C’est assez rare que je ne sois pas le premier arrivé quand j’ai rendez-vous avec quelqu’un. J’aime pas faire attendre qui que ce soit, mais ça me laisse aussi le loisir de choisir où je me mets. Là non. Mais, chose encore plus rare, la personne me dit s’être installée là précisément car ça lui semblait être l’endroit le moins hostile pour moi, comprendre que c’était donc à l’ombre et pas dans l’axe de la lumière. Parfois, ce genre de réunion de travail n’a pas fondamentalement de lien avec le travail et on peut même dire que de temps à autre c’est du temps perdu (ou, du moins, du temps mal employé). Là non. Et ça mérite d’être noté ici. Une autre chose mérite d’être notée ici, et ça concerne Le dossier M que je persiste à vouloir abandonner à chaque nouveau chapitre, mais que je n’abandonne jamais et il y a une raison à cela. La raison, c’est qu’on n’est jamais là où on croit se trouver, et c’est toujours un étonnement que de se dire, ok, on est allé dans cette direction finalement. Car très souvent le texte te maintient dans une trajectoire qu’il semble prendre un malin plaisir, par la suite, à transgresser, je crois que le mot n’est pas trop fort. Par exemple, j’ai corné cette phrase : j’avais envie de lui prendre la main avec une infinie tendresse et en réalité je m’y prends à l’envers. Ces quelques mots sont la pointe d’un iceberg où l’on se rend compte, précisément, que notre trajectoire a viré en cours de route, et on danse, je veux dire non, on ne sait pas sur quel pied danser. C’est une phrase en elle-même assez banale, et qui ne dit rien du désir amoureux, et qui pourtant m’a bouleversé. Pourquoi ? Parce qu’elle est précédée, sans doute, de l’expression la plus crue de ce que peut être aussi (aussi mais pas seulement) la force amoureuse à l’état masculin (force à entendre dans le même sens que forceur, qui est un mot qui apparaît à présent dans la parole des femmes, et qui est à entendre comme une dénonciation de la domination). Le passage est trop long, je ne peux pas le citer ici en entier, mais je peux en donner quelques bribes. Par exemple :

J’avais vu l’ivrognesse assoiffée d’écartèlements, l’inassouvie charnelle de toute éternité, bon dieu, j’avais vu la sorcière en elle, la folle, madame et ses rêves d’extases, de vagues perpétuelles et telluriques, de fusées qui l’épinglent, comme dans la chanson, j’avais vu sa bête de sexe. Voilà. Cela que je veux dire. J’avais vu la bête de sexe qui la torturait en son for, au fond d’elle.

Ou encore :

Oh, je boirai ta pisse dans le bénitier de mes mains et je te laverai ensuite : ton visage, ton cou, tes seins, chaque partie de ton corps, avec ta pisse, comme un baptême monstrueux, comme un sacre ruisselant, avais-je rugi en moi-même, totalement en feu, ému aux larmes, pris de vampirisme, Dracula de son prénom.

Et donc, derrière, alors qu’on était là dans l’œil du cyclone d’un désir un peu absolu, j’avais envie de lui prendre la main avec une infinie tendresse. Ce n’est pas rien. Alors on danse. Sur quel pied, on ne sait pas, mais ça marche. On le fait. Je veux dire danser. Lire cela, c’est aller ailleurs que le texte nous mène. C’est nager à contre courant. Et ça me touche beaucoup, cette forme de déséquilibre. D’une certaine manière, j’aurais voulu que Eff ait cette torsion, pas nécessairement dans la langue, mais narrative. J’ai l’air de déplorer que ce ne soit pas le cas : en réalité je n’en sais rien, je ne l’ai pas relu. Mais disons que c’est une piste forte. Et cette histoire de point de vue soulevée ces derniers jours est tout sauf anodine. Pourquoi ? Parce que Eff est un récit construit à deux voix, un pour chacun des personnages principaux, qui alternent. Mais le sujet du livre, ce n’est pas le désir amoureux, ce n’est même pas le couple, c’est la métamorphose. Pas au sens d’acte surnaturel que l’on trouve parfois dans la littérature de genre (fantastique ou merveilleux), mais au sens d’une métamorphose continuelle et concrète, infime, intime même. La petite métamorphose que vit tout un chacun au contact d’autrui. Et il n’est finalement pas si étonnant que je me sois retrouvé à écrire ce que j’ai écrit comme discours pour notre mariage, à H. et à moi, vu que j’étais plongé dans cette écriture-là. C’est cohérent. Où je veux en venir avec ça ? Que deux points de vue qui se télescopent, ce n’est pas suffisant. C’est une base solide, mais ça ne transcrit pas la réalité de nos vies dans ce vaste monde. Là, dehors, dedans, partout, tout le monde t’objective. Tu marches dans la rue et tu es réduit à quelque chose que tu n’es pas, ou que tu n’es pas seulement. Quelqu’un, il ne te suffit que d’un regard pour le réduire à une machinerie complexe, de tendons, d’os et de muscles agglomérés ensemble, de vêtements, d’allure, d’idées préconçues. Mais c’est la même chose pour tout. Une commande à un café. Un entretien d’embauche. Un trajet dans un train ou un métro. C’est une question de regards mais aussi de ce que l’on projette de soi sur l’autre. Et ça, je ne peux pas le rendre si je m’en tiens à deux points de vue partiaux. Je ne peux qu’en passer par le regard des autres, et ce pourrait être ça le truc qui me manque pour écrire ce roman : on ne serait jamais en plongée dans celle ou celui dont il sera question. On ne les vivra que de l’extérieur. J’aime assez cette idée. Même si cela signifie tout reprendre et réécrire d’un autre point de vue. Ce sera leur malédiction, leur sarcophage, un mot qui revient bien souvent dans le livre, et qui est aussi celui (et ça me fascine, ça) qui a été choisi lorsqu’il a fallu sceller le cœur du réacteur fusionné de Tchernobyl (depuis, par dessus, ils ont construit une Arche censée durer cent ans). Mais Tchernobyl, c’est aussi une mini-série télévisée de cinq épisodes que nous avons commencé à regarder ce soir et, c’est la coïncidence de toute cette histoire, au moment où le premier épisode se termine, je reçois un message de quelqu’un qui s’appelle Nunzio D’Annibale et qui me propose de m’envoyer son livre, qui vient de paraître, et qui s’intitule Le manuscrit de Tchernobyl. Or moi, ce livre, je l’ai repéré pendant le marché de la poésie car il figurait sur le stand d’un éditeur, les Vanneaux, qui était voisin du nôtre. Spontanément, je m’étais dirigé vers ce livre, et là, la personne qui gère le stand des Vanneaux de me dire je savais que vous alliez prendre ce livre. Peut-être l’a-t-elle dit à tout le monde ? J’ai la faiblesse de ne pas le croire. Le truc, c’est que cette personne derrière son stand, je l’ai appris après coup ou avant, par J., était aussi la tante d’un auteur dont nous venions de publier un livre et que nous avions donc sur nos tables (et c’est la coïncidence numéro trois). Alors que dire de tout cela ? Rien, sinon que j’ai raté une occasion de pouvoir répondre à Nunzio D’annibale ne m’envoyez pas votre livre, je l’ai déjà acheté.


mercredi 17 juillet 2019 - mardi 14 mai 2024




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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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