C’est un peu étrange de lire le livre de Ryoko Sekiguchi, Ce n’est pas un hasard, un rapport écrit-elle sur les jours suivants (et précédents) le tsunami de 2011 et la catastrophe nucléaire de Fukushima, alors qu’un typhon particulièrement virulent survole l’archipel, et tout ce que je trouve à me dire ce sont des trucs très égoïstes comme par exemple, j’espère que ça n’arrivera pas pendant qu’on y sera. Derrière, un message à K. pour prendre de ses nouvelles, ce n’est pas moins égoïste. Les choses devraient être plus simples, comme dans cette nouvelle de Brian Aldiss 1 où on lit la phrase suivante :
Il était indispensable à notre survie que nous entrions en relation avec ces extra-terrestres avant que nos ennemis y parviennent.
— Pourquoi ne pas tout simplement nous mettre en rapport avec nos ennemis ? me demanda Nancy, d’un ton aigre. Elle n’a pas le sens des grandes occasions.
Peut-être que je n’ai pas le sens des grandes occasions ? Peut-être que je vois la vie comme un voyage sans fin dans un cosmos d’étain, à tenter de naviguer entre les pluies d’astéroïdes et l’orbite des planètes, l’attraction des trous noirs, les rayonnements d’astres éteints mais pulsant néanmoins malgré tout ou partie de leur lueur passée. Bien sûr, la douleur. Et bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer un bilan construit du nouveau régime, depuis quatre semaines les douleurs ne sont plus, ou alors réduites à des sensations frêles qui durent quelques minutes. Je continue pourtant de lire les signes de la douleur comme j’ai pris l’habitude de le faire : je navigue dans l’espace en tenant compte de la position des trous noirs, quand bien même ils ont, semble-t-il, fondu. Comment appelle-t-on le contraire des douleurs fantômes ? Des fantômes de douleurs ? Déjà vécu des périodes de quarante et quelques jours sans douleur. J’ai tendance à me dire malgré moi que tout va recommencer comme avant du jour au lendemain, bientôt. Alors, dans le doute, je lis. Dans Guerre aux humains :
J’ai trois livres de grande valeur. Je voudrais les apprendre par cœur et les réciter à droite et à gauche, là où personne ne les connaît, peut-être en échange du pain et du fromage.
Quels seraient ces livres, s’agissant de ma vie ? Dans une telle traversée cosmique, il vaut mieux avoir avec soi de la lecture. J’imagine qu’Ulysse en ferait partie (3600 fragments, 23% aujourd’hui). Il faudrait, pendant un an, cesser d’acheter des livres. On ne lirait plus que ceux qu’on a déjà, et qu’on a oublié avoir achetés par exemple. Ce pourrait être simple : tu pars d’une extrémité de ta bibliothèque, et tu suis le fil des livres non-lus d’un côté à l’autre. Ce n’est pas un hasard :
Peu à peu, on augmente la dose, et on s’habitue à ce qu’il y ait cette dose. On s’habitue aux accidents, à l’état d’urgence, aux réactions tardives des responsables. La poète Kiryû Minashita écrit : « L’habitude, c’est la chose au monde la plus redoutable. »
Quid des livres numériques ? Tu les prendrais également dans l’ordre de leur arrivée. En reprenant l’historique de mes commandes sur Epagine, je réalise avoir acheté les deux mêmes livres deux fois, ensemble, à un an d’intervalle. Certains titres : complètement oubliés. Peut-être faut-il envisager de consommer autrement la littérature. Un an suffirait-il à tenter l’expérience ? En partant de l’extrémité de l’appartement la plus proche de la porte vers l’intérieur, voici par quoi je commencerais : la Poétique d’Aristote, Silvia Baron-Supervielle (L’alphabet du feu), les Mythologies de Roland Barthes. Le Dossier M :
Sommes-nous, les uns et les autres, un bricolage d’attitudes et de comportements et peut-être même de sentiments glanés ici ou là et qui nous seraient échus sans que l’on sache comment, amalgamés à notre être à notre insu, sans notre consentement, par transferts sournois et indicibles ? Sait-on seulement d’où vient notre visage ?
Bien sûr, sur une île déserte, ou là dans mon cas dans un voyage sans fin vers les tréfonds du cosmos, on aurait tendance à prendre des livres longs pour tenir le coup. Ne jamais épuiser quoi que ce soit. Mais sans préface, postface, commentaire, argumentaire, notes de bas de page, quatrième de couverture, analyse, glose, chronique, critique, note de lecture, blurb, citation, épigraphe, etc. Ne jamais donc savoir dans quoi on entre, en lecture, quand on y entre, comme par exemple je n’ai aucune idée de quel est ce livre, Guerre aux humains, ni d’où il me vient, ni dans quel univers on est, contemporain, présent passé futur, uchronique, dystopique, acide, acerbe, sarcastique, sardonique, comique, tragique, jubilatoire, politique, insurrectionnel, survolté, épatant, délétère, iconique. J’avais envie d’être dans l’inconnu. Que dire alors d’un livre comme The Life of Samuel Johnson, qui dans son édition numérique Pinguin prévoit : une biographie de l’auteur et de la personne en charge de l’édition, une page de titre, une page de copyright et autres mentions légales, un sommaire, une page de remerciements, une chronologie détaillée de la vie de Samuel Johnson (que le livre est censé raconter), puis de la vie de l’auteur James Boswell, une introduction de la personne en charge de cette édition, David Womersley, qui s’étend sur 100 fpages d’epub, soit l’équivalent de 2,5% de la totalité du livre, une page de références bibliographiques contenant la bagatelle de 96 titres différents (décompte approximatif compte tenu du nombre de livres cités), une note sur le texte, une nouvelle page de titre qui reprend les mentions j’imagine de l’édition originelle, une dédicace à Sir Joshua Reynolds, une annonce relative à la première édition, une autre à la deuxième, une autre à la troisième, un catalogue chronologique des œuvres en prose de Samuel Johnson, une note liminaire de l’auteur, un extrait de Henry VIII en épigraphe avant, enfin, d’enchainer avec le début du livre, si bien qu’une fois arrivé à ce point où le récit commence, non seulement on n’a plus la moindre envie de lire un truc comme La vie de Samuel Johnson, mais en plus on en vient à se demander pourquoi on a ouvert ce livre en particulier, avant de fatalement laisser dériver son esprit sur : et si plutôt que d’intégrer des visuels en ANSI dans Grieg directement dans le texte, je prenais ces visuels et les repassait à la moulinette Photoshop pour pouvoir les affiner et ensuite les reconvertir en ANSI, mais alors tout ce qu’on obtient en faisant ça, c’est une illusion de texte caviardé et ce quelle que soit l’image d’origine, j’imagine donc qu’on en revient toujours au texte et à la matière qu’il génère, à la substance qu’il produit, à un état de lui précédant (ou dépassant) la notion même de langage : un simple code graphique à interpréter sur une page.
↑ 1 « Sur les chantiers astronavals », in L’instant de l’éclipse, traduction Bruno Martin, Denoël poche, P. 235.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |