Dans Autobiography of Red, Anne Carson décrit la lune blanche comme une côte. En faisant mine de décrire l’intérieur, elle façonne une forme. Il y a un moment à partir duquel, en tant qu’éditeur, on devrait s’inquiéter. Par exemple quand on écrit je fais lire votre texte au lieu de je vais lire votre texte. C’est ce que DB m’a écrit ce matin. Ce n’est pas une coquille. Cela doit correspondre, dans la sphère de l’entreprise, au moment où l’on cesse d’avoir un poste opérationnel pour épouser comme on dit un devenir managérial. Le problème, c’est que c’est généralement sans retour. Car à partir de ce moment-là, on ne fait plus les choses qu’on fait, on s’en décharge, avant de se mettre à les regarder de loin. De plus en plus loin. Toujours dans Autobiography of Red, la mère de Red, voyant que son fils préfère regarder dans l’objectif de son appareil photo plutôt que de répondre à ses questions sur le mystérieux jeune homme avec qui il passe tout son temps, lui dit : Maybe I’ll just keep talking and if I say anything intelligent you can take a picture of it. Sans doute ai-je une vision romantique, et assez peu commerciale de l’édition. C’est probablement pour ça que j’ai un métier à côté, un métier véritablement rémunérateur, contrairement à mes activités bakélitées qui ne me rapportent rien en numéraire, et même plutôt me coûtent. Ça n’a pas grande importance. Je ne saurais pas dire ce qui en a, de l’importance. Je connais bien la position défensive, évasive, fuyante des éditeurs s’estimant qui sait pollués par les propositions d’auteurs et d’autrices. Moi aussi j’ai pris la tangente, par moments. Un jour que je déjeunais avec quelqu’un en marge d’un salon, quelqu’un qui me présentait son projet en cours, on m’a dit : tu pourrais retirer tes lunettes de soleil ? Je ne vois pas ton regard. C’était un problème pour lui. C’était l’été, il faisait beau, et mes lunettes sont conçues pour pouvoir aller dans le désert. J’ai expliqué à la personne que c’était un problème pour moi de les enlever, non parce qu’alors il aurait vu mon regard, mais parce que la lumière m’était néfaste, et nous avons continué notre conversation. J’ai oublié sur quoi portait son projet. Je n’étais pas intéressé. D’une manière générale, je suis peu intéressé par qui veut s’entretenir avec moi d’un projet sans m’en rien donner à lire, et j’ai envie de dire : soit ce projet existe, et j’aime mieux avoir affaire à lui, soit il n’existe pas et nous perdons notre temps. Ce dont je me souviens bien en revanche, c’est que la sacoche ou le sac à dos qui contenait son ordinateur portable, lequel contenait son manuscrit, lui a été volé par un tiers précisément pendant ce déjeuner. Pour ce que j’en sais, c’est peut-être arrivé pendant qu’il me demandait de retirer mes lunettes de soleil, ou pendant moi que je refusais, ou que j’argumentais pour contextualiser mon refus. Cette anecdote ne rime à rien. Elle n’est pas, je veux dire, comme on dit, porteuse de sens. C’est juste un souvenir d’une époque un peu révolue. Il y a quelques semaines on m’a dit : voyons-nous au marché de la poésie. J’ai répondu : à présent que je ne suis plus obligé professionnellement d’y aller, j’aime autant m’abstenir. Une autre fois, un auteur un peu immature m’avait envoyé, en réponse à un refus de manuscrit, une photo de son sexe en érection. Je ne sais pas trop ce qui lui est passé par la tête, ni si, en faisant ça, il avait dans l’idée de me punir pour ma réponse négative ou au contraire de me motiver à changer d’avis. Nous n’avons plus échangé après ça. Quittant le bureau, soir venu, je ne suis pas pressé de rentrer au studio de la rue C., où il est vrai personne ne m’attend. Je n’ai pas non plus envie d’écouter quoi que ce soit, comme je le fais habituellement. C’est même la première fois que ça m’arrive, depuis que je travaille ici, de rentrer sans rien écouter, alors que d’ordinaire c’est un moment privilégié pour moi 1. Je crois que j’ai envie d’être en phase avec ce qui m’arrive, aujourd’hui. Je crois que je préférerais m’immerger dans le son. Ou alors, c’est que je désire barebacker la ville (sic). Peu importe. Si je ne l’avais pas fait, je n’aurais pas entendu au vol ces morceaux de conversations amputés de leur contenu, et donc en grande partie de leur sens. C’est bien l’Alsace, dit-elle. Une baraque de 260m2, dit-il. Sans pitié mon frère, dira un autre. Pas de Porsche Cayenne aujourd’hui mais une Porsche Boxter, si, pour laquelle j’ai un peu plus de tendresse car c’est la voiture qui a servi de base au jeu Porsche Challenge sur la Playstation première du nom, en quelque chose comme 97. Mon frère D. adorait ce jeu, à raison car c’était un excellent jeu de course arcade, et moi j’ai fini par le vendre pour acheter un autre jeu dont j’ai oublié le nom, un jeu de combat assez nul auquel j’ai dû jouer trois fois. Une femme mange une part de pizza dans sa Renault Clio. Un homme triste fume. Siri, appelle Lydie, dit une personne. It is more expensive, dit une autre. Une petite fille portant un pull sur lequel on peut lire le mot poetry, et puis quelqu’un disant ça pue sa mère, une centaine de mètres plus loin. Au square des Batignolles, sous le panonceau jeux de ballon interdits, des enfants jouent au ballon. Un adulte est là qui les surveille. Soit il n’a pas vu l’interdit, soit il fait semblant de ne pas le voir. L’interdit a du sens, car la zone de jeu surplombe (certes grillée, mais enfin la grille n’a qu’un temps) les voies ferrées qui séparent la rue de Rome du square, et qui convergent vers Saint-Lazare. Il y a beaucoup de rails. Il y a beaucoup de trains. Sur l’écran de la borne qui doit commander aux accès des Vélibs, rue Brochant, quelqu’un a écrit, au rouge à lèvres je pense, les mots j’aime la bite. Je vois ça avant d’aller acheter des clafoutis aux tomates chèvre brebis congelés. C’est affublé d’un cœur.

GV
jeudi 19 juin 2025 - lundi 7 juillet 2025


La sentinelle



↑ 1 On est en février 1945, et un chant d’oiseau solitaire lance sa rhapsodie depuis la basse ionosphère tandis que les deux sorciers se chamaillent, plaisamment et par intermittence, dans la lumière déclinante de la magie anglaise, écrit Alan Moore (Le Grand Quand, Bragelonne, traduction Claro).

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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