Fabrizia Ramondino



  • 090618

    10 juillet 2018

    Quatrième jour de marché. L’orage annoncé, redouté même, en fait il n’aura pas lieu. Beau tout le jour y compris pour nos traditionnelles lectures au jardin du Luxembourg, qui a réuni à la fois des habitués et des inhabitués, avec Virginie (qui a lu Virginia Woolf et Nadine Agostini), Philippe (Aujourd’hui Eurydice), Benoît, accompagnée par M. (Stefano d’Arrigo et Fabrizia Ramondino) et moi (Notre Est lointain, Yoko Ono dans le texte). C’est un vrai moment doux qu’on s’est créé ici, sous les arbres, et ensuite continuer à échanger autour d’un verre, si bien qu’on sera toujours entouré du début de la journée à quasiment la fin, et alors c’est parler, pendant la signature de Laurent Herrou, de Philip Glass, de Steve Reich, de Max Richter, ce genre de trucs. Et après la fin, dans la nuit, la pluie enfin elle tombe (mais sans nous).

  • The Secret Commonwealth

    4 janvier 2020

    Je ne sais pas si tu sais pour les roses
    qui tombent du mur
    sans jamais sécher
     
    Fabrizia Ramondino, ici traduite par Emanuela Schiano di Pepe,

    Il y a une certaine tendresse ou naïveté à vouloir, lisant les livres de la série « His Dark Materials » (et désormais sa suite, « The Book of Dust »), conforter Philip Pullman dans son désir de voir des érudits, des universitaires (scholars) sauver le monde. Oui, c’est possible. Oui, on y croit. Car l’univers qu’il met en place dans ses livres le permet.

    Involontairement, j’ai relu les trois volumes de « His Dark Materials » après le premier tome de « The Book of Dust », La Belle Sauvage, avant de découvrir The Secret Commonwealth, c’est-à-dire que je les lis dans l’ordre chronologique du récit qu’ils racontent, ensemble. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout tient. La Belle Sauvage était un genre de conte biblique plongé dans l’enfance, en cela assez différent des autres volumes. Dans The Secret Commonwealth, en revanche, c’est le vrai truc. Il satisfait pleinement aux attentes des lectrices et lecteurs de la première trilogie. On y retrouve Lyra, adulte. Elle a 20 ans. On va pouvoir comprendre quelle genre de personne elle devient. Et (jusqu’)où va ce monde.

    Si on met de côté la parenthèse Belle sauvage, qui explore les territoires de l’enfance et du conte avant et juste après la naissance de l’héroïne, l’enjeu de cette nouvelle trilogie tient à une question d’identité. Dans quoi projeter Lyra après les évènements de la première trilogie ? Qui va-t-elle devenir à présent qu’elle n’est plus une enfant ? Ce qui est, au fond, un travail que tout lecteur est à même d’effectuer en pensée (en pensée et même pas en pensée, d’ailleurs, même si j’ignore si le vivier de fanfictions des Royaumes du nord peut être comparé, par exemple, à l’incroyable profusion d’écritures – dans tous les sens du terme – impulsées par l’univers d’Harry Potter). Pour ça, Philip Pullman dispose d’un truc narratif précieux, à savoir les démons, double animal lié à chaque personne et qui sert, sur le plan personnel, de compagnon intime (ils sont les alter d’égo de chacun, en cela une projection de leur âme), et sur le plan narratif de symbole vivant capable de cristalliser les dilemmes et les désirs des personnages sans avoir à les formuler par le langage. C’est comme si chacun était affublé de sa propre métaphore personnelle. Dans la première trilogie (même chose dans la Belle sauvage), le rapport au démon est celui de l’enfance (l’enthousiasme, la créativité, l’ambivalence, l’instabilité, l’affabulation). Ici, nous sommes aux prises avec un conflit, qui est le conflit de chacun : la construction d’une identité propre, et parfois les dissensions qu’on peut avoir vis à vis de soi. Sans rien révéler de l’intrigue à proprement parler, dans ce volume, c’est le moteur du récit. Et l’enjeu : faire entrer l’âge adulte dans le récit de jeunesse, sans rien sacrifier à la clarté de l’ensemble, le tout en empruntant des chemins de narration qui ne sont pas nécessairement ceux des romans dits young adults (comme dans ce très beau flux de conscience).

    “I should stop—I should find out if they’re safe—I know I can’t—it would only make it worse for them, apart from anything else—it’s because of me that it happened—whoever set the fire is probably watching to see if anyone runs out, or…I’ll write to them as soon as—I can’t stay here in Smyrna now. Got to get out as soon as possible. Who am I ? What was my witch-name ? Tatiana…And a patronymic—Tatiana Asrielovna. Maybe that gives too much away. Giorgio…Georgiovna. If only I had a passport in that name—but witches don’t need passports—I’m a witch. A witch disguising herself as a, what was it, dowdy girl—depressed and dowdy—just so people don’t look at me. Oh, God, I hope Anita and Bud are all right. Perhaps he’s still at his office and doesn’t know about it—I could go and tell him—but I don’t know where that is….I must be Oakley Street–ish about this. If it was intended for me, then I’d be dangerous for them. What should I do ? Get away. But the train doesn’t leave till—oh, get another train. Where does the next train stop ? No trains for Aleppo. There’s one for a place called Seleukeia—Agrippa mentioned that ! Go there today and…the Blue Hotel. The City of the Moon. Between Seleukeia and Aleppo. That’s what I’ll do. Maybe first find somewhere quiet and try the new method again…People get their sea legs and then they stop feeling seasick….Perhaps I could try that. And get together with Malcolm. Yes ! But I don’t know where he is—the letter was posted in Bulgaria but he could be anywhere now—he could have been arrested—in prison—he could be dead….Don’t think like that. Oh, Pan, if you’re not at the Blue Hotel, I don’t know if I can go any further….Why do dæmons go there ? But I’ve got the princess’s list of names in Aleppo—and that merchant there Bud Schlesinger told me about this morning, what was his name—Mustafa Bey. Oh, this is horrible. Danger all around…People who want to kill me—even the Master of Jordan only wanted to put me in a smaller room—not kill me—I wonder how Alice is now ? Pan, we might not like each other much, but at least we’re on the same side—and if they kill me, then you…you won’t survive, in the Blue Hotel or anywhere else—self-preservation, Pan, if only for that—why did you go there ? Why there ? Did someone kidnap you ? Is it a kind of prison camp ? Will I have to rescue you ? Who’s keeping you captive ? The secret commonwealth will have to help—if I get there—if I find Pan—if…”

    Au cœur du récit, le point de jonction entre deux âges, entre deux temps. Si le roman semble appliquer la recette de la précédente trilogie (différentes intrigues entremêlées : l’une, mondiale en toile de fond, sur quoi est projetée celle, plus intime, des personnages principaux), temporellement parlant les époques se mélangent. Le monde de Lyra est ancré dans un genre de passé un brin steampunk, avec des trains, de la vapeur et des voyages en ballon. Aux pleines enneigées du grand Nord de la première trilogie succèdent les espaces désertiques du Moyen Orient, des actions violentes entre Syrie et l’Empire Ottoman, des révolutions religieuses et des réfugiés se retrouvant à devoir migrer. Le récit est plus adulte, noir : il commence (et se poursuit) comme un roman d’espionnage. Et si la première trilogie était celle de l’enfance, celle-ci est celle de l’âge adulte : l’enthousiasme, l’affabulation, l’excitation, la terreur des premiers livres a laissé la place aux insécurités, aux doutes, à l’humiliation et aux antidouleurs. C’est le temps advenu d’une époque qui contient toutes les autres (le poème que récite par cœur Lyra, en français, ne fait-il pas lui-même le récit d’une histoire millénaire contenue tout entière dans un son ?). Les premiers livres étaient ceux des voyages aériens (ballons, zeppelins), ceux-ci se déroulent majoritairement sur la terre ferme, le long des lignes de chemin de fer et les pistes dans le désert. L’ouverture aux mondes pluriels, elle, a laissé place à un recentrement sur soi. On y sonde des abysses tout aussi mystérieux, qui renvoient souvent à la narration même. Dans la première trilogie, elle était symbolisée, et incluse dans le récit, par le biais de l’aléthiomètre, l’outil permettant de lire (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) non pas l’avenir mais la vérité dans le présent. Ici, l’aléthiomètre s’utilise différemment, devient dangereux pour celui ou celle qui s’en sert, déforme la perception du réel, et la capacité à faire récit de quoi que ce soit. Ce que Lyra et Pan appellent, plus simplement, l’imagination, et dont il est dit plus tôt dans le livre qu’il ne s’agit pas d’inventer, mais de savoir comment regarder 1. L’enjeu, semble-t-il, de toute vie adulte.

    The Secret Commonwealth, Philip Pullman, Penguin Books, 704p., 20£, 2019.


  • ↑ 1 « You won’t understand anything about the imagination until you realize that it’s not about making things up, it’s about perception. » Charles Juliet, lui : « Écrire pour tenter de voir plus loin que mon regard ne porte. »