C’était encore la fin du monde, d’une certaine façon. Et j’étais seul. J’avais deux priorités. Laisser des seaux de nourriture un peu partout pour que les animaux sauvages, ou perdus, ou égarés, ou livrés à eux-mêmes puissent survivre en dépit des circonstances. Et trouver comment il serait possible d’écrire manuscritement le journal, dans un carnet, de manière à économiser le plus de papier possible, tout en restant lisible. Mais lisible pour qui ? Y aurais-je noté que le règlement (UE) 2023/1510 de la Commission du 20 juillet 2023 modifie le règlement (UE) 2023/915 en ce qui concerne les teneurs maximales en cadmium dans les noix tigrées et dans certains champignons de couche ? Ou qu’à la House of Commons, les propositions de loi sont précédées de la formule I beg to move ? Une collègue me verse religieusement dans un gobelet en carton 100 % biodégradable une lichette de jus de gingembre presque pur comme alternative au café. Je veux bien le croire. Je bois ça précautionneusement comme si c’était de la nitroglycérine. Chaque seconde qui passe, chaque pulsation qui bat, chaque respiration qui se fait ou qui ne se fait pas, mon corps se détruit un peu plus. Naturellement, vivre le tue.

Et il avait compris que tout ce qui existait était « progéniture ». Il n’y avait point d’hommes, il n’y avait que des « engeances ». Apollon Apollonovitch lui-même était une « engeance » : une addition désagréable de sang, de peau et de chair : la peau, ça sue, et la chair, ça se gâte à la chaleur.

L’âme, ça n’existait pas.

Andréi Biély, Pétersbourg, traduction Georges Nivat et Jacques Catteau, L’age d’homme