Tous les ans la même note, la même blague, tous les ans depuis trois ans que ça dure (relativement peu pourrait-on penser, mais véritablement trop quand on sait), tous les ans que mars-avril rapplique, avec lui le souvenir que un, deux, maintenant trois ans plus tôt, on commençait d’écrire ce qui ne veut toujours pas se terminer. Coup de tête, je veux dire. Trois ans que ça dure, deux ans que je répète ici ou là que ça dure trop déjà. Cet éternel refrain (impression) n’est pas encore prêt de s’éteindre.

Je ne fais pas rien pour autant. Le texte avance, mais lentement. La première partie est à présent bouclée, relue, corrigée, épurée et bouclée à nouveau. La version actuelle, que j’ai fait lire à H. la semaine dernière, est probablement très proche de celle qui s’imprimera définitive sur le papier du manuscrit. J’ai travaillé trois semaines dessus, le résultat est semble-t-il encourageant, la version provisoire lentement reprise entre août et décembre 2008 a accouché de quelque chose. J’ai volontairement dégraissé beaucoup, épuré un peu. Mes lectures de McCarthy et Emaz tombaient à pic. Emaz surtout. Cela m’a aidé à comprendre, comprendre vraiment, que le mouvement vers lequel il fallait tendre devait être le plus décharné possible. Dans cette dernière version, rien ne dépasse. Tout ce qui n’était pas évident a sauté, soit près de trois milles mots au total.


Coup de tête
, c’est le roman des chimères inaccessibles et donc, aussi, celui de l’adolescence (ou inversement). Jusque dans l’écriture, d’ailleurs. Le fantasme impossible de mon narrateur consiste à retrouver sa main droite amputée. Le mien de faire vivre un personnage dont l’identité n’est rigoureusement pas identique à la mienne. Dans les deux cas, c’est l’échec assuré. C’est le parcours initiatique qui foire, c’est la déception amusée (on s’en doutait bien) de voir que les fantômes reparaissants de mon identité, chez lui, sont toujours là, et ce malgré les efforts répétés pour les exorciser (l’attrape-rêve et les marabouts n’ont rien changé).

L’échec n’est pas encore consommé pour autant : me reste quatre parties à réécrire, boucler, saturer, pousser, corriger, boucler à nouveau. J’ai mis trois ans à terminer cette partie là, ces soixante-cinq premières pages. Je m’en satisfais pourtant ; malgré le temps qui passe, au moins ces mois, années de travail n’ont pas débouché sur rien. Ce n’est déjà pas si mal. Et puis se dire (parce que cette note au fond sonne dépressive quand je suis en réalité le plus soulagé du monde) que cette histoire finira bien, justement, par se finir. Il faudra bien. On n’a pas vraiment le choix.

Ci dessous extrait pour accompagner, mon narrateur s’éternise chez cette fille qu’il a suivi sans trop savoir pourquoi, un moment il la fuit, elle et le type qui s’accroche contre, et s’isole dans la salle de bain voisine (les soupirs qu’il y lâche) :

La salle de bain des Ercini-Fort, elle ressemble au reste de l’appart mais en plus propre. Blanc partout, carrelage nickel. Des petites serviettes à fleur. Les odeurs de désodorisant, de produit de beauté, de débouche-siphon à l’eucalyptus. J’ai fermé le verrou sous la poignée, je me suis appuyé contre le bas de la porte.
L’impression soudaine que mon sang bat fort contre le carrelage par terre. L’impression, je me dis.
Je remonte la manche de mon bras gauche sous ma hanche et je plonge ma main, la gauche, derrière le rideau sec et je le tire par dessus et je tâtonne sans les yeux pour trouver le robinet et je le redresse. Je sens l’eau froide qui me tombe sur la main, la gauche, un seul jet, puis me dégage de là-bas dedans en craignant pour ma montre même si j’en porte plus depuis|
Depuis la fenêtre entrouverte, je remarque : la vue fragmentée d’une ville figée comas éthylique. Été Canicule en pause. Enterré. Le temps d’un regard, juste.
Le jet de la douche vide se concentre deux trois secondes et rebondit contre l’intérieur du rideau. Ça grésille nerveusement contre les échos plastiques. Comme si l’ombre d’un corps derrière coulait à ma place. Moi, pendant ce temps, de l’autre côté : jamais été plus au sec. Je suis tenté d’ouvrir le truc pour vérifier, et puis le jet faiblit et le bruit s’arrête alors je me contente de rester sur l’envers et d’en effleurer un bout.
Je glisse lentement entre le lavabo et le mur du fond. Je me vois dans le miroir d’en face, cette gueule que je connais pas. Je me dévisage un moment avant de tourner la tête. Que mon corps fasse irruption contre moi, je m’en fous, mais qu’on m’oblige pas à le fixer en permanence. Au dessus de mes|
Posée sur le lavabo, sous le miroir, entre une bouteille d’after shave à moitié vide et un fer à friser : une bouteille de shampoing couleur mangue-papaye Sur l’étiquette, je lis : cocamidopropyl, betaine, dimethicone, sodium chloride, camelia sinensis, glyceril stearate, linalool, prunus armeniaca kernell oll. Prunus armeniaca kernell oll... Les syllabes s’écorchent d’elles-même, je pense. Et puis je doute : peut-être juste des sons mis bout à bout, dans le désordre. Une suite de riens difformes, je me dis, circulaires, qui se répètent sans fin, s’accumulent en masse. Gratuits.
Quand je plaque mon œil gauche contre la serrure sous la poignée je peux sentir les odeurs de fer et de rouille et crasse qui me séparent du peep-show d’à côté. Quand je colle complètement mon épaule droite contre la porte et que je vise en biais pour que ma ligne de fuite s’écrase contre le tapis crème aux pieds du canapé, j’arrive à voir leurs silhouettes un petit peu. Ercini-Fort à gauche, le type au gel à droite. L’un contre l’autre à se souffler au visage, à rigoler entre eux. Leurs deux ombres renversées, baignées dans la fumée stagnante des mégots frais et des clopes en cours. L’un contre ou sur ou dans l’autre.
Sa bouche à lui dans son oreille à elle, à lui glisser sa langue à l’intérieur. Depuis ma serrure en fer, je pense, c’est l’impression que ça donne. Ses tifs en toc le long de sa nuque, dans son dos. Ce type, je pense en me décollant de la porte et en frottant la rouille qui s’est larvée contre mon œil, ce type, ce fils de|
Dans le silence du rideau sec à présent, je les entendrais presque murmurer si j’étais pas de l’autre côté d’un mur trop sec. Je devine sa main remonter lentement par dessous son|
Sauf que coulée-fondue dans le reste de leurs ombres mêlées c’est dur de comprendre quel geste est à qui.
J’aperçois sa main disparaître par dessous son soutif qui déborde. Je décide d’ouvrir la porte, les cheveux mouillés un peu et ma main, main droite, complètement à l’abri dans la moiteur de mon blouson Lévis. Je décide de faire face à leurs regards qui me dépassent et me traversent. Prendre le risque d’être haï à nouveau et pire, je me dis : aimer l’être. J’ouvre la porte et je me colle à leurs basques à nouveau et je respire le même air qu’eux. Saturé. Leurs regards enfumés derrière.

 T’en veux ?

On me proposait des clopes et du shit, Ajay, alors que moi, tout ce que je voulais, c’était du Di Antalvic, du Rivotril.


vendredi 27 mars 2009 - lundi 13 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010)