En vérité, écrire, ça m’est un peu égal. La seule chose qui m’importe, c’est d’avancer. J’y pense tous les jours. Je parle du mot avancer, c’est lui qui revient tous les jours. On peut tout à fait dire que ça relève de l’obsession. Pour avancer, il me suffit de m’asseoir à mon bureau ou à une table et de n’en plus bouger. C’est donc un peu contre-intuitif. En fonction des moments, et des jours, cela peut me prendre quelques minutes ou des heures entières pour avancer. La « distance » parcourue dans l’écriture n’est pas proportionnelle au temps passé assis, et il peut m’arriver d’avancer plus en quinze minutes qu’en cinq ou six heures de temps. C’est ce qui différencie, j’imagine, les mauvais jours des bons. Parfois, pour avancer, il faut que je cesse de rester fixe, que je sorte avancer dans le monde, pour ensuite pouvoir avancer dans ma tête. D’autres fois, j’ai besoin, comme disait Philippe, de dormir dessus, et alors pendant mon sommeil, sans bouger, ce n’est pas moi qui aurais avancé, d’ici le réveil, mais le reste de moi, et la réponse à mes questions, quand il y avait des questions, me sera servie avant même l’ouverture de mes yeux. Comme tout ce qui m’importe, c’est d’avancer et non de terminer quoi que ce soit, je mets généralement en place moi-même, le plus souvent inconsciemment, les conditions de l’interminabilité de ma tâche : m’engager dans des projets longs, travailler à plusieurs textes à la fois, m’insatisfaire de tout. De cette manière, je m’assure de n’arriver au bout de rien, ou de ralentir tout, ce qui est la meilleure façon à mes yeux de continuer à avancer, sans véritable égard pour le chemin parcouru, qui est par définition derrière soi. Ce qui est étrange, c’est que selon ces principes, plus on met de l’inertie dans l’écriture, plus on avance. Une fois que tout a suffisamment avancé pour constituer un produit momentanément fini, l’ironie de la situation veut que pour continuer à avancer passé ce premier checkpoint, il convient de cesser d’ajouter à la masse pour qu’elle croisse et commencer au contraire à soustraire. Dans cette optique, plus tu retires, plus tu avances. Lorsque le texte est terminé, s’il est lu, il continue d’avancer en toute autonomie dans la tête des autres. Comme il le fait sans toi, tu as tendance à t’en désintéresser. Idéalement, la publication devrait permettre une ultime étape pour avancer encore, cette fois aidé d’un tiers, mais dans la plupart des cas semble-t-il ce n’est plus le cas, le travail éditorial avec ce professionnel de l’édition qu’est l’éditeur n’étant pas à la hauteur des investissements (en temps, en énergie) consentis en amont. Une fois le livre paru, et réduit sous une forme de forme (textuelle), et sous une autre, industrielle (le produit), tu réalises que tout fait du surplace, et même que l’ensemble des livres proposés sur les étals des librairies pour leurs deux à trois mois de cycle de vie font du surplace, la pesanteur est extrême, rien ne frémit, rien ne bouge, et ce n’est pas dû au poids de l’objet, ni au grammage du papier. Mieux vaut revenir au texte pour le faire avancer, alors en conséquence il arrive aussi que tu remettes les doigts dans un projet écrit il y a dix ans qui avançait beaucoup, mais lentement, mais très régulièrement, continuellement pourrait-on dire, et qui avançait probablement un peu de lui-même, vu qu’il a été oublié entre-temps. À la relecture, tu réalises que certaines des scènes contenues dans ce texte sont les mêmes que celles qu’on trouve dans d’autres textes, plus récents. Toutes ces scènes ont été oubliées. Cela doit vouloir dire qu’en avançant non seulement tu recules, mais aussi, si la chose est possible, tu cesses d’avancer et de reculer, tu te perds donc dans la fixité, ou dans une quatrième dimension inconnue de toi, et donc innommée. Ça n’avance pas, justement, sur le quai vers le tégévé inouï pour le retour à P. du soir. Bagage abandonné. Après une dizaine de minutes d’attente, pendant laquelle une femme ouvre sur son téléphone tous les contenus imaginables en lien avec la mort du pape (et alors le pape n’en finit plus de mourir et remourir, tué sous ses gros doigts), et pendant laquelle un homme jeune mais pas si jeune s’agace de sa propre beauté, nous sommes autorisés à embarquer comme on dit. Certains s’enquièrent du bagage. Le chien l’a senti, dit le chef de bord, et comme il n’y avait pas de bombe, on l’a enlevé.
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♙Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).Livres : Vers Velvet (Pou, Histoires pédées, 2020). Accident de personne (Othello, réédition 2018) · Le Chien du mariage (traduction du recueil d'Amy Hempel, Cambourakis, 2018) · Mondeling (avec Junkuu Nishimura, publie.net, 2015) · Coup de tête (publie.net, 2013, réédité en 2017) · Accident de personne (publie.net, 2011) · Livre des peurs primaires (publie.net, 2010) · Qu'est-ce qu'un logement (publie.net, 2010) |