Les semaines passent.
Bon an mal an, encordelés, Bajir et Soch’é vivent. Survivent.
Cela a un coût. Il a fallu taper dans la liasse de billets de la mère à Soch’é, toujours cachée sous la même latte du même parquet.
— Je prends le strict minimum, répète toujours Bajir chaque fois qu’il se sait vu puisant la main dans le sac, avant de tout remettre à sa place après s’être servi. Un billet après l’autre, Soch’é. Chaque jour suffit sa peine, Soch’é.
Il le pense. Il sourit. Des sourires malencontreux. Des stries qui le déforment.
Les jours rallongent. Les raids, eux, s’amenuisent. La guerre s’est déplacée au nord. En ville, il y a bien moins de tirs. Moins aussi de phosphore. La bombardie s’est tue. La vie de surface refleurit. Le business de la destruction laisse place au business du décombre et des reconstructions qui se joueront sur lui.
Bajir, lui, surjoue l’apparente bonne humeur pour Soch’é. La vérité, c’est qu’il est triste. Voir se raviver la rue des osselets, l’immeuble sien et le reste, ça ne l’enchante pas, ça lui cisèle le cœur : toutes ces silhouettes joignent les bouts en charognant la carcasse de cette bête qu’est la guerre. Tout à un prix. La guerre enlaidit chacun. Il n’y a plus de « sainteté » chez personne, et la pure beauté n’existe plus depuis longtemps. Même Bajir est touché. Et il le sait, qu’il est touché. La preuve chaque fois qu’il met la main dans la cache du plancher pour arracher à la liasse de billets interdite une autre de ses couches...
Ce n’est pas tout. Bajir n’a pas encore fait son deuil de voir Fernao débarquer un matin pour exaucer la promesse de sa mère : remettre Soch’é via son frère aux passeurs. Bajir refuse d’envisager que cette femme qu’il connaît depuis l’enfance ait pu lui mentir. Il vit dans le déni, Bajir. Il sait pourtant que sa parole a dépassé depuis longtemps sa date de péremption. Cela l’honore. Cela le souille, aussi.
Le jour viendra où tout se dérobera sous les pieds de Bajir (et ce sera violent).
Le voici.
Il a suffi à Bajir de revenir à la liasse de billets sous le plancher, comme c’est arrivé souvent, sauf que, cette fois, tout se délite : la liasse n’est pas conforme à l’idée qu’il s’en fait. La texture, le poids... Frénétiquement il l’effeuille. Passées les premières couches, les billets ne sont plus des billets mais des rectangles découpés dans du papier journal pour faire illusion. C’est de l’actualité imprimée en noir-blanc, et coupée aux ciseaux. Il n’y a pas trente-six conclusions à en tirer. La mère de Soch’é l’a floué en faisant artificiellement gonfler l’apparence de sa liasse.
Ce qui s’ensuit est douloureux à plus d’un titre. On aurait envie de détourner les yeux. De laisser à Bajir un peu d’intimité.
Soch’é sera témoin de tout ça. Il verra le sourire de Bajir se fendre. Et puis Bajir meugler. Foncer contre le mur pour s’y taper la tête contre. C’est là que Bajir s’y débat. Il y déverse toutes ses forces. Il y hurle. Il y pleure toutes les larmes de son corps, tant que son corps assure assez la production des larmes. Avant de se calmer. Avant de se mettre à gémir. De dire même des choses comme :
— Qu’au moins une bombe nous tombe sur l’immeuble une nuit, pendant notre sommeil, et anéantisse tout, qu’on en finisse. Mais qu’on en finisse en une fois. Sans s’en rendre compte.
À l’entente de ces mots, Soch’é s’affole. Assez pour que Bajir doive finalement reprendre ses esprits, l’enserrer par derrière pour l’immobiliser, l’empêcher de se faire du mal à son tour, par mimétisme et, une main sur la bouche, le fasse taire.
— Je suis désolé, là, Soch’é. Je ne me pensais pas. Ce que j’ai dit je ne le pensais pas. C’est sorti plus vite que la musique, Soch’é. Ça veut rien dire ce que je dis. Faut pas prendre au pied de la lettre les trucs que c’est que je dis, Soch’é. C’est du lugubre, Soch’é. C’est rien que des idées noires, c’est des cauchemars, des peurs, du pleur, des râles, des pensées.
Bajir se dit le pire, quand on doit assumer la fragilité d’autrui sans répit, c’est l’interdiction faite à soi de s’effondrer soi-même.
Alors voilà. Pendant des heures, de nuit, Bajir parlemente à l’oreille de Soch’é. Pour que Soch’é se calme. Ses muscles le lancent à force d’être tendus. Sa voix sent l’âcre à force de lui parler, après tant d’heures à n’avoir pas parlé. La ficelle qui les relie toujours irrite. L’à même le sol est froid.
Mais il ne lui dit rien des raisons de son désespoir, Bajir. Rien de ce qu’il a vu dans la cache, sous la latte creuse de son plancher. Il ne lui dit pas que la liasse est caduque à présent. Il ne lui dit rien de la trahison de sa mère, à Soch’é. Rien des faux billets tous journaleux, garnis de quelques billets vrais, sur le dessus, élastiqués ensemble, pour faire masse. Rien de leur pauvreté soudaine. Rien, non plus, sur l’enveloppe censée contenir le laisser-passer dont les passeurs devront user pour rendre Soch’é à ses parents, et qui ne contient rien qu’une deuxième enveloppe vide.
Bien qu’en silence, les larmes continuent de couler sur les joues mal rasées de Bajir. Elles sinuent dans la pilosité. Quoi qu’il fasse, il tâche de n’être jamais brusque pour ne pas réveiller Soch’é, dormant. L’intérieur, en revanche, carbure. Toute sa tête est enveloppée de pensées. La moins haineuse est la suivante : être seuls, désormais, ce n’est plus une option. C’est une question de survie. Bajir est allé au bout de ce qu’il pouvait faire sans aide extérieure, et il va falloir que ça change. Si Fernao, qui est la seule famille de Soch’é que Bajir lui connaisse à présent, ne se présente pas de lui-même rue des osselets, c’est Bajir qui ira le trouver. Et on aura intérêt à ne pas lui mettre des bâtons dans les roues avec ça. Parce que, guerre ou pas guerre, il est où Marioun ? Il est où Ruibé ? Elle est où Melchioriko ? Elle est où Little Lizzle ? Il est devenu quoi, leur putain de pacte des cinq ?

GV
samedi 30 mars 2024 - samedi 18 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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