Où est-ce qu’on en était déjà ? Svetlana. Elle n’a plus le même visage, d’accord, mais c’est elle je suis sûr, car elle me dit derrière la poignée de main humide qu’on s’est partagé elle et moi sans y croire, elle me dit, elle me demande plutôt : alors, où est-ce que vous en êtes ? Hier photographié à bout portant un papillon de nuit (oui mais de jour) et mort, oublié, sur le bord de la route et aujourd’hui en venant une libellule sous la loupe de l’Abribus, grosse comme la tête de mon poing et il se pourrait bien que je sois devenu, complètement à mon insu oui mais devenu quand même, une sorte d’espèce de chasseur de monstruosités volantes (oui mais posées par terre). J’ai répondu bof bof, la routine mademoiselle, mais pour l’instant que dalle au niveau résultat à moins que si, bien sûr, faut que je vous raconte, en fait, au moins ce sera marrant. J’ai pris la photo avec le pouce, assez près de ses ailes pour qu’elle puisse me sentir mais elle n’a pas bougée. Sans doute qu’elle sait elle-même que sur l’écran du téléphone sa gueule ne ressort pas : posée sur une tige en métal de plusieurs centimètres, plongée dans l’ombre et puis à contre-champ la bête n’apparaît jamais sur l’image, comme une vie invisible. Je lui ai dit j’ai postulé, voilà, pour un job d’assistant manager, et j’entends pas par là un job où il faudrait préparer les pizzas dans une chaîne de fast-food. J’ai décroché un entretien. J’ai mis pour y aller ma plus belle cravate et mon plus beau sourire et mes plus belles pupilles factices pour voir de près et changer la couleur de mes yeux. J’ai dit au mec qui m’a ouvert la porte, ses orteils à l’aise à l’autre bout des tongs : à partir d’aujourd’hui, monsieur, votre assistant c’est moi. J’attendais que le train m’emporte et j’ai compris en moulinant que c’était pas l’image le problème : le problème c’était lui. Un deuxième mec est venu me tenir compagnie sous l’Abribus et lui ne l’a pas vu la chose, la bête, la libellule de la taille de mon poing et je me suis dit : oh, vraiment ? D’accord, le mec portait des tongs, ça aurait dû, bien sûr, me mettre sur la voie, mais il m’a fait entrer tout de même car il était poli. Tout simplement il m’a demandé : vous êtes sûr que vous correspondez au profil indiqué dans l’annonce ? Car après tout on voit ce genre de chose assez souvent (on les voit, certes, à la télé, mais on les voit et c’est ce qui compte) : des organismes dont on ignore tout et qui ignorent eux-mêmes les lois de la logique ou de la science, et c’était le cas. La libellule, personne ne la voyait. J’étais le seul. Elle serait destinée à n’être jamais vue. Très honnêtement, j’avais comme oublié la totalité du contenu de l’annonce alors pour faire celui qui savait tout répondre et se démonte jamais, j’ai juste dit qu’évidemment j’avais le bon profil et que je pouvais tout faire et que j’étais déjà littéralement à lui. Sur ces mots il a fermé la porte et j’ai porté mes yeux sur le dos du machin : la libellule n’a pas bougé, pourtant le type tout à côté faisait des gestes brusques, il la frôlait des fois mais elle n’a pas bougé, restée de marbre sur son cauchemar de corps posé sur de l’alu sans doute. J’écourte ici l’histoire. Il m’a montré la maquette : en réalité, j’avais mal lu l’annonce. Lapsus de l’oeil, comme on dit. À la place d’assistant manager, il fallait lire « assistant ménager ». Le reste de l’annonce exigeait que le candidat soit en réalité une candidate, qu’elle ait entre 18 et 25 ans et soit, ben tiens, « plutôt sexy ». Je me suis trouvé con. Je l’ai raconté comme ça à Svetlana et pas une fois elle m’a interrompu. Quand le train est arrivé, j’ai laissé là la bête, tant pis pour ma photo. Je l’aurais bien emportée avec moi, mais savoir si cette bête là était physique ? car je suis sûr qu’en essayant d’y planter mes doigts, j’aurais simplement touché la barre froide de l’alu qui cercle l’Abribus et j’aurais dit putain, exactement comme hier, pendant les tests et les photos de l’oeil, lorsque j’ai vu, l’espace d’un seul instant, le menton et le front collé sur le plastique, la gueule décomposée de HAL, point rouge en plein milieu du noir, mais personne ne m’a cru. Svetlana me croit. Elle me dit juste : peut-être qu’on devrait se concentrer sur les boites d’intérim et puis les cabinets RH pour le moment ? Je lui demande : même Au Fist Team ? parce que (j’explique) j’ai de mauvais souvenirs avec eux et ce qu’elle me répond : surtout Au Fist Team. Avant d’en venir à cet instant de notre entretien, elle a quand même voulu savoir, s’agissant de ce job d’assistant ménager, comment ça s’était terminé. Et bien j’ai dit à Svetlana comme j’avais dit au mec que j’étais ok quand même, mais personne ne m’a cru et n’a avalé ça.


jeudi 21 avril 2011 - dimanche 19 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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