Chère Madame, Cher Monsieur 1,
S’il vous pèse aujourd’hui que je vous écrive, imaginez-vous toutes les fois où je ne l’ai pas fait. Les fois où je me suis ravisé, les fois où j’ai comme arrêté un geste à moi ou pas à moi qui s’apprêtait mais, non, je l’ai retenu de jaillir. Par exemple par pudeur. Mais aujourd’hui, comment voulez-vous que je fasse autrement que faire ça, c’est-à-dire écrire ? Il se trouve que cette histoire prend sa source il y a plus de vingt ans, lorsque vous (non pas vous personnellement, ni même vous au sens de votre enseigne mais un vous plus large, plus lointain, en surplomb, vaporeux, le vous de la putain de grande distribution) avez décidé sans préavis de cesser de référencer une marque de céréales pour le petit déjeuner que prenait depuis X années mon père. Un drame familial. Mon frère et moi, on ne consommait jamais lesdites céréales (c’était des céréales fades et d’adultes, sans jouet à l’intérieur) mais il nous arrivait d’en agrémenter nos tartines de Nutella pour que ça croustille. Bref, c’était il y a longtemps, et à n’en pas douter il y a prescription. Mais ça n’est jamais terminé, pas vrai ? Je veux dire, ces histoires, elles se répètent en permanence. Nous sommes condamnés à revivre le même passé continuellement, comme dans ce rêve qu’a fait à mon sujet mon amie L. : je n’arrêterai pas d’y fendre la foule à vélo, cherchant manifestement quelque chose ou quelqu’un, avant de m’arrêter, saisi par un moment de stupeur en bas d’un escalier aux jambes interminables, près d’une statue de Peter Pan recouverte d’une bâche. À proximité, sur une magnifique fontaine aux reflets orange et jaunes, une automate hindoue. Elle est bleue. Pendant ce temps, L. devra se préparer à passer un examen devant un homme qui, au cours de mes études, a fait ou dit pas mal de choses étranges (mais c’est encore une autre histoire). Il m’aimait bien. Le jour où je lui ai révélé, dans son bureau, mais pas seul avec lui, que je quitterais la ville une fois l’année universitaire achevée pour partir vivre en Bretagne, il m’avait demandé où ça en Bretagne ? À Guingamp ? Saint-Brieuc ? puis, une fois que je lui avais révélé le nom de cette ville, après avoir pouffé : c’est encore pire ! Cet homme pouffait parfois pour des raisons étranges, par exemple la fois où un collègue à lui nous expliquait avoir dû passer plusieurs fois son agrégation avant de l’avoir. Quel drôle de type. Il était glauque. Cette fois-ci, pourtant, ce n’est pas une histoire de céréales au riz (était-ce seulement du riz ?) soufflé, mais ça a encore avoir avec le petit déjeuner. D’abord, ce sont les brioches tressées de marque Pasquier que vous avez dé-référencées, et du jour au lendemain. Vous avez, depuis, repris ce type de brioches, mais uniquement sous la forme de brioches aux pépites de chocolat, ce qui est une hérésie. Comment voulez-vous tartiner de la confiture là-dessus ? Les autres marques, pardon de vous le dire, elles ne sont pas au niveau. Sans parler de la fausse boulangerie qui propose des brioches de ce type, au goût farineux. Mais ça ne s’arrête pas là. Ensuite, il a fallu que vous cessiez aussi de vendre des madeleines industrielles (on fait ce qu’on peut) de marques Ker Cadélac. Pourquoi ? Plus récemment encore, le thé vert de marque Twinings au gingembre et à la mangue, qui était le seul thé que je trouvais, eh bien, à mon goût. J’imagine que tout cela ne se résume, à vos yeux, qu’à des courbes stagnantes ou à des références chiffrées encapsulées dans un tableau excel. Mais moi, c’est d’une vie qu’il s’agit. La mienne. Or, c’est déjà suffisamment complexe dans cette vie que de trouver le parfait sel, le parfait beurre, le parfait poivre, le parfait miel, le parfait maté sans avoir besoin qu’on en rajoute une couche supplémentaire. J’ai bien essayé plusieurs autres thé différents mais ça ne fonctionne pas. Ce n’est pas (ça doit vous parler, ça) satisfaisant. Alors quoi, que puis-je faire ? Où puis-je aller ? Comment transformer cette énergie négative qui m’a gagné au moment de remonter les cinq étages qui me séparent du sol ? Je sais que rien n’est immuable en ce monde. Qu’il faut se faire au changement. Mais il convient de maintenir une certaine forme d’équilibre, vous ne croyez pas ? Par exemple, a-t-on réellement besoin de voir notre personnage dans les derniers opus du jeu Dragon Quest, une série que vous référencez par ailleurs ? La vie n’était-elle pas plus simple, plus sobre, plus authentique lorsque nous en étions à contempler nos ennemis frontalement, à la première personne ? Quant à mon ami T., que je verrai ce soir au Pouchla pour un moment très riche, pourquoi ne pas admettre qu’il a, à son tour, changé de vie, et comment puis-je le soutenir dans ce maelström ? Il y a bien des choses que je pourrais lui dire, le genre de choses que moi je n’écoute qu’à moitié quand c’est à lui de me les dire. À la place, je pourrais lui dire ceci : alors, ton bateau de safran a coulé ? J’en suis là. À ne pas savoir quoi faire de moi-même, pris dans le tumulte d’un monde en constante (dé)formation. Je ne vous cache pas que je suis seul. Perdu. Et que j’ai plus que jamais besoin de quelque chose. De vous.
Bien cordialement,
GV
↑ 1 Cette lettre est un pastiche de la nouvelle Référence #388475848-5 d’Amy Hempel, parue dans le Chien.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |