant que je longe les jardins des Halles, avant de me laisser engloutir par dessous.

  • 141108

    14 novembre 2008

    Failli. (Suite d’hier)

    Les dieux viticoles avaient dû décider, pour ce jour, ce jour-j réel et non décalé dans le temps cette fois, que je ne travaillerais pas. Fine by me, mais j’aurais préféré être prévenu avant. Puis en fait non. Failli. On trouve toujours le moyen d’avoir à faire ce qu’au fond on évite viscéralement d’avoir à faire. Compliqué.

    Donc mon ordi me lâche au bureau ce matin, il me lâche en plusieurs fois, d’abord Firefox bugué, puis Explorer, puis toute la boite-trop-plate qui commence à biper à tous les étages. Resetable à souhait mais piégé dans une boucle de redémarrage sans fin. C’est Windaube ça, il me dit, mon responsable, alors je lui dis oui, peut-être, mais ça aurait pas à voir avec le radiateur collé à la tour depuis des semaines qui fait surchauffer le machin ? Non, il me dit, c’est Windaube, sûr, faut installer Linux. Alors voilà qu’il nous gave le pauvre PC de CD d’installation pirates sans effet. L’installation se lance puis reboote en chaîne insatisfaite. Impressions pourtant que l’ordi chauffe trop et qu’il se relance dès que le processeur menace de griller par mesure de sécurité, que le temps figé dans ses circuits s’altère et saute à chaque fondue des plaques internes : comme moi l’ordi, il chauffe trop.

    Donc me voilà lâché sans ordi, à faire des courses à la Poste pour m’occuper, parce qu’évidemment sans ordi je ne peux rien faire. A mon retour je récupère un ordi parallèle sur lequel mon logiciel fétiche n’est pas installé. Tout ce que je peux faire, du coup, c’est répondre aux mails éparpillés, remplir des factures à rallonge et compléter des listes de prix interminables que le marketing me refile parce que c’est long et chiant. Aliénant vient en option.

    En retour de pause déjeuner (comprendre : un quart d’heure de salade-sous-vide sans, cette fois, lecture du Désordre, faute d’écran noir), je découvre mon ordinateur de remplacement en veille, protégé par un mot de passe que je n’ai pas, que personne n’a visiblement, sinon mon responsable, évidemment absent pour le reste de la journée. Du coup, c’est journée chaises musicales, je jongle d’un poste à l’autre en fonction des absences-présences des uns et des autres. A 16h15, soit un quart d’heure avant la fin de ma garde, je termine péniblement les trucs les plus urgents. A 16h20, j’improvise une conversation téléphonique toujours privé de mon support écran (et donc, par conséquent, de toutes mes fiches d’informations sur les produits qu’on est censé vendre), alors je réponds de mémoire sur des références que je maîtrise mal. A 16h25 je m’apprête à partir, prêt à attraper mon 16h37, mais non, les dieux viticoles désapprouvent et m’envoient pour une dernière course à la Poste, j’embraye donc sur le 17h07, avec appareil photo oublié qui plus est, pour un 17h34 empoussiéré, faute de mieux.

    Le temps du jour rythmé d’horaires qui tournent à vide. Des nappes de temps trop lent enchaînées aux heures d’activité qui fusent. Journée déroutante, fort heureusement terminée. Entre ces heures boiteuses, scotché à mon bureau trop froid, je prends le temps de reprendre Melliphage, de le relire sur papier et d’en corriger les incorrections (et il y en a). C’est au moins quarante minutes utiles prises dans ce marasme de temps perdu. Juste une parenthèse, au moins, pour m’assurer que ma journée n’a pas été vaine, que je ne l’ai pas traversée sans la voir.

  • 221108

    22 novembre 2008

    Le temps n’adopte aucune structure régulière parce que mes semaines fluctuent au gré de ce que l’on me demande. L’impression que depuis un mois je n’ai pas fait deux semaines de suite identiques, ce qui est probablement faux, mais l’impression disais-je. Cette semaine, par exemple, décalée du mardi au jeudi, et non du lundi au mercredi comme elle aurait dû être, puis du jeudi prolongée au vendredi pour faire face aux circonstances qui ont fait que. Une semaine de quatre jour qui, du coup, aspire vers elle un jour de la semaine à venir pour équilibrer le tout pendant qu’entre temps, j’apprends en début de semaine, passée celle-là, que je suis bien prolongé, comme prévu, pour trois mois supplémentaires, donc un peu moins que prévu, mais peu importe, du moment que je peux prévoir.

    Alors le rythme des jours martelé par les allers-retours en train, d’un climat gris à un autre, d’un matin froid à un dix-huit heures nuit, c’est un peu répétitif mais Kafka aide, quinze pages ici et là, puis le reste du temps rester figé malgré la nuque qui flanche et les poignets mous contre la vitre. Autour, d’autres nuques brisées, celles de ce couple, par exemple, que je croise chaque matin en partant, puis que j’ai le loisir d’observer ensuite, toujours dans le même wagon, piquer du nez l’un contre l’autre, entouré d’autres nez piqués par brochette qui m’épuisent, m’épuisent déjà, alors qu’il n’est bien souvent pas encore huit heures trente. Lorsque j’arrive au bureau, j’ai à peine le temps de poser mes affaires que le téléphone sonne déjà et l’on me dit un nom à l’autre bout de la ligne, souvent suivi d’un j’ai déjà appelé hier et avant-hier aussi, ces journées commencement bien, et effectivement, c’est bien un nom qui me rappelle quelque chose, mais impossible de retrouver le post-it de la veille ou l’avant-veille correspondant.

    Je profite tout de même des heures creuses de midi pour reprendre Melliphage l’air de rien, quelques relectures de plus, histoire de pouvoir en terminer les corrections. Normalement ce devrait être prêt d’ici la fin du week-end. Depuis les échos de la rue voisine, passé deux heures, l’air un moment de Strangers in the night à la trompette résonné, puis aspiré à l’intérieur du bureau, depuis l’envers de nos vitres. Malheureusement le trompettiste est itinérant et son air s’échappe avec.
    Entre temps, voilà qu’on me propose, comme je le redoutais depuis le début, je ne pensais pas que ça viendrait si vite cela dit, si ça m’intéresserait de passer à quatre ou cinq jours par semaine au lieu de trois. Je décline gentiment, entre deux e-mails agacés, prétextant qu’avec mes trois jours je m’y retrouve parfaitement. Non que la semaine ait été éprouvante, malgré l’absence de mon responsable, me laissant de fait tout seul pour gérer le service client, mais je vois bien qu’avec quatre jours de pris dans la semaine, si le boulot est bien rempli, le travail, lui, n’avance pas : je n’ai presque rien écrit depuis plus d’une semaine.

    Je sors hier à cinq heures moins quart, mes fantasmes de 16h37 évaporés, je traine donc un peu les pieds, je ne suis pas pressé, avant de m’engouffrer sous la carcasse des Halles. En chemin jusqu’à mon quai, je croise le corps de ce mendiant, à genoux sur le sol, iceberg humain planté immobile entre les flots de jambes indifférentes qui continuent d’avancer, dans un sens ou dans l’autre. Son visage lisse et fermé, ses deux mains jointes en prière. Personne autour ne s’arrête devant lui. J’aurais envie de le prendre en photo, mon appareil est à portée de bras, mais ses yeux sont grand ouverts et je ne voudrais pas qu’il puisse me voir. Compliqué. J’avance. Le matin même, c’était une dame effondrée dans un escalator à l’arrêt, les équipes de secours rassemblées autour d’elle, le souffle court, des dizaines d’yeux passants agglutinés par dessus. Puis, un peu plus tard, l’impression, en traversant une gare à l’arrêt, d’apercevoir sur le bord d’un quai, un corps démembré pris dans une couverture allu, et plusieurs usagers aveugles, pressés, qui engouffraient leurs pas dans la couverture, leurs corps soudainement aspirés par l’autre, inanimé. Mais le train redémarre et mon angle se bouche, je ne vois pas la suite.

  • 050109

    5 janvier 2009

    Je vois monter la couche neigeuse sur les bords de quai sans pour autant voir tomber la neige. Je me pose la question de savoir quelle heure on est, il ne devrait pas faire nuit, ce n’est pas le cas d’habitude lorsque je suis ce rythme là, puis comprends que le train s’est engouffré dans un tunnel depuis plusieurs minutes. Je vois émerger les bulldozers caressés par les lampadaires de huit heures, les camions en file aux sorties des entrepôts et les traces sur l’asphalte mi-blanc. Les usines fument ou ne fument pas, la mécanique du matin broie les carcasses de voitures pétrifiées dehors. Le train avance comme on pourrait marcher, rarement plus vite, les quais on les frôle. Je tombe mon MP3 (main gauche) dans l’attente à force de poignets trop lâches. La personne en face de moi tricote une tête de dinosaure entre ses doigts et puis ses ongles longs battent en rythme sur ses genoux avant le terminus.

    Dehors la neige tombe trop fine : depuis que j’ai quitté St-Etienne aucune neige ne tient plus nulle part. Elle tombe sur le Louvre à côté et sur le Café du Louvre en face puis elle fond vite à peine l’asphalte effleurée. Je cherche à voir la neige fixer la rue mais non, les voitures circulent normalement.


    Durant ma lecture de midi, je tombe sur :

    L’hallucination consistait en ce que mon esprit semblait se déplacer librement à travers la pièce. Une source de lumière unique tombait de façon uniforme sur la table. Olivecrona (à moins que ce soit moi), se penchait en avant. Sa blouse s’était prise dans le grand tabouret et je le vis la dégager avec son pied. La lampe fixée à son front projetait sa lumière dans la cavité béante de mon crâne. Il avait déjà drainé le liquide jaunâtre. Les lobes du cervelet avaient l’air de s’être affaissés et séparés l’une de l’autre et il me semblait voir l’intérieur de la tumeur ouverte. Il avait cautérisé les veines sectionnées avec une aiguille chauffée au rouge. L’angiome était visible, étalé à l’intérieur de l’abcès, un peu de côté. La tumeur elle-même ressemblait à une grosse boule rouge. Dans ma vision, elle paraissait de la taille d’un petit chou-fleur. Sa surface en relief formait un motif, comme un camée ciselé. Le modèle suggérait vaguement un buste de femme. Oui, une femme embrassant son enfant. Sur la tête de la mère, se dessinait une dentelle italienne. Le bambino, vu de profil, s’accrochait à son cou.

    Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne, Viviane Hamy, trad : Françoise Vernan, P.225.

    puis regarde ma salade de pâtes jaunes aux Surimi d’un œil affecté. J’hésite puis ne finis pas.


    Durant l’après-midi je


    pense aux fictions très courtes que je pourrais disséminer entre les pages du Journal, l’une partirait dans l’espace et l’on ramasserait des débris, des ordures, pour recyclage – me dis que janvier est un bon mois pour lire Antoine Volodine mais je n’en aucun sous la main – espère que ce con là qui me prend pour son chien ne rappellera plus – essaie d’écrire les quelques lignes de ce billet entre deux commandes à enregistrer – tente de me souvenir du titre de cette chanson piégée depuis ce matin entre mes tempes, sans succès – vois tomber la neige encore, mon chauffage privé collé au mur qui brasse de l’août à plein régime contre moi – me dis que je mangerais bien quelque chose de joli ce soir.


    Dehors : six minutes pour gagner le 16h37, et gare à pas se laisser prendre dans la boue brune des trottoirs, la neige des centre-villes, qui laissent plier les chevilles. Plus haut, mes gants trop grands que je ne sais pas où mettre.


    Je vois dans le train du retour qu’une chaussette noire stagne dans une flaque de boue séché entre les deux portes et personne pour s’y intéresser. Arrêté un moment en gare de C. nous repartons finalement au moment même où un autre train type Secteur 7 démarre sur un quai voisin, celui-ci dans l’autre sens : la plaque de béton prise entre, celle qui dit Ne pas descendre ici semble bloquée dans un paradoxe temporel, incertaine du mouvement à suivre, déchirée entre les deux trains antagonistes. Le paradoxe se poursuit : assis à l’envers du sens du rail, l’impression d’être aspiré par le temps, de remonter l’ordre des choses (la vitesse aussi). Un peu plus tôt : un étang près de G. complètement gelé en contrebas et la neige déposée par dessus comme une feuille de calque. Y retrouver par hasard le titre de ma chanson perdue ; c’était Nylon smile.

  • 280309

    28 mars 2009

    Les détectives sauvages, c’est un roman typique du vingtième siècle en cela qu’il se projette (propage) dans le temps. L’épitaphe du haut de la page dit 1976-1996, il faut en réalité remonter aux années vingt plutôt (le poème de Cesárea Tinajero) pour avoir une idée de l’amplitude du temps traversé. Les détectives sauvages, c’est un roman fleuve, tentaculaire et kaléidoscopique ; autrement dit un livre du temps.

    J’ai choisi aujourd’hui deux passages, séparés dans le texte par plus de trois cent pages. Le personnage décrit s’appelle Ernesto San Epifanio. Le premier extrait date de 1975, mais les photos décrites peuvent remonter à une ou deux années plus tôt, puis 1977 pour le second, raconté en 1979. Quatre temps qui se traversent et s’enchevêtrent :

    la série de photos amoureuse (pornographique) > l’instant où Garcia Madero, alors narrateur, découvre les photos en compagnie de San Epifanio et d’Angélica Font > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent > l’opération de San Epifanio et les jours qui suivent raconté deux ans plus tard par Angélica Font au détective sauvage que peut être le lecteur.

    Il devait y avoir une cinquantaine ou une soixantaine de photos. Toutes avaient été prises au flash, et à l’intérieur d’une chambre, sûrement une chambre d’hôtel, sauf deux, où on voyait une rue nocturne, très mal éclairée, et une Mustang rouge avec quelques personnes à l’intérieur. Les visages de ceux qui étaient à l’intérieur de la voiture étaient flous. Les photos restantes montraient un jeune homme de seize ou dix-sept ans, mais il aurait aussi bien pu en avoir seulement quinze, blond, les cheveux courts, et une jeune fille peut-être plus âgée de deux ou trois ans que lui, et Ernesto San Epifanio. Il y avait sans doute une quatrième personne, celle qui prenait les photos, mais elle, on ne la voyait jamais. Les premières photos représentaient le jeune homme blond, habillé puis peu à peu moins habillé. A partir de la quinzième photo San Epifanio et la jeune fille apparaissaient. San Epifanio portait un veston long violet. La jeune fille, une élégante robe de soirée.

    (...)

    A peu près à la vingtième photo le jeune homme blond commençait à revêtir les habits de sa sœur. La jeune fille, qui n’était pas aussi blonde et était un peu enrobée, faisait des gestes obscènes à l’inconnu qui les photographiait. San Epifanio, au contraire, du moins pendant les premières photos, conservait son contrôle, souriant, mais sérieux, assis sur un fauteuil en skaï, ou sur le bord du lit. Tout cela n’était cependant qu’un mirage, parce qu’à partir de la trentième ou trente-cinquième photo San Epifanio se déshabillait aussi (son corps, aux jambes et aux bras longs, paraissait excessivement maigre, squelettique, beaucoup plus qu’il ne l’était réellement). Les photos suivantes montraient San Epifanio en train d’embrasser le cou de l’adolescent blond, ses lèvres, ses épaules, sa verge à demi dressée, sa verge dressée (une verge, soit dit en passant, remarquable chez un garçon à l’apparence si délicate), sous le regard toujours attentif de la sœur dont parfois on voyait le corps en entier et parfois seulement une partie de l’anatomie (un bras et demi, la main, quelques doigts, la moitié du visage), et même parfois l’ombre seule projetée sur le mur. Je dois avouer que je n’avais jamais vu de ma vie quelque chose de pareil. Personne, évidemment, ne m’avait averti du fait que San Epifanio était homosexuel. (Sauf Lupe, mais Lupe avait aussi dit que moi j’étais homosexuel.) Donc j’ai essayé de ne pas laisser transparaître mes sentiments (lesquels étaient, pour le moins, confus) et j’ai continué à regarder. Comme je le craignais, les photos suivantes montraient le lecteur de Brian Pattern en train d’enculer l’adolescent blond. Je me suis senti rougir et tout à coup je me suis rendu compte que je ne savais pas comment, de quelle manière j’allais pouvoir regarder les sœurs Font et San Epifanio quand j’aurais terminé de passer les photos en revue. Le visage du jeune homme enculé se tordait en une grimace que j’imaginais être de douleur et de plaisir mêlés. (Ou de théâtre, mais ça je l’ai pensé beaucoup plus tard.) Le visage de San Epifanio semblait s’affûter par moments, comme une lame de rasoir ou comme un couteau intensément éclairé.

    Roberto Bolaño, Les détectives sauvages, Christian Bourgois, trad : Roberto Amutio, P. 77-78
    Fin 1977 Ernesto San Epifanio a été admis à l’hôpital parce qu’on devait le trépaner et lui enlever un anévrisme du cerveau. Mais au bout d’une semaine on a dû l’ouvrir de nouveau parce qu’il semblait bien qu’on avait oublié quelque chose à l’intérieur de sa tête. Les espérances des médecins pour cette deuxième opération étaient minimes. Si on ne l’opérait pas il mourrait, si on l’opérait aussi, mais un peu moins. C’est ça que j’ai compris, et j’ai été la seule personne qui ait été avec lui tout le temps. Moi et sa mère, bien que d’une certaine manière sa mère ne compte pas, parce que ses visites quotidiennes à l’hôpital l’ont transformée en femme invisible : quand elle se montrait son calme était si grand que même si en vérité elle entrait dans la chambre et s’asseyait à côté du lit, dans le fond elle ne semblait pas franchir la porte, ou ne jamais finir de franchir ce seuil, silhouette minuscule encadrée par le vide blanc de la porte.

    (...)

    Aucun écrivain, aucun poète, aucun ancien amant n’est venu.

    (...)

    Quelques jours après on l’a déclaré guéri et il s’en est allé chez lui. Je n’y étais jamais allée, on se voyait toujours chez moi ou chez des amis. Mais à partir de ce moment j’ai commencé à lui rendre visite chez lui.

    (...)

    Un soir je suis arrivée chez lui et sa mère m’a reçue à la porte puis m’a emmenée jusqu’à sa chambre en proie à une agitation qu’au début j’ai attribué à une aggravation de l’état de santé de mon ami. Mais l’agitation maternelle était due au bonheur. Il est guéri, m’a-t-elle dit. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, j’ai pensé qu’elle faisait allusion à la voix ou au fait qu’Ernesto pensait maintenant avec une plus grande clarté. De quoi il est guéri ? ai-je dit en essayant de lui faire lâcher mon bras. Elle a mis du temps à me dire ce qu’elle voulait, mais finalement elle n’a pas pu faire autrement. Ernesto n’est plus un pédé, mademoiselle, a-t-elle dit. Ernesto n’est plus quoi ? ai-je dit. A ce moment-là son père est entré dans la chambre et après nous avoir demandé ce que nous faisions fourrées là, il a déclaré que son fils était enfin guéri de l’homosexualité. Il ne l’a pas dit avec ces mots et moi j’ai préféré ne pas répondre ou poser d’autres questions et je suis sortie immédiatement de cette chambre horrible. J’ai eu pourtant le temps, avant d’entrer dans la chambre d’Ernesto, d’entendre la mère dire qu’à quelque chose malheur est bon.
    Évidemment, Ernesto a continué à être homosexuel même si des fois il ne se rappelait pas très bien en quoi ça consistait. La sexualité s’était transformée pour lui en quelque chose de lointain, qu’il savait doux ou émouvant, mais lointain. Un jour Juanito Davila m’a téléphoné et m’a dit qu’il s’en allait au nord, travailler, et m’a demandé que je transmette ses adieux à Ernesto de sa part parce qu’il n’avait pas le courage de les lui faire. A partir d’alors il n’y a plus eu d’amants dans sa vie. La voix a fini par changer un peu, pas suffisamment : il ne parlait pas, il ululait, gémissait, et en ces occasions, à l’exception de sa mère et de moi, tous les autres, son père et les voisins qui rendaient les interminables visites de rigueur, fuyaient loin de lui, ce qui dans le fond constituait un soulagement, à tel point qu’une fois j’en suis arrivée à penser qu’Ernesto ululait exprès, pour faire fuir tant d’atroce courtoisie.

    P. 398-401.

    Outre la question des regards entrecroisés sur laquelle il y aurait beaucoup à dire dans ses extraits (entre Garcia Madero, l’adolescent blond, sa soeur, Angélica Font, Ernesto San Epifanio, sa mère, son père et Juanito Davila, tout le monde se regarde, personne ne se voit) voilà sans doute la dimension du livre la plus cruelle : avec l’épaisseur du temps traversé et la multiplicité des regards impliqués, les personnages se laissent dégrader au fil des pages ; arrivé au bout il n’en reste souvent plus rien ou plus grand chose. Cet exemple est frappant pour un personnage somme toute mineur mais important (ils le sont tous, finalement) : ce premier passage esquisse San Epifanio dans un instantané du désir homosexuel. C’est son identité. Trois cent pages plus tard, cette identité vacille, s’éteint avec le personnage (« il est guéri »). Dans cette perte d’identité parallèle, il laisse aussi sa voix : il ne peux plus témoigner, lentement le personnage s’éteint. Entre temps, c’est bien une vie qui a eu le temps de couler. Noyé dans la masse de témoignages qui s’articulent, on ne prend pas garde, d’abord. Puis ces deux passages s’isolent du reste, on se rend simplement compte que le personnage s’est construit puis déconstruit le temps d’un livre entier pendant qu’on regardait ailleurs. A la fois fascinant – fascinant bien sûr – et terriblement dur à la lecture. Ces phénomènes d’échos au sein du livre sont fréquents : les témoignages se répondent, les voix parfois se contredisent, les personnages s’éteignent ou disparaissent. Tout ce qui commence en comédie doit bien finir un jour (non ?).

  • 270509

    27 mai 2009

    Le week-end dernier, H. et moi nous sommes rendus au Grand Palais pour l’exposition Une image peut en cacher une autre (dans la rue adjacente, quelques dizaines de mètres plus haut, l’entrée d’une exposition Andy Warhol que nous aurions pu visiter mais qui ne s’est pas imposée à nous). Nous avons attendu une heure plein soleil que le flux de visiteurs devant nous se désengorge, ensuite nous sommes entrés. Il commençait déjà à faire chaud, mais rien en comparaison des lourdeurs polluées de ce lundi.

    image.jpg

    Je ne sais pas exactement combien de temps nous sommes restés à l’intérieur. Les distorsions spatiales, temporelles, projetées parallèles sur tous les murs du musée nous ont conduit dans un sas hors temps, ailleurs. Chacun des tableaux présentés dans cette exposition avait pour point commun de présenter des images tronquées, des double-sens de lecture, des dissonances amenant à, projetant vers, des images cachées en creux d’autres images, comme le résume si bien l’intitulé. La surface des murs, des toiles, n’était plus vraiment plate. Nous avons descendu des escaliers d’Escher qui ne descendaient pas, nous avons emprunté des couloirs qui ne menaient nulle part. Le labyrinthe s’est ensuite resserré, les œuvres étaient parfois tatouées directement au plafond, d’autres bougeaient sur écran LCD, des miroirs déformaient la réalité puis la régurgitaient ensuite dans son ordre-origine. Les formes, visages et choses que nous avons vus n’étaient pas réellement ce qu’elles étaient ou ce qu’elles pouvaient être. L’art est un jeu, l’art est manipulation (dans l’ordre d’importance qu’on voudra, sur fond musical perdu de Debussy).

    Nous avons traversé cette exposition, peut-être ne nous est-il pas resté grand chose. Mes souvenirs, très probablement, n’en conserveront qu’un : ce tableau dont je n’ai relevé ni le titre, ni le peintre (il était sur la droite). Après recherches intensives sur Google Images et autre, je ne suis pas parvenu à le retrouver. Il ne me reste qu’une image inexacte (voilà mon souvenir en question) qui ne pourra jamais être complétée.

    Le tableau présente le baptême du Christ. Il n’est pas très grand, format rectangulaire aligné vertical. La ligne de fuite de la toile est un fleuve qui s’enfonce au fond du panorama. Il est le garant de l’équilibre et de la symétrie. Au premier plan un Christ adolescent, nu, côtes saillantes, une main cache-sexe, l’autre en l’air. A côté de lui Saint Jean Baptiste, évidemment. L’eau doit couler ou s’apprête à ou vient juste de. Dans le fond du ciel, Dieu en médaillon observe la scène. Central, il tient l’équilibre là où le fleuve ne peut plus suivre. Je ne sais plus très bien ce qu’il y a sur les berges, au bord de l’eau. Rien peut-être. Sur le côté gauche, surplombant la scène, deux silhouettes, elles m’ont paru banales aux premiers regard. C’est H. qui m’explique que l’incongruité de la scène provient moins de la présence du diable sur cette colline gauche que d’un deuxième Christ à ses côtés.

    C’est le principal reproche que l’on pourrait faire à cette exposition : s’agissant d’une présentation ludique, le spectateur est placé devant le dilemme du tableau. Chaque œuvre est une énigme à résoudre. Un point particulier est mis en valeur : celui qui permet de basculer d’un sens de lecture vers un autre. Il y a parfois des solutions cachées (retourner le paquet de céréales pour connaître la réponse à la question), décalées tu tableau. Principal reproche : de cette manière, le tableau en est réduit à un Où est Charlie ? généralisé. Chaque œuvre est une énigme à résoudre. Une fois résolue, passons à la suivante. H. et moi n’avons pas résolu grand chose. Nous avons essayé (essayé) de faire abstraction de ces histoires.


    Ensemble ils observent la scène dans une boucle temporelle paradoxale. Ils ne se disent rien. Ils ont la main tendue (laquelle ?), je crois. Ils sont presque main dans la main et dans son médaillon, en l’air, Dieu ne les voit pas. Sans eux l’équilibre du tableau serait parfait, sobre. Leurs deux corps déposés à gauche cassent la symétrie de la scène. Le baptême perd son sens fondateur, il devient prétexte à la manipulation temporelle. Le diable voit ce premier Christ baptisé et dit à l’autre : voilà l’acte premier qui t’a conduit vers moi. Autour, l’eau est calme et les pelouses bien vertes. Sans ce Christ à gauche auquel je veux bien croire (I want to believe), ce cliché déteindrait, sans raison d’être et sans passion.

    Nous sommes ressortis, il pleuvait déjà et la chaleur tombait. Plus tard, le long des Champs Elysées, nous avons déjeuner dans un restaurant qui n’existait pas.

  • 150609

    15 juin 2009

    setram.JPGLe marque-page improvisé des Carnets de bord de Guyotat s’est renversé, face contre moi, les inscriptions tapées à l’encre sur le ticket ont défilées comme des lignes de codes incohérentes. Suffit de décoder la chose pour revenir en arrière : mon marque-page improvisé est un ticket de tram marqué 2008 d’il y a un an au Mans.

    Sur la colonne de gauche la date. Ensuite l’heure. Sur les colonnes de droite peu importe. Reprise des dates et horaires : savoir du coup que tel jour est un vendredi (aller 8h, retour 12h, puis nouveau voyage 15h : entre temps meubler les heures, manger et lire au jardin des plantes), que le suivant est un lundi (aller 12h, retour 16h). Par déduction deviner le jeudi. Puis la boucle s’emballe à nouveau, c’est le même schéma qui se développe, dans la limite forcée des dix voyages obligatoires.

    Les codes me rassurent, ils me prouvent que tout à un sens. La lecture du quotidien douze mois plus tard me rappelle combien tout est fixé d’avance dans un ordre immuable qui ne me lâchera pas. Mais tristesse de ne pas pouvoir me détacher de ces artifices là : ces béquilles fictives que je me traîne et m’impose par paresse d’essayer sans. Puis de tristesse à soupir et de soupir à rien : tout coule, tout s’évacue.


    Je me suis fait la réflexion il y a quelques semaines : déjà un an que j’enseignais-misère au collège Prévost du Mans. Bientôt nous rattraperons les temps de fin d’année, le Brevet, les vacances, les visites-éclair au Formule 1 d’Y., les démarches éléphantesques pour trouver un logement, le déménagement qui s’en suit. Bientôt ces deux instants vivront côte à côte ou par transparence : ces évènements mineurs-anniversaires et le présent, quotidien, banal, celui qui me voit marcher le long des trottoirs, Ipod en main, presque tous les matins.

    On n’invente rien et au fond tout se répète : je me souviens déjà ma deuxième année de fac, à Sainté, passant Archos à la main le long des salles SR-trucs et leurs vitres aquarium. Je regardais pressé les visages de ceux (premières années) qui y étaient entassés. Je cherchais le mien, pensant longer simplement les instants de l’année précédente le même jour, la même heure, me souvenant précisément des emplois du temps d’alors, et voyant avec une clairvoyance nette mon propre visage, regard flou, coiffure idem, se tourner vers le mien par pure paresse et anticipation fictive de ce moment à venir (ou du moins il me semblait qu’il l’était). La boucle est bouclée.


    J’ai peut-être un peu peur du moment où tournera août, septembre, octobre. Les instants à An-1 seront les mêmes que ceux que je continuerai de vivre : plus de progression, de virages, de changement. Simplement les mêmes escalators, les mêmes chaussures, les mêmes démarches. D’ici là, peut-être, ce présent fictif encore en pointillés se dérobera sous mes pas. Je prendrai les devants : je ne prolongerai pas, passé août, mon contrat actuel, nous verrons bien où tout ça mène.

    Je me pose la question à voix haute, Ajay : combien de voyage(s) me reste-t-il ?


  • 060709

    6 juillet 2009

    Ma dernière crise de somnambulisme

    Je n’y aurais pas pensé moi-même si H. n’avait pas formulé la chose en toutes lettres entre deux retards de voies et changements de quai. Il a dit : quand j’étais somnambule, etc.


    dure depuis des jours maintenant, ça se répand cyclique dans l’arrière tête depuis les premières grosses chaleurs je crois. Jour après jour je continue de forger sans âme, comme un somnolent. Plus de cornées, semelles, plus d’émotion. Je traverse fantôme une à une les escales de mon calendrier. Plus que dix, neuf, huit, etc. Je compte à rebours pour le geste, je suis là sans y être, je reste en surface sur le filtre additionnel. J’attends là que tout se recompose.

    Une vie aveugle où tout était clair comme de l’eau. (Roberto Bolaño, 2666, Christian Bourgois, trad : Robert Amutio, P.211).

    En bas de l’immeuble les marteaux-piqueurs déchaînés pilonnent : les vibrations remontent la pierre jusqu’à l’occiput. Je presse fort index gauche le clapet fictif du tympan, me concentre sur l’oreille droite et le casque-oreillette sous le lobe. Oui monsieur, non madame, oui, bien, non, c’est à dire que, je fais mon possible pour, je vous appelle dès que j’en sais plus sur. Mais au fond je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Je jongle avec les chiffres qu’ils me soufflent et me répètent : liquide binaire qui se répand sur mon écran sous forme de un un un zéro un un zéro zéro un zéro zéro zéro. Puis la vérification d’usage : les numéros de carte bancaire sont rejetés par la plateforme, les numéros de téléphone sonnent dans le vide, les adresse e-mail répondent des accusés mauvaise réception. Des fautes de frappe. L’oreille ailleurs. Je hoche la tête devant l’écran mais n’écoute pas. Ah oui, ah bon, puis on verra. Je touche du poing l’écran Dell devant moi : allumé tout le week-end, il est bouillant. Bientôt mes phalanges disparaitront une à une à l’intérieur, qui sait ce qui se découvrira de l’autre côté ?

    Il est difficile dans ces situations de prendre l’ordre chronologique comme point de repère. Dans un tel état de somnolence décalée, tout n’est que fait plus fait plus fait plus fait. Addition-succession, sauvegardes éparpillées. Divers éléments (évènements) ensemble agglomérés peuvent faire sens mais jamais pareil, toujours bis, ter et parallèle. Le fait, par exemple, qu’aucun digicode ne se soit ouvert sous mes doigts de sept heures ce matin jusqu’à dix-neuf heures ce soir ne prouve rien. Entre ces deux extrémités pourtant, des kilomètres de chiffres m’ont fuient encore, j’ai noté les numéros de pages de 2666 à l’envers (112 pour 211, 491 pour 114), j’ai travesti des numéros clients, intervertis des numéros CB. Ce ne sont que des faits, je les traverse.

    Je me suis dit défais-toi de ce pseudo là, prends un pseudo de femme en parallèle, prends-en plusieurs. Je prendrais celui de V. ou de X. et ferais croire dans mon journal que ce nom là est un autre de mes avatars médians. Je lui dirais : maintenant attendre les premiers articles

    redeye.png

    et premières études comparatives de style qui nous confondront tous les deux et défendront notre fiction. On nous prendra pour des cons et des lâches, d’accord, mais d’ici là qu’est-ce qu’on aura vendu !

    E. m’appelle en absence ce midi mais je ne décroche pas. Je regarde vibrer son 06 quelque chose en mâchant mon sandwich mousse de canard. Je n’ai pas le temps, je lui dis, de faire semblant de décrocher, je rappellerai bientôt-indéterminé.

    Le siège de devant : je ne vois que sa nuque. Ça pourrait être un croquis, un de plus. Mais je ne vois que sa nuque, le reste ne se dévoile pas. Il s’injecte à l’envers des giclées de Red Eye

    Le Red Eye est une drogue fictive dans l’anime Cowboy Bebop. Cette drogue s’injecte à l’aide d’un aérosol directement dans l’œil de l’utilisateur et lui permet d’avoir pendant un laps de temps plus ou moins long des réflexes surhumains et une perception du temps plus lente. Beaucoup pensent que la drogue améliore la connexion entre les yeux et le cerveau (les informations provenant de l’environnement sont alors si rapides que tout bouge plus lentement) au point d’éviter des coups ou même des balles. Le Red Eye semble être le produit le plus vendu des organisations criminelles du système solaire. Comme beaucoup de drogues réelles, une utilisation intense et prolongée peut entraîner de nombreux effets néfastes pour l’utilisateur.

    (une pulsation par paupière) puis jette la seringue usagée hors du train en marche, poignet délié par la fenêtre. C’est peut-être ça, me dis-je, c’est peut être ça que je me suis fixé sous la paupière sans le savoir, il y a dix jours maintenant, ce qui a déclenché ma transe, ce qui me retient de la briser ?

    J’ouvre au hasard La dernière fille avant la guerre sur l’étalage d’une bibliothèque qui pourrait être la mienne et lit : « Stinky Toys, Taxi Girl, Indochine, Etienne Daho ». Je referme le livre tatoué Off 03/57 (ou 07 ?) en première page. Un peu plus loin sur le même rayon Belle du Seigneur sent cette odeur de Chouans que je découvrais, dégoûté, en cours d’année de quatrième, et que je refermais dans la foulée sans le lire. Dans le reste de la librairie je regarde mais ne trouve pas. Je cherche un livre qui n’existe pas. Le gros Journal de Valery Larbeau est introuvable, et je sais bien, d’ailleurs, que je ne veux pas l’acheter, mais simplement le voir.

    Ces journées s’écoulent sans forme, sens, ni ouverture. Je les traverse à reculons, le train que je longe est à l’arrêt, de l’autre côté du quai un autre train, autre destination, défile TGV sous mes yeux secs (bloody). Je forge toujours sans âme, comme un pas grand chose : d’ailleurs je n’écris plus beaucoup : Coup de tête s’enlise partie III, page 8, j’ai fait semblant de commencer Ernesto & variantes sans poursuivre et j’oublie lentement mon Accident de personne qui trop bref se décompose...
  • 291109

    29 novembre 2009

    Je découvre un site comme j’ouvrirais un livre, c’est à dire que je cherche la première page, c’est à dire que je me trompe. La première page est souvent cachée, détournée, parfois supprimée ou annulée, voire même soustrait aux regards, mise entre parenthèse dans un espace interdit, protégé par mot de passe ou par chicane du réseau, derrière les étalages des bases de données, dans des recoins aux adresses tronquées auxquels on ne peut même pas rêver. Je cherche (traque, loupe) le point de départ chronologique d’un site web, blog ou portail, généralement sans succès, et finis par m’apercevoir que la première page est un mythe, une illusion palpable, une erreur d’appréciation. Un site web n’a pas de point de départ chronologique : on dirait qu’il émerge sur la toile sans genèse, par simple apparition spontanée.

    html.png

    Blogs, plusieurs cas de figure : la première page est une page test. Ou page d’archive. Ou page vide. La première page d’Omega-Blue reprend mots minimes et texte caduque une nouvelle écrite bien des années plus tôt. Cette première page n’en est pas une. Il faut attendre plusieurs semaines avant de voir apparaître sur le réseau minuscule une page introductive qui, de fait, n’en est déjà plus une. (et ce avant même achat déposé du nom de domaine). Les Remarques et cie de Chloé Delaume commencent par une page 0 mais la page #1 débute par « Par exemple il faudrait ». La page Spip article1 dans Tierslivre nous dit « Il n’y a pas d’article à cette adresse » et page blanche avec ça. Le numéro d’article le plus petit existant est l’article5 « écrire en ligne, écrire la mer » et il n’est pas daté. Et ce n’est pas un point de départ. Dans les deux cas continuation d’un site précédent, effacé des tablettes, et poursuite du travail numérique entrepris en amont. Idem sur le bloc-notes du Désordre où l’on peut lire, environ une semaine après la première entrée (une page zéro qui reprend citation sans texte accompagnateur) : « le Pola journal (...) s’est achevé le 11 mai 1999. 
Le présent bloc-notes se propose donc d’être le prolongement de cette idée de rendre compte du quotidien, au quotidien. » Le début c’est pas le début, c’est la suite. Je remonte le temps et ouvre le Pola journal, première entrée 11 mai 1998, qui renvoie à une tentative préparatoire de ce même Pola journal le 1er juin 1994. Dans mon Netvibes je prends la République des livres, je prends Stalker, je prends Lettres ouvertes. Pas d’incipit mais de l’actualité, prise en cours de route, comme si le blog, comme si le site, avait toujours été là et défiait quiconque de prouver le contraire. Les sites ne sont souvent que prolongement d’autres sites, créés plus tôt, fermés depuis. Alors il faut remonter le temps.

    wayback.png

    Sur internet remonter le temps c’est possible, la cabine s’appelle Wayback Machine, robot oeuvrant pour les Archives de l’Internet et qui a pour but une photographie régulière des différentes strates du web. Une même adresse (c’est à dire un même lieu) peut développer des colonnes de pages différentes émises et propulsées au fil du temps. Comme référent il y a la page, mais aussi la date, le temps. Tierslivre revenu 2004 devient donc « François Bon, le site » , mais ce n’est pas assez, pas suffisant, on remonte avant nom de domaine jusqu’à http://perso.wanadoo.fr/f.bon/, décembre 1998, mais page d’accueil, ce n’est pas encore la première entrée, et la machine échoue à remonter au-delà. On n’aura pas la première page, on ne sait pas ce qu’elle pourrait dire.

    D’ailleurs une première page c’est quoi et comment la définir ? La première page est souvent page test, ne dit rien, reprend juste un template souvent par défaut, ou un fond uni vierge de tout code. C’est avant le titre, avant les liens hypertextes, avant les tableaux. C’est avant le html, probablement écran vierge, curseur clignotant. Ce n’est pas cette page que je cherche alors précisons. Premiers mots, plutôt, première phrase. Aucune piste. Je n’ai pas de réponse. Mes propres sites passés, perdus, effacés, éparpillés sur la toile n’ont pas d’origine, de première phrase. Les versions les plus anciennes toujours consultables sur la toile, par le biais de la Wayback Machine, sont déjà versions 2 ou 3 adaptées des moutures précédentes. Les phrases listées ne sont que des compte-rendus d’informations présentées en lien, souvent par colonnes, dans des tableaux élaborés à la main, rudimentaires, quand il était encore permis de coder comme on gribouillait, c’est à dire mal.

    Cette quête impossible est pure curiosité personnelle. Ce sont mes premiers mots, mes premières pages, qu’en réalité je recherche. Après plusieurs tentatives, via la Wayback Machine, et après être parvenu à tromper et manipuler le robot, en passant notamment par des URLs détournées, depuis devenues obsolètes, je suis parvenu à remonter la trace de ma propre présence en ligne. La première page jamais présentée sur le net est une page écriture blanche sur fond noir. Le lien de l’image a expiré depuis longtemps. Le paragraphe introductif (en ce temps là nous croyions encore au principe de la page d’accueil) ne raconte rien et je ne l’ai pas écrit. Le nom précisé en signature n’est pas le mien, ni même l’un de mes divers pseudonymes de l’époque. C’est un autre pseudonyme, bien sûr, mais qui appartient à quelqu’un autre. Quelqu’un qui a depuis cessé d’exister et que je n’ai jamais connu. Quelqu’un dont j’ignore le nom réel et que je ne me rappelle pas avoir croisé. Quelqu’un dont rien ne me prouve qu’il ait un jour été quelqu’un. Mes premiers mots sont donc les siens. Et lorsque je clique sur le lien permettant de pénétrer sur le site réel, dédoublé derrière l’ombre de sa page d’accueil, la Wayback Machine m’avoue ses limites : cette page n’a pas été archivée. Elle n’existe plus. « Failed connexion », dit la machine. La page concernée portait comme extension « sommaire.html »). On n’en sort pas.

    Le premier noeud de toute l’arborescence est encore ailleurs. Problème lié à l’archive de tout ce qui a un jour été écrit (et que je me propose de reproduire très régulièrement, tous les X mois) : on ne peut jamais remonter assez loin, assez haut dans le temps. Ma première entrée du Journal, octobre 1998, n’est pas la première. Avant lui un autre journal perdu dans la poussière. Et avant lui encore, d’autres fictions étroites et minuscules, jamais terminées, qui ont fini depuis longtemps de pourrir à l’air libre. Et avant elles encore, d’autres histoires jamais fixées, mais prises à l’intérieur de ma tête. Et avant elles d’autres livres tracés par d’autres auxquels je n’ai jamais pu avoir accès. On n’en sort pas.
  • Quelques notes sur Le fond du ciel, de Rodrigo Fresán #3

    8 septembre 2010

    Résumé des épisodes précédents : #1 & #2.

    fusee.jpg

    13

    Je reprends plus en amont un passage clé que je n’ai pas cité. Il n’est pas tiré du Fond du ciel mais des Jardins de Kensington, puisqu’il a été indiqué comme hypothèse que le début du Fond du ciel remontait à la fin du livre précédent, plus précisément l’instant qui décrit la fin de la saga (fictive) des Jim Yang.

    L’ultime et définitif volet de la série de Jim Yang s’intitule Jim Yang and The End of All Things. Dans ma tête, il est beaucoup plus long que Jim Yang and The Imaginary Friend. Il se déroule avec l’indolence d’une chose sans forme ni limites et se situe pendant les derniers jours de l’univers.
    Dans Jim Yang and The End of All Things, Jim Yang est fatigué de sa vie aventureuse et de sa vaine odyssée. Il ne se rappelle même plus trop le but qu’il a poursuivi et n’a jamais atteint. Les doses successives et de plus en plus fortes de voyages incessants à travers les siècles lui pèsent comme le plus monstrueux des jet lags, comme un time lag qui lui a permis d’accéder jusqu’à l’idée même de temps. Jim Yang ne sait plus d’où il vient, quelle est son époque, quel âge il a, quelle heure il est ni combien de temps il a passé sur l’étrange bicyclette qui fait désormais partie de son corps.
    Jim Yang pédale à toute vitesse, de toute la force de ses jambes dont la musculature est anormalement impressionnante. Toujours plus en avant. Le passé ne l’intéresse plus. Le passé, c’est du passé. À présent, il ne reste plus qu’une seule direction possible pour Jim Yang : atteindre la fin de toutes les choses, ce temps où il n’y aura de temps pour rien, songe-t-il. Pas de temps à gagner, pas de temps à perdre. Seul existera le soulagement qu’on éprouve à flotter sur une parfaite et inaltérable feuille blanche ou un écran sans électricité. Il suffira alors de prier pour que tout s’achève là, dans un jamais sans la moindre possibilité de... (à suivre...).
    Rodrigo Fresán , Les jardins de Kensington, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, P.377

    J’insiste car c’est comme ça que se propulse la fiction chez Rodrigo Fresán : d’un livre vers un autre, d’un univers au suivant. Il n’est pas question ici de « réécrire sans arrêt le même livre » mais d’un projet cohérent, une galaxie littéraire qui se digère elle-même en progressant plus en avant dans l’expansion. De cette façon tous les livres précédents de Fresán sont inclus dans les suivants comme une série de poupées russes (plus ou moins) interminable.

    2001_Franck.png

    14
    Signalons au passage le rapprochement intéressant proposé par Antonio Werli du Fric-Frac Club entre Le fond du ciel et le CosmoZ de Claro, également paru ces dernières semaines. Exemple à l’appui, puisque le texte de Fresán singe bien Le magicien d’Oz, quelque part pendant la guerre d’Irak. Les freaks de Claro, eux, catapultés hors du Magicien d’Oz comme une tumeur hors de la bouche de l’écrivain, traversent un vingtième siècle plus lointain, mais tout aussi totalitaire.

    « C’est là que nous allons, vers la Terre d’Emeraude.
    Nous sommes des hommes de fer-blanc en manque de cœur.
    Des épouvantails en manque de cerveau.
    Des nains à la voix criarde et chantante.
    Et Dorothy est restée à la maison, dans le noir et blanc. Ici il y a des couleurs, certes, mais c’est comme si elles n’existaient pas, comme si le soleil les avait délavées jusqu’à obtenir la propreté à la fois éblouissante et trouble du blanc et blanc.
    Nous sommes des jeunes gars perdus dans un paysage horizontal traversé de tornades verticales. non, nous ne sommes pas à la recherche du Magicien d’Oz, qui vient à notre rencontre, tout puissant, immense, incommensurable.
    Oz est grand.
    Oz est plus grand qu’Allah et, contrairement au Magicien, il a de véritables pouvoirs.
    Oz est le Démolisseur.
    Et il n’aime rien tant que tester ses pouvoir sur nous.
    Nous qui avons si peu de pouvoirs, nous qui sommes si faibles...
    Il en est ainsi dans cette partie du monde. »
    Rodrigo Fresán , Le fond du ciel, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, P.177-178.

    15
    Autre citation clé, cette fois hors texte, dans la partie Remerciements du livre, où l’auteur livre quelques unes de ces ficelles.

    J’aime imaginer Le fond du ciel comme un ensemble de messages émis simultanément, une trame qui n’aspire qu’à être une suite de monuments merveilleux contemplés en même temps.
    P.292

    Quelques mots importants : simultanément, en même temps. C’est le cœur du cœur de l’écriture de Fresán : celui qui vise à l’abolition de toute chronologie. C’était déjà savamment orchestré dans les précédents, c’est désormais fonctionnel. Jamais avant ce livre n’avait régné (aussi bien) cet air de fin des temps, comme si l’écriture de Fresán était manipulée selon des « Temps sans temps » : commode, car c’est aussi le titre du roman référence d’Isaac, l’un des narrateurs du livre.

    rvf.jpg

    16
    Faudra un jour mettre un point final à cette chronique qui n’en est pas une. Et ça m’amuse d’imaginer qu’un visiteur du blog qui n’aurait pas lu ce livre (à supposer qu’il soit resté attentif jusque là !) s’en fasse une idée complètement étrangère à sa réalité propre : parce que même en 16 points éparpillés, même en ayant esquissé quelques pistes de réflexion possibles et d’analyse, je n’aurais pas pu saisir la réalité physique du texte : celle qui le figerait quelque part. Je pourrais continuer longtemps, je sais que saisir Le fond du ciel est impossible. Pour ça aussi que je continue à explorer ce texte. Pour ça qu’en deux lectures consécutives j’ai eu l’impression d’en avoir quinze simultanées. Si ce n’est plus.

    La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans d’infinies directions. Alors comment l’atteindre...
    P.37

    Contrairement à Jim Yang, je me réserve la possibilité d’un (à suivre...).

  • Claro, CosmoZ

    12 septembre 2010

    D’autres ont déjà écrit, et bien écrit, avant moi sur CosmoZ, dernier livre de Claro sorti récemment chez Actes Sud. Je suis un peu à la traine. Mais pas beaucoup.

    cosmoz.jpg

    1900 : point d’exclamation du vingtième siècle encore à venir, départ choisi d’un périple initiatique qui court jusqu’aux années cinquante. 1900 : date d’écriture du Magicien d’Oz, par L. Franck Baum (baum baum baum). Date aussi choisie par Claro pour la propulsion de ses personnages, les oziens, dans un monde parallèle truffé d’angoisse et de chair en suspens, monde parfois appelé Histoire, nôtre ou réalité. Les personnages du Magicien d’Oz sont crachés depuis la langue de l’écrivain vers le monde véritable comme une difformité palpable, une déviance du langage. CosmoZ (C majuscule, Z majuscule, écho possible à eXistenZ, de David Cronenberg, qui creusait d’autres types de réalités parallèles ?) articule leur quête pour retrouver la route de briques jaunes censés les guider vers leur Oz véritable, El Dorado des fictifs : leur matrice, leur monde, leur réalité.

    C’est un très long voyage, une migration vers d’autres états de conscience, d’autres conditions de déperdition. D’autres pulsions, aussi. Dorothy reste Dorothy mais elle devient également toutes sortes de femmes possibles, la voilà infirmière au chevet d’invalides de guerre, le visage penché sur des corps décousus, diminués, furieux d’être encore ; puis Dorothy s’envole, elle laisse passer sous elle l’océan susceptible ; elle est désormais ouvrière dans un atelier d’horlogerie, occupée à sucer la pointe de pinceaux nimbés de radium, mais les aiguilles tournent, déjà un orage remodèle le paysage des rues et des champs, elle perd des amis, gagne des soucis, travaille dans la quincaillerie familiale et vend des aspirateurs, du grillage pour poulailler, du barbelé au mètre, elle prolonge son avenir au-delà du raisonnable, fait exploser le monde et puis meurt, renaît et oublie, accomplit des milliers de gestes en un seul mouvement et échafaude cent stratégies d’une seule décision.
    Claro, CosmoZ, Actes Sud, P.59

    Dorothy ouvre le livre dans un prologue qui la catapulte dans le texte « Tu t’appelles Dorothy, tu es une petite fille et tu vis au Kansas ». L’épouvantail, le bûcheron en fer-blanc, les munchkins et le chien Toto la rejoindront. D’autres encore. Chaque initiation est aussi une quête : la quête des personnages extirpés d’Oz est aussi celle du livre, est aussi celle du siècle : « savoir comment finit le monde et pourquoi il ne cesse de recommencer. » Et le Magicien répond : « il est temps de traverser les sables mortels. »

    the-wizard-of-oz.jpg

    L’écrire c’est déjà un peu se tromper : bien sûr que l’ombre de Pynchon plane sur la page blanche de CosmoZ, avant même d’ouvrir le livre. Rappelons que Claro a traduit Pynchon, et notamment Contre-jour, il y a deux ans, qui, se terminant Rue du Départ, orchestrait ni plus ni moins la naissance du siècle. Claro entreprend d’en saisir la première moitié : de 1900 à 1956, et ce faisant s’extirpe à son tour de l’ombre du géant américain.

    Quand le train a quitté la gare, Eizik m’a montré du doigt l’énorme horloge en train de rétrécir et m’a dit : Nous ne partageons pas les mêmes secondes qu’eux. Nos minutes n’ont rien à voir avec leurs minutes, leurs heures avec nos heures. Nous sommes à l’extrémité de ces aiguilles et eux au centre, et nos circonférences ont beau tourner autour du même axe, nous tremblons toujours un peu avant d’aller d’un chiffre à un autre, tandis qu’eux glissent comme s’ils patinaient autour du trou du temps, prêts à harponner le précieux poisson.
    Quel poisson ?
    Le poisson... du... du moment !
    P. 86-87.

    Plus qu’un voyage à travers la fiction (Le Magicien d’Oz, bien sûr, mais pas seulement), CosmoZ est un voyage à travers le temps. Eizik ou Avram (sait-on jamais lequel écrit ?) a raison : les oziens sont décalés par rapport aux époques qu’ils traversent. Étrangers aux morbides préoccupations du monde (la guerre, le cirque, la manipulation génique, le travail, la fuite, la guerre encore, la mort souvent) ils ne savent vivre que dans un seul moment : celui de la quête d’Oz, bien sûr. D’ailleurs les personnages ne vieillissent pas, déshumanisés par les circonstances (prenons l’exemple d’Oscar Crow, l’épouvantail, et Nick Chopper, le bucheron en fer-blanc, rescapés de la Grande Guerre et respectivement privés de mémoire et d’enveloppe humaine, mais remis sur pieds ou reconstruits par la main de l’homme dans le seul but de les rendre productif au travail), désarticulés par les flux du Temps, ils demeurent malgré tout en quête de la route de briques jaunes qui refuse d’apparaître. Voilà le moment dont ils sont prisonniers, voilà le poisson (poison ?) qu’il leur reste à harponner. Au bout du périple, qu’y-a-t-il ? On en revient à la question originelle posée par Dorothy au Magicien : le Temps est une boucle insondable.

    losalamos.jpg

    Et la boucle un pont en suspension qui pourrait bien relier CosmoZ au Fond du ciel, de Rodrigo Fresán, comme l’esquisse Antonio Werli dans son article, et comme je l’ai par la suite signalé dans mes dernières notes sur Le fond du ciel. Un point géographique mesure d’ailleurs l’écart minimum entre les deux, l’un semblant passer le relais à l’autre : il s’agit de Los Alamos, New Mexico, et de l’explosion de la première bombe atomique, concrétisation du projet Manhattan.

    Pareille à un cerveau arraché à sa boîte crânienne, la reine plutonium envahit le ciel et efface le visible, aspirant toutes les particules de poussière afin de s’en faire une couronne d’un brun or et sépia. Des milliers de tonnes de sable en ébullition sont avalées par son titanesque fondement puis régurgitées en un geyser inextinguible – et l’Ombre ! enfin enfin enfin ! tombe.
    P.471
    « Ne dis rien. Écoute », m’a-t-il ordonné.
    Alors j’ai entendu un son nouveau et pour moi inédit. Le son de quelque chose resté jusqu’alors derrière une porte close car nul n’en avait jamais trouvé la clé. Le son de la lumière et de l’ombre, de milliers de soleils annonçant l’arrivée de l’obscurité.
    « Si tu voyais ce que je vois, Isaac ! » s’est écrié Ezra.
    Rodrigo Fresán, Le fond du ciel, Seuil, trad : Isabelle Gugnon, P. 104.

    Ce trait d’union entre les deux bouquins, très proches bien que profondément autres (ou très différents quoique radicalement proches) articule, je pense, un point de bascule important entre un Temps droit et linéaire, fait de briques jaunes tracées au loin, qu’incarne CosmoZ, et un Temps brutal, éparpillé, présent passé futur incarné à la fois, un Temps absent où tout existe en même temps : un Temps sans temps, somme toute, comme l’écrit Fresán. Un moment à partir duquel le Temps ne peut que se dérégler, buguer comme un système informatique saturé de redondances cycliques. Voilà la grande rencontre de ces deux fictions contradictoires et voilà aussi leur profonde incompatibilité.

    Allons donc, nous sommes de toute façon entrés dans le siècle des adaptations, les formes ne nous évoquent plus que des formes, nous quittons telle coquille pour nous réfugier dans telle carapace, les larves migrent, les peaux muent, mais l’armature, la grille, le squelette persistent – et ce sont encore les charniers qui connaissent les meilleures, les plus fidèles, les plus ambitieuses adaptations, ce sont les ghettos dont on favorise la reproduction avec le plus d’enthousiasme, à grand renfort de barbelés toujours plus illisibles, les immenses parcs à thème de la souffrance, avec pour objectif la concentration de tous les camps en un seul, l’ultime zoo de la douleur humaine, sans cesse mis en scène, au prix d’infinies répétitions, chaque échec consommant le succès prochain, les figurants toujours plus nombreux, toujours lus rampants, écrasés sous la fanfare des accessoires, fièvres, virus, microbes, coups coups coups, le corps adaptant la mort, l’esprit adaptant la nuit, la viande adaptant la viande, le cri adaptant le silence, le scalpel adaptant le progrès, la cruauté adaptant jusqu’au geste lui-même, n’importe quel geste, sans le moindre remords (…)
    P.349

    Et, clin d’oeil, Claro adapte Le Magicien d’Oz (le livre, la pièce, le film, l’extravaganza) pour une plongée plus torve encore dans les méandres des méandres du siècle. Il pirate le conte et le renverse (« anti-féerie », dit l’éditeur en quatrième de couverture). Il subvertit en métamorphosant la narration (multiple, à la fois précise et prolixe, la langue utilisée garde aussi tout son humour, toute sa distance, toute sa méticulosité). Il re-produit. Il inquiète.

    D’autres hOriZons :

    Fric-Frac Club : François Monti & Antonio Werli
    Tierslivre
    La ruelle bleue
    Lesoir.be
    Culture Café : critique & entretien avec Claro
    L’esc@rgot G@rpien (extraits) : #1 & #2

    Le blog de Claro : Le clavier cannibale

  • Bogan Road

    20 novembre 2010

    Qui sait pourquoi je fuyais Parkes par Bogan Road a bien meilleure mémoire que moi. Je conduisais bien sûr, il faisait beau mais nuageux. J’ai roulé 11km d’abord, en filature d’une voiture rouge métallisée de marque inconnue car illisible. Je l’ai attendue environ 2km après avoir quitté la Newell Highway et la jonction vers Bogan Road, qui commence ici. Elle m’a semé, donc, 11km plus loin, juste avant Goonumbla, et le plus étrangement du monde, au moment d’un passage à niveau, voie ferrée reliant Parkes à Dubbo via Narromine, elle a simplement disparu, impossible à retrouver ensuite. Voilà le meilleur plan que j’ai pu avoir d’elle.

    A 6km au nord de Goonumbla, une deuxième Bogan Road prend racine à partir de la première, et « Road » est beaucoup dire, car il n’y a pas d’asphalte. C’est une tranchée type terre battue de celles qu’on voit dans les rallyes du Sud : Kenya ou Australie, justement. Au-dessus de cette intersection, dans la poussière soufflée depuis le sol, un maelström de lumière crépitait dans un arbre.

    À en croire les cartes que j’ai consultées, cette deuxième Bogan Road rejoint, via divers détours de 17km, le parc de Wombin State Forest où la rejoint d’ailleurs une Bogan Road n°3, qui est en fait une extension terreuse de la première.

    Une dizaine de kilomètres plus au nord de Wombin State Forest, quelques traces de vie dans la poussière : des moutons, un pick-up rouillé embouti dans un arbre, de la poussière encore et, une trentaine de kilomètres plus au nord, la fin de Bogan Road, le bout du bout de la piste, signalisé par un panneau zebré. J’avais le choix de partir soit à gauche sur Bulgandramine Road, soit à droite sur Bulgandramine Road bis, soit de faire demi tour et remonter Bogan Road jusqu’à son origine.

    En empruntant moins de 2km plus à l’est la Tomingway West Road je pouvais rejoindre Tomingley en moins de 10 minutes, Tomingley qui était elle-même à moins d’une demi-heure de route de Narromine, et comme le mot même de Narromine m’hypnotisait (des mines, peut-être, dans lesquelles on étouffe, minuscules en tout cas), j’ai décidé de m’y tenir. Et, au moins, du côté de Tomingley, il y avait de l’asphalte, et une espèce de civilisation.

    Une fois arrivé à Narromine, détour par le centre industriel où abandonner discrètement ma caisse dans un garage du coin. L’abandonner ou la piquer ? Descendre de voiture ou démarrer ? Difficile à dire l’oeil à la fois tourné sur 360° autour de soi, quand devant, derrière, gauche, droite, sont en réalité un seul et même espace, une seule et même destination.

    Puis, sur Nymagee Street, la tête en sang, les yeux tournés vers le bâtiment rouge de la Commonwealth Bank of Australia, je me suis rendu compte que la nuit tout d’un coup venait de me tomber dessus. C’était grandiose. Un pas sur le ciment du jour, un autre sur l’asphalte de nuit. Pas même le temps d’un seul claquement d’os.

    31

    La nuit n’a duré que le temps d’un block et j’en suis ressorti. Derrière, j’ai pris une barre de fer dans l’arcade qui m’a fait perdre le nord. Là que j’ai compris parallèlement à moi-même que je ne fuyais pas Parkes pour Narromine mais l’inverse, que la Bogan Road avait été prise à l’envers, et que je ne je ne courrais pas vers mais depuis. Et tout ce temps croire que je ne faisais que le suivre quand en réalité, oui, je le remontais. Ici, ils roulent à gauche.

  • Amy Hempel, Au-delà
  • 270211

    27 février 2011

    31

    C’est par hasard mais c’est le même, le même numéro de train, des fois la même voiture, même place assise quasi, fenêtre, couloir, parfois la même vue qui défile et les mêmes corps aussi qu’on croise est qu’on traverse pendant la traversée. Avant de partir de la neige minuscule tapait la fenêtre, entre les deux la vue donnant devant sur l’en face, la même.

    Un peu à gauche et de dos, un ado, la jambe qui saccade, regarde sur son écran minus des images qui mises bout à bout dessinent La liste de Schindler. À Lyon attente 25 minutes : est-ce qu’on volerait du cuivre à même le train avant départ ? Je mate sur la tablette tordue fixée devant deux épisodes de La Quatrième Dimension. Dans l’un d’eux la Mort, un mec brun, costume noir, vient chercher un type pour l’emporter avec elle. On dit que s’il rate son rendez-vous avec celui ou celle qui va mourir, c’est toute la structure du Temps qui risque de s’enrayer.

    La semaine dernière marcher vue sur la mer à Carantec, aucune photo, plein soleil dans les yeux, c’était il y a des mois. Passer par Le Mans pour revenir idem, et mardi de la neige aussi sur la tombe de mon grand-père, le temps se mélange et note interne à moi-même, j’écrivais hier ou ailleurs, concernant Dzoosotoyn Elisen et les textes suivants : je veux niquer la chronologie.

  • 010311

    1er mars 2011

    J’apprends que Michel Gondry préparerait l’adaptation cinématographique de Ubik, de Philip K. Dick ; j’ai commencé de le lire il y a quelques jours ; je ne savais pas qu’il y était question de « voyage » dans le temps. L’un des personnages de l’équipe, Pat Conley, a le pouvoir de modifier dans le passé des événements qui ont conduit à bâtir le présent. Dans cet extrait la déformation non seulement casse le texte mais surtout les connaissances que les personnages croyaient avoir. En début d’extrait, Runciter commence à présenter le « talent » de Pat aux autres membres, à la fin il n’a jamais été informé qu’elle en possédait un. Le texte anglais a été récupéré sur le net Dieu sait où, la traduction française (assez vieillotte) est signée Alain Dorémieux, tirée de l’édition J’ai Lu.

    "Which one of you is Al Hammond ?" Runciter asked, consulting his documents.

    An excessively tall, stoop-shouldered Negro with a gentle expression on his elongated face made a motion to indicate himself.

    "I’ve never met you before," Runciter said, reading the material from Al Hammond’s file. "You rate highest among our anti-precogs. I should, of course, have gotten around to meeting you. How many of the rest of you are anti-precog ?" Three additional hands appeared. "The four of you," Runciter said, "will undoubtedly get a great bloop out of meeting and working with G. G. Ashwood’s most recent discovery, who aborts precogs on a new basis. Perhaps Miss Conley herself will describe it to us." He nodded toward Pat-

    And found himself standing before a shop window on Fifth Avenue, a rare-coin shop ; he was studying an uncirculated U.S. gold dollar and wondering if he could afford to add it to his collection.

    What collection ? he asked himself, startled. I don’t collect coins. What am I doing here ? And how long have I been wandering around window-shopping when I ought to be in my office supervising - he could not remember what he generally supervised ; a business of some kind, dealing in people with abilities, special talents. He shut his eyes, trying to focus his mind. No, I had to give that up, he realized. Because of a coronary last year, I had to retire. But I was just there, he remembered. Only a few seconds ago. In my office. Talking to a group of people about a new project. He shut his eyes. It’s gone, he thought dazedly. Everything I built up.

    When he opened his eyes he found himself back in his office ; he faced G. G. Ashwood, Joe Chip and a dark, intensely attractive girl whose name he did not recall. Other than that his office was empty, which for reasons he did not understand struck him as strange.

    "Mr. Runciter," Joe Chip said, "I’d like you to meet Patricia Conley."

    The girl said, "How nice to be introduced to you at last, Mr. Runciter." She laughed and her eyes flashed exultantly. Runciter did not know why. Joe Chip realized, she’s been doing something. "Pat," he said aloud, "I can’t put my finger on it but things are different." He gazed wonderingly around the office ; it appeared as it had always : too loud a carpet, too many unrelated art objects, on the walls original pictures of no artistic merit whatever. Glen Runciter had not changed ; shaggy and gray, his face wrinkled broodingly, he returned Joe’s stare - he too seemed perplexed. Over by the window G. G. Ashwood, wearing his customary natty birch-bark pantaloons, hemp-rope belt, peekaboo see-through top and train-engineer’s tall hat, shrugged indifferently. He, obviously, saw nothing wrong.

    "Nothing is different," Pat said.

    "Everything is different," Joe said to her. "You must have gone back into time and put us on a different track ; I can’t prove it and I can’t specify the nature of the changes -"

    "No domestic quarreling on my time," Runciter said frowningly.

    Joe, taken aback, said, "’Domestic quarreling’ ?" He saw, then, on Pat’s finger the ring : wrought-silver
    and jade ; he remembered helping her pick it out. Two days, he thought, before we got married. That was
    over a year ago, despite how bad off I was financially. That, of course, is changed now ; Pat, with her
    salary and her money-minding propensity, fixed that. For all time.

    "Anyhow, to continue," Runciter said. "We must each of us ask ourselves why Stanton Mick took his business to a prudence organization other than ours. Logically, we should have gotten the contract ; we’re the finest in the business and we’re located in New York, where Mick generally prefers to deal. Do you have any theory, Mrs. Chip ?" He looked hopefully in Pat’s direction.

    Pat said, "Do you really want to know, Mr. Runciter ?"

    "Yes." He nodded vigorously. "I’d very much like to know."

    "I did it," Pat said.

    "How ?"

    "With my talent."

    Runciter said, "What talent ? You don’t have a talent ; you’re Joe Chip’s wife."

    — Lequel de vous est Al Hammond ? demanda Runciter en
    consultant ses papiers.

    Un Noir de très grande taille, au dos voûté, avec un visage
    allongé à l’expression douce, fit un mouvement pour se
    désigner.

    — Je ne vous avais jamais rencontré, dit Runciter tout en
    observant le dossier qui concernait Al Hammond. Vous vous
    classez en tête de nos anti-précogs. Bien sûr, j’aurais dû prendre
    plus tôt la peine de vous connaître. Combien d’autres sont anti-
    précogs ? (Trois mains se levèrent.) Tous les quatre, poursuivit
    Runciter, vous aurez certainement beaucoup de plaisir à
    travailler avec la plus récente découverte de G.G. Ashwood, qui
    intervient contre les précogs selon une base nouvelle. Peut-être
    miss Conley elle-même nous décrira-t-elle son pouvoir.
    Il fit un geste vers Pat… Et se retrouva debout devant
    l’étalage d’une boutique de pièces de monnaie rares sur la
    Cinquième Avenue ; il observait un dollar d’or U.S. qui n’avait
    jamais été mis en circulation en se demandant s’il allait l’acheter
    pour l’ajouter à sa collection.

    Quelle collection ? se demanda-t-il avec surprise. Je ne
    collectionne pas les pièces de monnaie. Qu’est-ce que je fais ici ?
    Et depuis combien de temps suis-je en train de faire du lèche-
    vitrines alors que je devrais être dans mon bureau en train de
    superviser… il ne parvenait pas à se souvenir de ce qu’il
    supervisait généralement ; une affaire qui employait des gens
    ayant certaines aptitudes, certaines facultés spéciales. Il ferma
    les yeux, essayant de focaliser son esprit. Mais non, j’ai
    abandonné ça, réalisa-t-il. J’ai dû prendre ma retraite à la suite
    d’un infarctus l’année dernière. Pourtant j’y étais il y a juste un
    instant, se rappela-t-il. Dans mon bureau. En train de parler à
    un groupe de gens d’un nouveau projet. Il ferma à nouveau les
    yeux. Tout a disparu, pensa-t-il dans un brouillard. Tout ce que
    j’ai édifié.

    Quand il rouvrit les yeux il se retrouva dans son bureau, avec
    en face de lui G.G. Ashwood, Joe Chip et une fille brune
    intensément séduisante dont le nom lui était inconnu. Il n’y
    avait personne d’autre dans la pièce, chose qui, pour des raisons
    qu’il ne s’expliquait pas, lui paraissait étrange.

    — Mr Runciter, dit Joe, je vous présente Patricia Conley. La
    fille déclara :

    — Quel plaisir de faire enfin votre connaissance, Mr 
    Runciter.

    Elle se mit à rire, avec dans les yeux une flamme de
    triomphe. Runciter se demanda pourquoi.

    Elle a fait quelque chose, répliqua Joe Chip.
    — Pat, dit-il à haute voix, je n’arrive pas à mettre le doigt
    dessus mais les choses sont différentes.

    Il regarda autour de lui d’un air étonné ; le bureau avait son
    aspect habituel : tapis trop tapageur, trop d’objets d’art
    hétérogènes, trop de tableaux sans mérite artistique aux murs.
    Glen Runciter n’avait pas changé ; gris et hirsute, le visage plissé
    et songeur, il rendit à Joe son regard – lui aussi semblait
    perplexe. Près de la fenêtre G.G. Ashwood, portant comme
    d’habitude un élégant pantalon écorce-de-bouleau, une ceinture
    de chanvre, une chemise ajourée et une casquette d’élève
    ingénieur, haussa les épaules avec indifférence. Visiblement, il
    ne percevait rien d’anormal.

    — Rien n’est différent, dit Pat.

    — Si, quelque chose est différent, dit Joe. Vous avez dû
    remonter dans le temps et nous placer sur une piste différente ;
    je ne peux pas le prouver et je ne peux pas non plus préciser la
    nature des changements…

    — Pas de querelles de ménage dans mon bureau, dit
    Runciter en fronçant les sourcils.

    — Des querelles de ménage ? fit Joe, pris de court.

    Il vit alors l’alliance au doigt de Pat : argent et jade ; il se
    rappelait l’avoir choisie avec elle. Deux jours, pensa-t-il, avant
    notre mariage. C’était il y a un an, malgré l’état de pénurie
    financière où j’étais. Bien sûr maintenant ça a changé ; Pat, avec
    son salaire et sa propension à l’économie, a arrangé tout ça.
    Pour toujours.

    — Bon, continuons, dit Runciter. Il faut que chacun de nous
    se demande pourquoi Stanton Mick a confié son affaire à un
    autre organisme de protection que le nôtre. Logiquement, c’est
    nous qui aurions dû décrocher ce contrat ; nous sommes les
    meilleurs dans la partie et notre siège social est à New York, où
    Mick préfère en général traiter. Avez-vous une théorie, Mrs
    Chip ?

    Il regardait avec espoir dans la direction de Pat. Pat
    demanda :

    — Vous voulez vraiment le savoir, Mr Runciter ?

    — Oui, fit-il en hochant vigoureusement la tête. J’aimerais
    énormément.

    — C’est moi qui ai tout fait.

    — Comment cela ?

    — J’ai utilisé mon pouvoir.

    Runciter dit :

    — Quel pouvoir ? Vous n’avez pas de pouvoir ; vous êtes la
    femme de Joe Chip, c’est tout.

    J’écris plut tôt une lettre, manuscrite, avec mes doigts, un stylo et du papier, une lettre qui commence par « Chère E. », et qui se termine par « P.S. » et me demande depuis combien de temps je n’avais pas envoyé de mail manuscrit.

    J’apprends plus tard que le prochain roman de Dantec, qui a priori ne m’intéresse pas plus que ça, sera auto-édité et vendu directement sur le site de l’auteur, dans le sillage des Nine Inch Nails, Radiohead et autres groupes ayant déjà fait par le passé ce pari là. L’interview de son agent, qui délivre la nouvelle, se termine par la remarque suivante :

    Précisons enfin que seul le livre au format papier sera disponible : aucune version digitale, ni poche ne sera envisagée. Une nouvelle ère s’ouvre.

    Une nouvelle ère s’ouvre.

  • 110311

    11 mars 2011

    J’ai découvert l’existence du séisme ce matin, car mon premier geste au levé a été de vérifier mon portable et que sur son écran l’iPhone disait : Le Japon secoué par un très violent séisme - cliquez sur le lien (px connex Internet mobile). Ensuite, à la radio, les mêmes infos en boucle et les mêmes chiffres aussi, d’abord on parlait de quelques morts, moins d’une dizaine, c’était le premier chiffre. Sous la douche, la radio allumée, essayer de mentalement caser l’épisode de La Quatrième Dimension vu hier dans la suite de l’intrigue de Dzoosotoyn Elisen réécrite hier aussi. L’histoire d’un adulte qui retourne dans la ville où il a passé son enfance et où rien n’a changé, car en pénétrant ce miroir en début d’épisode il aurait comme remonté le temps. Face à ce déferlement d’infos sur le Japon j’ai mis cette histoire entre parenthèse car après tout Dzoosotoyn Elisen traite bien de fin du monde et de tremblements de terre, quelque part. J’ai pris des notes mentales. Et chaque nouvelle phrase dans le bulletin radio était instantanément retranscrite en langage narratif. C’était comme se retrouver dans une cabine de traduction instantanée lors d’un sommet international, sauf que j’étais sous des litres d’eau chaude avec du shampooing dans les yeux. L’une de ces phrases disaient : à six heures, ce matin, en plein milieu d’après midi, un séisme de magnitude 8.9 a frappé le nord-est du Japon. Je l’ai conservée dans le texte, intacte. L’ampoule de la salle de bain a claqué, je me suis retrouvé bouillant mais dans le noir. D’après la radio des millions de foyer là-bas étaient actuellement sans électricité.

    Une autre démarcheuse m’appelle, cette fois directement sur mon portable et je ne peux pas me cacher, car c’est moi qu’elle demande et elle balance le nom pour savoir « si je suis bien lui ». Elle ne me parle pas du séisme et je ne lui dis pas que je suis occupé à quelque chose fictive qui m’empêcherait de pouvoir lui parler, on est quitte. C’est une voix, elle m’explique, au service d’SFR. Elle me résume mon abonnement actuel et mes options, je réponds plusieurs fois « c’est exact », elle m’indique même que je suis un client historique et je suis touché qu’elle le fasse remarquer, c’est vrai. Elle me dit que je n’ai pas, ces derniers mois, dépassé mon forfait. J’ai l’impression d’avoir réussi à attraper la queue du Mickey. Ce qu’elle veut vraiment, c’est que je me réengage pour vingt-quatre mois prétextant une remise sur mon forfait de quelques pauvres pourcents. Je peux difficilement être plus clair : ça ne m’intéresse pas. Elle insiste, me dit qu’elle veut me faire gagner de l’argent. Je lui dis que non seulement ça ne m’intéresse pas, mais en plus elle ferait mieux d’avoir honte. Car voyez-vous (je lui dis, comme ça, de but en blanc, « voyez-vous ») moi j’ai le sens du service. Et il se trouve que je suis parfaitement satisfait du service qui m’est rendu aujourd’hui par SFR. Et ce service, j’entends le payer au prix juste. Voilà pourquoi je ne souhaite bénéficier d’aucune remise, et par conséquent ne pas me réengager pour X mois. Je lui dis qu’une fois arrivé au terme de mon contrat, j’aviserai. Ce qu’elle me dit, c’est qu’elle essaye de me rendre service. Que ce qu’elle ne voudrait pas, c’est que je me retrouve sans savoir au bout de mon engagement le bec dans l’eau, littéralement dans le noir. Elle me dit monsieur je ne veux pas que vous vous retrouviez dans le noir. Je dis madame le noir ne me fait pas peur.

    Derrière la douche, j’ai foncé devant l’écran, celui qu’hier je n’arrivais pas à remplir, et j’ai lâché non-stop trois pages de notes ou de récit préalable que j’ai ensuite passé la journée à intégrer au corps de Dzoosotoyn Elisen. J’ai repéré quelques lignes de La Tempête, naufragées sur Twitter, et que je pourrais mettre en épigraphe du texte.

    But how is it

    That this lives in thy mind ? What seest thou else

    In the dark backward and abysm of time ?

    Mais comment se peut-il que ce souvenir vive encore dans ta mémoire ? que vois-tu encore dans cet obscur passé, dans cet abîme du temps ?

    En fin d’après-midi un autre flash sur l’écran du portable : Alerte : Japon : le bilan du séisme dépasserait les mille morts. Voilà le chiffre en cours.

  • Quelques notes sur Dzoosotoyn Elisen

    26 mars 2011

    J’ai tout écrit à la main, stylo bille sur cahier grands carreaux, des fois que ça s’échappe trop vite de ma tête, que j’ai pas le temps de noter. J’ai aussi fait des plans, et des schémas que je me suis empressé de ne surtout pas suivre à la lettre.


     Pour la premier narrateur j’ai mis : « Parler car c’est ce qu’il sait faire. »
     Pour le deuxième : « Tout est un jeu pour lui. »
     Pour le dernier : « Croit ou bien sait que le futur est fou (son chien s’appelle Marty). »

    Voilà les bases.

  • 030411

    3 avril 2011

    Je ne fais pas confiance à un mec qui me fait attendre une demi-heure en compagnie de Psychologie Magazine. Je ne fais pas confiance à un mec qui porte une cravate mais gratuitement. Et, surtout, je ne fais pas confiance à un mec qui porte comme pompes des chaussures tout en cuir avec la pointe au bout. Je lui serre la main, il me serre la main et il me lance son nom, toutes les syllabes du mien sont sur le CV imprimé qu’il mastique à la main. J’aurais aimé avoir commencé par la phrase : laissez-moi anticiper toutes vos questions et répondre d’avance. J’aurais vraiment préféré. À la place, il veut savoir si j’ai trouvé facilement et comment j’ai fait pour. Je suis venu avec mes jambes et mon petit corps derrière qui suivait bien. J’ai trouvé facilement car, j’explique, il se trouve que j’ai déjà passé un autre entretien pour une autre boite dans ce même bâtiment, au même étage, la porte en face de vos locaux. Il veut savoir comment ça s’est passé, je réponds bien. Bien, mais malheureusement ça n’a pas abouti. J’ai été jugé inapte en tant qu’être humain, car ce sont des choses qui arrivent. Je ne suis pas en train de mentir. Je suis venu à pieds. Je veux dire, avant de prendre le train et entre le train et le métro 1, entre le métro 1 et le métro 8, puis entre le métro 8 et la porte de son bureau, oui, j’étais à pieds. Je saute sur la première occasion de sauter sur la première question que son visage me pose : si je connais cette entreprise ? Je connais tout ce qu’il y a à savoir sur cette entreprise. Je lui dis tout d’abord j’ai visité votre site (et il me dit je vois, qu’en pensez-vous ? ne me dites pas que c’est le plus beau site du monde, soyez honnête) et, je suis honnête, ce n’est pas le plus beau site du monde et si je devais pointer un détail qui me surprend beaucoup ce sont les avis clients. Il me dit quoi les avis clients ? Je veux dire : le fait qu’il n’y ai aucun avis positif et que le mot le plus souvent utilisé sur ces pages soit bien le mot « arnaque ». Curieux, non ? Il plante ses paumes dans son bureau tout rouge et voilà ce qu’il dit et puis voilà comment : VOUS PORTEZ UN MICRO C’EST CA ESPÈCE D’ESPÈCE DE FILS DE PUTE ?! Avant de prendre le train, j’ai bien fait gaffe, devant la gare, de ne pas piétiner les dizaines de gendarmes rattachés les uns aux autres, culs à culs, comme des wagons. Je veux dire les gendarmes les insectes, pas les gendarmes les gens. Je ne sais pas où ils allaient ni pourquoi, mais ils allaient souvent par deux, parfois par plus de deux, enchaînés les uns aux autres et je me suis demandé : est-ce que c’est une méthode d’accouplement par l’arrière ? Est-ce que c’est, à l’échelle du minuscule, une ébauche de transport en commun littéralement participatif ? Bien sûr, ces questions je me les suis posées après coup, peut-être même une fois venu le temps de l’écriture. Sur le moment, j’étais simplement soulagé de ne pas en avoir d’éparpillés sous mes chaussures. Lorsque le téléphone sonne et que le recruteur décroche, l’usage voudrait que le candidat demande poliment au recruteur s’il peut, ou doit, quitter la pièce. Si je ne le fais pas c’est que 1) le téléphone sonne quatre fois durant tout l’entretien et que 2) je veux moi aussi m’immiscer dans le secret des conversations professionnelles et découvrir le dessous des choses vraies. Ce qu’il répète à son ou ses interlocuteur(s), c’est qu’il ne veut pas partir trop tard ce soir, et qu’on devrait se partager un dej un de ces quatre, ce qui m’amène à penser à ces mecs, aux infos, qui expliquent au micro avoir entendu les jours passés le son des kalash résonner dans les rues de tel ou tel autre pays en guerre civile, lequel, je ne sais plus, j’en viens à perdre le fil. Je veux dire, qu’est-ce qu’on doit comprendre ? Est-ce que ces mots seraient devenus si familiers qu’on pourrait avec eux tout se permettre ? Quand il me propose un verre issu de la fontaine à eau d’à côté, je décline, à moins que ce verre puisse aussi être accompagné d’une aspirine ? Il me demande si je préfère le téléphone ou les emails, juste comme ça, pour savoir. Entre le quai du train, le D, et celui du métro, ligne 1, je cherche et traque et manque une fameuse passerelle fictive censée pouvoir me faire passer directement à la ligne 5 sans passer par la 8 ou sans prolonger pour attraper la 11. Impossible de la trouver. Je me dis que peut-être, ce serait comme dans ce film, Indiana Jones et la Dernière Croisade, l’épreuve du chemin de Dieu : savoir oser marcher littéralement dans le vide et avoir foi en la matérialité des choses, mais il se trouve que ma foi est vermoulue et mes os bien réels, alors je passe mon chemin et tant pis pour le Graal. Ce qu’il voudrait vraiment savoir, c’est comment je me vois dans dix ans, idéalement bien sûr et idéalement, je crois, je me vois loin d’ici, et lui très loin de moi. Entre la ligne 1 et la ligne 8, je me perds, cherchant malgré tout la ligne 5, inaccessible car en travaux, alors se rabattre sur la 8 quand même et, une fois calé dans les couloirs derrière le jean d’un type qui se balance de droite à gauche au moindre pas je me demande : est-ce que mon cul fait ça ? Mais il n’y a aucune manière de vérifier ce genre de choses : mes yeux tombent vite sur l’angle mort de ma nuque et ma démarche elle-même en pâtirait si je venais à poursuivre l’expérience au bout d’elle-même. De son propre aveu, il n’arrive pas à me cerner, trouve qu’il me manque quelque chose : je réponds que quoiqu’il arrive, je suis l’homme de la situation. Et pour qu’il croit (qu’il sache !) que c’est ma voix qui parle et que tout est réel, je me penche en direction de son bureau, je colle une main sur le bois pour établir contact tout en gardant tout contre un dernier avant-bras, l’autre, celui resté derrière, pour retenir le peu de cravate qui se décolle de moi. Je lui dis comme ça, droit dans les yeux et l’élan de mon corps tout droit fixé vers la fenêtre derrière : je ne vous décevrai pas. Une fois arrivé au bas de l’immeuble en avance sur l’heure prévue pour notre rendez-vous qui commencera en retard, j’y trouve la quasi intégralité des salariés de l’immeuble en pause clope devant la porte et je demande : excusez-moi, c’est bien ici la boite qui recrute et que tous ses clients détestent ? Au bout d’un moment j’aimerais répondre au type absolument tout ce qu’il aimerait entendre, mais ma fierté m’empêche. Ce que je lui réponds, c’est que si j’avais eu la vocation d’enseigner, j’aurais probablement continué dans cette voie, pas vrai ? Il m’explique que dans ce job, comprendre la psychologie d’un mec créatif, c’est important. Je lui dis qu’à mon petit niveau j’écris de petites choses, alors je vois un peu ce que ça peut être, la psychologie d’un mec créatif. Il me demande si j’ai des ambitions d’un jour peut-être publier mes trucs, je lui dis mon Dieu non ! J’écris dans mon coin, pour moi, et personne ne me lit. Il me demande car il en doute : personne ? Et je réponds : personne. Si mes mots devaient être accompagnés par un effet spécial quelconque, ce serait un éclair, oui mais voilà aucun orage ne se dessine dans le ciel blanc du fond. Par curiosité il voudrait savoir ce que je suis en train de lire, et je lui donne le titre, le nom de l’auteur aussi, et ce qu’il me répond, c’est qu’il n’y connaît rien, et qu’à vrai dire il s’en fiche de toutes ces petites choses. De retour après l’entretien je ne prends ni la 1, ni la 5, ni la 8 pour retourner au D, mais cette fois-ci la 11. Entre Châtelet et Les Halles, les fameux Escalators plats, émulation du sol en mouvement pour que chacun gagne le temps auquel il a droit. Sur toute une parcelle de plat, le tapis roulant est en panne et n’est qu’un sol normal. Pourtant, la quasi-totalité des usagers l’empruntent, plutôt que de passer sur le côté, lisse et non mécanique, et je dois dire que j’en suis. Est-ce qu’on peut affirmer pour autant que tous nos corps sont déformés par d’éternelles habitudes ? J’entends quelqu’un râler, devant, derrière ou tout autour de moi, que cette panne de sol plat serait pour lui un vrai « manque à gagner » de plus dont il faudra bien, un jour, quantifier le volume en additionnant un à un tous les retards subis, souterrains et insupportables. Il voudrait savoir pourquoi exactement je ne postule pas dans une entreprise qui vend des produits de haute technologie, si c’est ma passion, et je ne crois pas avoir dit que ça l’était. Plutôt que de répondre que c’est le cas, que je postule, mais qu’on ne veut pas de moi, j’emprunte cette phrase tirée d’une nouvelle d’Amy Hempel que je traduis en ce moment : « Peut-être qu’une histoire d’amour marche mieux en dehors du bureau. » Pour toute réaction, il croise l’une sur l’autre ses deux chaussures en cuir pointues qui dépassent du bureau. Ensuite, après m’avoir indiqué que cette histoire de primes sur objectifs notée sur l’annonce était en réalité une erreur et qu’il n’y avait grosso modo ni prime, ni objectif, et que, oui, j’avais sans doute raison, notre entretien aurait tout aussi bien pu durer quinze minutes et non pas deux heures, qu’il s’était laissé porter par sa bouche et que sa gorge avait des mots à battre, que le courant passait et que l’heure, ah ah, lui avait échappé, il m’a confié que quelque chose ne collait pas avec ma candidature et qu’il se réserverait donc le droit d’organiser un second entretien avec la responsable de service. Ce que je lui ai répondu, c’est qu’il y avait eu probablement méprise et que nous nous étions mal compris, car mon entretien à moi était inverse et qu’il avait, lui, échoué, dans sa démonstration pour me convaincre, sauf qu’au lieu d’utiliser le mot « échouer », par respect pour sa candidature et sa présence ici, je lui ai dit que sa prestation n’était tout simplement « pas au niveau ».

  • 130411

    13 avril 2011

    Le slogan de l’actuelle campagne d’affichage de l’Armée de Terre est « devenez vous-même », ce qui n’est pas sans rappeler celui de Nike, il y a quelques temps, « I am what I am », et sur l’affiche, la gueule d’un mec (car ce doit être un mec), l’intérieur du visage photoshopé à mort pour que sa peau soit remplacée par des motifs de camouflage du genre vert, brun, kaki, et l’oeil à peine reconnaissable dans le fond du décor. Ailleurs aussi trouver ce genre d’affiches, ailleurs aussi les avaler car elles sont nôtres et se demander au fond en quoi on diffère d’eux. Devenir ce « nous-même », voilà une belle promesse. La transparence, une belle (je crois) réalité. Plus loin, une fois gagnée la ville d’après, sur la côte, toujours elle, trouver aussi ces corps lascifs, des jambes plus longues que l’oeil puisse voir, et à la place d’une tête un genre de composition, disons, florale, et la voilà qui m’attrape l’oeil à son tour et me fixe, oui mais voilà comment savoir qui fixe quoi ?

    I helped Mario on with his police lock’s vest and affixed the Velcro nice and tight. Mario’s chest is so fragile-feeling that I could feel his heartbeat’s tremble through the vest and sweatshirt.

    David Foster Wallace, Infinite Jest

    Avant d’y voir des corps factices venus nous remplacer nous avons fait détour pour traverser Balbec. Je voulais voir, aussi, le grand hôtel, la plage, la mer devant glaciale, et les jumelles vissées au mur, avant la plage, qui sont censées montrer d’autres rivages mais dont les verres sont verrouillées. Et si j’avais daigné payer les euros tels qu’ils m’étaient requis, est-ce que j’aurais vu Proust, son image, sa silhouette, onduler quelque part, à l’autre bout de ma vue ? « En ville », dans Balbec, avoir croisé combien d’ardoises qui proposaient des « Déjeuners de Proust », mais jamais de vitrines avec à l’intérieur de véritables livres, comment expliquer ça ?

    Quoique j’écrive, on ne m’accusera jamais d’homosexualité.

    (...)

    Il tue sa mère avec les aiguilles à tricoter.

    (...)

    J’ai la ville dans ma main, sans que personne ne le sache.

    Pierre Guyotat, Carnets de bord Volume 1, Editions Lignes manifestes, P.161 & 163.

    Oui, nous avons visité la ville, l’autre, celle après Balbec, avant de l’avoir traversée, et ce que nous avons trouvé s’appellerait dans n’importe quelle autre ville une ville fantôme, je crois, avec le long des rues, plus loin vue sur la mer, des maisons verrouillées aux volets quasi crépis aussi avec les murs, qui sait jamais ouverts, et peu de corps à l’envers de nos corps, et aucune ombre pour mélanger nos ombres, simplement quelques pieds lâchés sur la plage, mais comment savoir s’il ne s’agissait pas plutôt d’empreintes de pieds, pas plus, sans aucune chair, sans aucun os, vissé à l’intérieur pour provoquer l’impact ? Je ne sais rien, simplement je constate. Le seul corps que j’ai vu n’avait pas d’yeux pour moi et souhaitait tout simplement prendre en photo le temps, celui qui détériore les façades des maisons : un photographe fantôme dans cette douce ville idem. Toujours en front de mer, j’ai pris photo de H., se tenant droit debout, à ses côtés un nom et quelques lettres fixes, cette photo là, pendant que je pressais mon doigt sur le tactile de poche censé capturer tout, je me disais bien que c’était elle, la passerelle vers le passé capable de nous porter quelques années derrière, bien en amont de nous, et que si une telle passerelle s’ouvrait, alors, peut-être, quelques corps étrangers pourrait tendre leurs mains pour nous porter ailleurs, littéralement ailleurs, le Docteur si ça se trouve, ou un vaisseau fantôme, mais tout ce qu’a creusé mon doigt sur cet écran, ce n’est qu’une ombre morte et l’ombre d’une passerelle, nous sommes restés, bien sûr, vissés sur nos chevilles, sur nos vertèbres, sur nos paupières ; avant que l’ombre prenne nous sommes tous repartis.

  • 260411

    26 avril 2011

    On m’a rappelé depuis Mumbai. La question de cette fille, c’était : pendant un bon repas vous préférez du rouge, du blanc ou du rosé ? J’ai répondu que je buvais pas d’alcool. Même pour les grandes occasions ? J’ai répondu surtout pour les grandes occasions, oubliant un peu vite que pour la mort de PDG on s’était réunis tous entre nous, les futurs-ex collègues, pour vider tous ensemble les dernières bouteilles de Champagne stockées au frais pour Dieu sait quel super événement à venir. On buvait ça dans des gobelets en plastique mais minuscules.

    Et puis on m’a appelé de Paris, cette fois c’était plus terre à terre, pour prendre rendez-vous ce jeudi même pour un prochain bel épisode de Comment mâcher sa propre cravate ? (c’est Svetlana qui sera contente). Un peu plus tôt ma mère me disait que ça commençait à faire long cette période sans boulot (et je pensais mais non car j’ai truqué mon CV pour que ça fasse plus court), un peu après voilà que c’est Franck Thomas qui sur Twitter m’explique que ce serait fun si mes histoires de cravates pouvaient se poursuivre, alors c’est dur de bien savoir ce qu’on devrait faire quand les signaux comme ça sont sans arrêt contradictoires. Bien sûr que j’irai à cet entretien jeudi. Je mettrai ma plus belle cravate.

    Philippe Carrese non plus ne boit pas, apparemment. Après avoir lu cette interview menée chez lui par g@rp j’ai ouvert la porte et je me suis dit : j’ai l’impression d’avoir ouvert une porte qui donne sur le passé. Rien à voir avec une impression de déjà vu toujours vulgaire (qui n’est rien d’autre qu’une de ces crises d’épilepsie en miniature) mais comme un authentique retour en arrière si loin avant les faits. L’expliquer ce serait au-dessus de mes mots mais je peux dire qu’il faisait frais, voilà, l’air blanc a enveloppé la pièce (et moi avec), c’était comme être dans un autre temps. J’ai léché l’air, c’était pas mal, j’aurais aimé que ce soit réel et qui sait même jusqu’où j’aurais voulu remonter. J’ai expliqué plus tôt à ma mère que le charlatan censé l’autre jour me revisser les yeux m’avait sorti n’importe quoi : à en croire sa version ma vue d’elle-même se serait résorbée. Conneries. Je fais pas confiance à ce gars-là, ça non, d’ailleurs j’ai jamais confiance à qui que ce soit qui porte une blouse, ceux-là qui veulent jamais confirmer tous mes beaux diagnostiques, ben tiens (en attendant je garde mes yeux tels quels, je préfère les garder).

  • 010511

    1er mai 2011

    Tape dans Google l’expression voyage, et le blanc de la page te sort voyage sncf.
    Tape dans Google l’expression voyage d, et le blanc de la page te sort voyage dernière minute.
    Tape dans Google l’expression voyage da, et le blanc de la page te sort voyage dans le temps, suivi de près (mais devançant toujours) les expressions voyage dans l’espace, voyage dans les îles, voyage dans l’anthropocène et voyage danemark.
    Je n’invente pas : Google me le raconte.

    Par la fenêtre se balancent deux corps qui descendent la façade de l’immeuble comme on dévale une falaise : à la verticale, les deux rattachés à l’en haut par un câble, un baudrier, un mousqueton : exactement le genre que je possède sur mon porte-clés en temps normal. Ils sont censés guérir le toit qui fuit depuis quelques semaines sur notre palier de porte et quand on demande à l’un des narrateurs multiples et schizophrène de Derrière mon bureau s’il possède des armes, voilà ce qu’il répond :

    Plusieurs machines à écrire de divers calibre, un couteau à cran d’arrêt à lame qui se bloque, acheté en Italie et passé à la frontière dans la voiture de mon cousin, le juge, avec son accord, ainsi qu’un MG42 impeccable et en état d’usage, monté à la fenêtre.

    Werner Kofler, Derrière mon bureau, Abaslon, traduction : Bernard Banoun, P. 140.

    et j’aimerais bien lui emprunter son cran d’arrêt à lame qui se bloque et le passer moi-même à travers la fenêtre pour y couper les cordes, les mousquetons, les baudriers, et puis ensuite voir apparaître les deux bonhommes qui viennent m’en coller une après avoir littéralement remonté le temps pour que je ne les assassine pas, oui mais dans ce cas qui sont ces deux cadavres démembrés qui se répandent quelques étages plus bas ?

    Pas vu de lumière du soir, pas de vapeur bleutée, devant sa cabane n’est assis tranquillement à l’ombre nul laboureur, nul homme content dont la cheminée fume ; pas vu la primevère glutineuse, ni la bleue ni la jaune, ni le sureau en fleurs, ni l’oeillet des glaciers, ni le martagon, rien vu, ni les mélèzes, ni les arolles, ni le genévrier, arbuste sacré des Celtes.
    Rien vu ; ni le scintillement de Saturne au firmament, ni la lune pré-apparaissant au-dessus de la croupe de la montagne, derrière la forêt. Tout vu, rien vu. Entendu la pluie. Jamais été là-bas.

    P.154

    À une époque, derrière mon bureau littéralement, je comptabilisais tous les textes arpentés, par hasard ou par goût, et qui avait rapport au voyage dans le temps. C’était involontaire, c’était inattendu, c’était coïncidence. Cette semaine j’ai appris que la dernière usine à produire des machines à écrire avait cessé l’activité, et que la machine à écrire (une arme d’après Kofler) était par conséquent devenu officiellement un objet du passé. Mais nulle trace dans ces articles qui font références à ce non-événement de la fameuse machine à écrire à voyager dans le temps à laquelle j’ai pourtant rêvé et dont Google ne me donne aucune résurgence, où que ce soit, à n’importe quelle époque, futur, passé, présent.

  • 050511

    5 mai 2011

    Je sais maintenant que je suis irrésistible. Des mecs se battent entre eux pour pouvoir m’embaucher. Svetlana à qui je raconte mon aventure d’hier est sur le cul. Je l’ai mise sur le cul. Je lui ai dit écoutez ça. Mon premier entretien d’hier découle directement de ma rencontre avec le manager Endive Braisée lundi. Car d’après lui j’avais le profil. Voilà pourquoi il m’a obtenu ce rendez-vous, cette fois avec la boite directement. Cet entretien s’est plutôt bien passé. Ce que j’ai dit ? La même chose que pour n’importe quel autre : je me suis lissé la gueule jusqu’à devenir un carré de peau tendue comme l’élastique de mon boxer. Le courant est passé, cette fois je ne parle pas d’électricité statique. À un moment donné de notre conversation, passage anglais pour vérifier que mon CV ne trichait pas, j’ai répondu à l’une de ses questions en souriant « ah ah, that’s a tricky one » ou bien encore « yeah i’m so really fucking focused right now, you have no idea » et elle n’avait pas idée, mais comme je l’ai raconté à H. après debrief du soir je n’ai ni emprunté d’accent british ni même lancé de « Oi ! » comme j’aurais voulu faire, je crois que le syndrome lisse a dû me contaminer : j’ai envie de dire qu’est-ce qu’on y peut ? Au terme de l’entretien elle m’a demandé si j’avais des questions et j’ai dit oui, j’en aurais deux. 1) Pourquoi ne pas envisager meilleur salaire et 2) Où sont les toilettes ? Svetlana me rappelle qu’il n’est pas très correct de mentionner dès le premier entretien de telles trivialités que sont 1) les fameuses questions d’argent et 2) les affaires dégoûtantes de notre foutu intérieur mais, baste, j’ai répondu à Svetlana, tu veux l’entendre la suite ou pas ? Mon deuxième entretien prévu la même journée était fixé à cinq cent mètres de là (mais à 14h30 : j’avais du temps devant moi). Une fois traversé la lumière poussiéreuse des Tuileries dans la longueur me suis posé quelque part cour carrée pour bouquiner un peu. Avant de coller mon cul sur l’un des bancs en pierre je me suis dit qu’il faudrait pas que j’en vienne à tâcher mon beau costume noir car, oui, je pense ce genre de trucs maintenant. À mes côtés sur le même banc un couple de touristes qui répétaient les mêmes figures acrobatiques devant l’objectif d’un appareil photo réglé sur minuteur. Le but du jeu visiblement : se faire immortaliser par l’oeil de l’appareil en train de s’embrasser en suspension devant les bâtiments du Louvre et je me suis dit oh boy, ah bravo, si seulement l’acmé de ma journée ce pouvait être ça... Mais Svetlana me dit minute : quel est le rapport avec le reste ? Pourquoi toutes ces foutues histoires d’entre-deux alors précisément que ce qui nous intéresse ce sont les entretiens ? C’est à mon tour de dire minute : j’y viens. Mon second entretien étant prévu plus loin à 14h30 j’ai poursuivi mes déambulations et il se trouve que j’avais « l’impression d’errer dans Paris comme dans un grand frigidaire vide » comme je l’ai lu dans ce bouquin insupportable que j’ai eu envie d’abandonner sur un banc vide pour qu’il profite à un autre que moi (sauf que, voilà, je l’ai finalement gardé pour mieux finir par couper ma la lecture plusieurs heures plus tard dans le train du retour). Puis, passant devant l’éternelle enseigne « Duluc Détective » rue du Louvre (ne me demandez surtout pas comment, pourquoi j’en suis venu à fréquenter cette agence là) j’ai fait ce que j’aime souvent imaginer dans pareille circonstance : que le Temps n’est qu’un filtre fait de papier calque et qu’on pourrait si on le souhaitait les superposer les uns contre les autres pour les voir se confondre et je me suis demandé au juste combien de doubles de moi j’aurais pu rencontrer si j’avais pu plaquer sur mes deux yeux ces calques là. Un max. L’un d’entre eux sort justement d’un entretien d’embauche, déjà, et je l’envie bien sûr : à cette époque suffisait juste de se pointer (et sans cravate) dans le café d’à côté, entendre ma futur-ex collègue me dire « bon, on a le même âge, je crois qu’on peut se tutoyer », les choses étaient plus simples, ça oui. Ce que j’aurais aimé pouvoir dire à ce double de moi mais cuvée 2008 ? De surtout faire gaffe à PDG, comment ça se terminerait des mois plus tard et de la merde que ça serait, ensuite, pour traverser cette période là (mais je finirais par dire : oui mais voilà au moins tu l’écriras) et, comme chacun sait, ce serait une bêtise, car il suffit de piétiner dans le passé un papillon paumé pour que dans le futur, etc : on connaît la chanson. Manifestement Svetlana ne la connaît pas mais je lui dis peu importe, après tout je m’adresse à une audience plus large, plus large que sa seule attention. Dans le bureau d’à côté on entend bafouiller un autre candidat, un mec comme moi suivi par Svetlana, un type qui passe un à un ses appels pour démarcher des boites et les convaincre de le rencontrer. Sa phrase d’accroche est la suivante : « je recherche après un boulot ». Voilà ce dont il s’agit : nous sommes bien, lui comme moi, en retard sur les autres. Mais ce qu’il faut retenir c’est que je suis dans les bureaux de ma deuxième boite à l’heure prévue, 14h30, quand bien même mon parcours pour faire Louvre - cette Boite devait bien ressembler (à supposer qu’il ait été vu de plus haut par satellite ou par hasard) au signe que je n’ai pas arrêté de mouliner pour que l’iPhone réveille son système paresseux de géolocalisation, à savoir le fameux signe ∞, et j’étais à l’heure devant la responsable RH un petit peu sèche mais un petit peu casual quand même (et dont l’intitulé sur la carte de visite ne mentionne ni « RH » ni « Manager » mais simplement « People »). J’étais à l’heure, alerte et éveillé quand elle m’a demandé au juste pourquoi je pensais aimer effectuer une tâche que je ne connaissais pas et j’ai dit honnêtement je n’en sais rien, ça reste encore à être découvert car madame je suis jeune et moi, mon rêve, c’est avant tout d’apprendre, je suis ce genre de gars. Svetlana ne se sent plus. Jamais jusqu’à maintenant je ne lui ai fait l’honneur de lui raconter deux entretiens le même jour, quatre entretien en l’espace d’une semaine. Peut-être finalement que je ne suis pas complètement damaged goods s’agissant de retrouver un gagne-pain. Je lui laisse l’audace de ses suppositions. Mais je lui dis ce n’est pas tout. Avant la fin du second entretien est arrivée la sempiternelle question idiote qui vise à faire faire au candidat sa petite autocritique afin d’identifier ses principaux défauts et très arbitrairement j’en sors deux beaux de mon chapeau fictif. 1) Je me suis toujours trompé sur les paroles de la chanson You’ve got a habit of leaving. Toujours j’ai cru entendre la phrase « Sometimes I cry / Sometimes I’m so sad / Sometimes I’m so glad to run » alors qu’en fait Bowie chante bien « Sometimes I cry / Sometimes I’m so sad / Sometimes I’m so glad, so glad » et vous savez quoi ? Je préfère largement ma version (et Svetlana approuve). 2) J’ai toujours eu une peur bleue des bouches d’égouts ou des grilles fixées au sol censées servir d’aérations pour les galeries de métro, de marcher dessus j’entends, car qui sait si ces trucs ne vont pas s’effondrer sous mon poids un de ces quatre, on peut pas dire, c’est typiquement le genre de trucs susceptibles d’arriver, ça oui, et tous mes potes se foutent de moi quand je leur explique, ce qui est assez vexant faut dire. La RH « People » me répond que selon son point de vu ce n’est pas un défaut et je réponds (et je m’emporte) : voilà exactement ce que me disent mes potes ! L’entretien a, ensuite, repris son cours, et moi avec. Je suis sorti de leur locaux à 15h30. À 16h, premier message de la première boite pour fixer un second entretien. À 16h15 message de la seconde pour rencontre avec le directeur financier. Quand je les ai rappelés, une fois rentré chez moi, dans l’ordre, l’un à la suite des autres, et après leur avoir dit qu’ils étaient tous deux en concurrence pour obtenir mon corps (car, oui, j’ai le sentiment d’être devenu au fil des jours un steak haché et, ouf, Svetlana me confirme que c’est normal, et tout va bien, je me sens mieux), le premier m’a fait promettre de ne surtout pas prendre de décision sans l’avoir rappelé car je le site « on ne voudrait pas vous perdre » et le second m’a répété que mon profil leur plaisait grave et je n’ai pas dit, ni à l’un, ni à l’autre, que je ne comprenais pas, mais alors pas du tout cet engouement soudain pour cette viande là, la mienne, bourrée de paquets de nerfs, certainement pas très comestible, probablement contaminée, mais va savoir, Svetlana, les gens sont complètement incompréhensibles là-bas dehors, au fond je l’ai toujours su.