Comment un lieu vous choisit-il ? Et quand un lieu nous choisit, comment écrire en lui autant que lui se lit en nous ? Qui plus est s’agissant d’un espace qui se vit dans le temps, comme c’est le cas du prototype de monorail jamais utilisé dans la Beauce : s’agit-il d’une fenêtre sur les désastres du futur ou d’un retour vers un passé totémique ?

Bien qu’il s’agisse, souvent, dans ce récit, de monter sur cette ruine du futur, à sept mètres de hauteur, il est peu question de vertige. Pourtant, le vertige est le point de fuite qui permet au récit de tenir (ou lui de nous tenir). Le mot est écrit, mais rarement.

A peine les pieds posés sur le rail, un vertige m’étourdit. J’étais aspiré à des hauteurs prodigieuses, et il me fallut quelques instants pour comprendre que ce n’était pas la taille du portique qui était en cause, mais un phénomène bien plus profond : la sensation, très vive, d’être sur le pont d’une épave longtemps arrimées au plancher océanique par un réseau serré de concrétions et d’algues, et qui, brutalement libérée, remontait vers la surface, traversant les couches d’eau à toute vitesse pour finalement ressurgir à l’air libre dans une projection d’écume dont les panaches jetaient sur le ciel de la Beauce de grandes traînées mousseuses.

P. 93-94

Mais aussi, en creux, le vertige des attentes que la société place en nous.

L’aérotrain n’attendait rien de moi, et cette idée était profondément libératrice. En bref, chaque lieu, chaque station sollicitait des mouvements : les routes voulaient que je circule, les quais que je patiente, les galeries que j’achète, les ronds-points que je m’oriente, les immeubles que j’habite, les parcs que je socialise... Le rail de Jean Bertin, lui, n’avait pas plus de fonction que d’avenir : c’était le site d’un échec, et rien n’était prévu à mon intention.

P. 102

Quand ce ne sont pas les vertiges de la mondialisation :

C’est en observant les allées et venues des camions autour de la raffinerie d’Artenay que j’ai eu, bien avant de voir les baleines descendre de l’Arctique pour accoucher dans le canal du Mozambique, ma première sensation véritablement planétaire. Je suivais, sur les quais de l’usine, le ballet des bennes déchargeant les betteraves ou emportant les sacs de sucre, et j’imaginais leur parcours, le trajet jusqu’aux ateliers de pâtisserie, aux chaînes d’embouteillage de soda et de confection de chewing-gum en Bretagne, dans le Pas-de-Calais, en Alsace, et, plus loin, leur arrivée sur les ports de la Méditerranée où les cristaux étaient transférés dans des containers en partance pour l’Iran ou la Lybie, avides consommateurs de glucose mais dépourvus de production locale ; je me figurais le déchargement des cargots et le stockage des denrées dans des entrepôts de tôle pendant que des négociants, téléphone en main, tentaient d’obtenir le meilleur prix pour leur marchandise, gardant celle-ci sous clef quand il fallait faire monter les prix mais laissant tout de même échapper quelques sacs dont je suivais les traînées scintillantes jusqu’aux souks où, reversés dans de petits cartons, ils s’apérpillaient dans des cabas et allaient glacer des gâteaux ou adoucir des thés à la périphérie de villes que je n’ai jamais vues.

P. 53-54

Et les perspectives, déformées, d’un avenir post-humain :

Mais sur le chantier de l’A19 — c’était le nom de la future autoroute —, aucun signe d’humanité, rien que des formes abstraites, des matériaux bruts et, de temps en temps, des empreintes d’animaux dans le sable compacté.

P. 124

En quelques paragraphes et situations, c’est l’ensemble de notre rapport au territoire, à l’espace, et aux constructions humaines qui sont posées. Le reste (tout le reste), ce sont sans doute des points de fuite.

Philippe Vasset, Une vie en l’air, Fayard, 2018, 192p, 18€.


samedi 22 février 2020 - jeudi 2 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)