Cher Aeroflot,

Cela fait maintenant précisément 447 jours (1 an, 2 mois et 20 jours) que nous avons acheté nos billets d’avion pour le Japon via votre compagnie, sur votre site internet ; 263 jours (8 mois et 18 jours) que votre Call center nous a confirmé par téléphone que l’annulation de notre voyage pour cause de confinement donnerait lieu à un remboursement par recrédit bancaire ; 102 jours (3 mois et 10 jours) que vos services nous ont de nouveau confirmé par écrit notre éligibilité à un remboursement, plutôt qu’à un voucher (objet de l’email et référence de nos échanges "RE : Обращение #1-2321903103162 [T20200807013 KS010Z1867514]") ; 33 jours (1 mois et 2 jours) que quelqu’un travaillant pour votre Call center nous a indiqué par téléphone que les remboursements de cette nature ne seraient pas effectués avant un délai de 3 (trois) ans. Mais j’ai envie de dire : trois ans à partir de quand ? À partir de l’achat des billets ? À partir de l’annulation initiale ? À partir de la confirmation écrite Обращение #1-2321903103162[T20200807013KS010Z1867514 ? À partir du présent d’énonciation de cette personne qui, je tiens à le préciser ici dans mon message, a tout simplement fini non par me raccrocher au nez mais par s’arrêter de parler, laissant le silence dissoudre ce qui avait pu s’immiscer entre nous (tout sauf, bien entendu, ma colère, ma détresse, mon insatisfaction). À la suite de cet appel, et des nombreux messages ayant précédé cet appel, j’en suis venu à me dire : ça ne fonctionne par pour moi. Ce n’est pas une modalité d’échange qui me convient. Vous écrire en anglais ne m’apporte aucune félicité, ne génère aucune tension poétique et rythmique, ne me permet en rien d’exprimer quoi que ce soit qui soit ça : moi. Franchement, écrire en anglais est une corvée, quant à parler n’en parlons pas : je préfère, comme votre collègue par ailleurs, recourir au silence. Mais là non. Là, il ne peut y avoir silence, il y aura parole. Mots. Phrases. Syntaxe. Il le faut. C’est impératif. Il en va de mon équilibre bancaire et nerveux, je ne sais dans quel ordre. La plupart des gens dans ce genre de cas disent ou écrivent ce n’est pas une question d’argent. Mais c’est précisément ce que c’est, cette lettre, une question d’argent. Je ne sais ce que je ferais de cet argent s’il m’était restitué par vos services, mais je sais qu’il me manque, que c’est un affront fait à moi, et que c’est une question de confiance. N’est-ce pas précisément cela, le capitalisme, une fiction de confiance ? Vers la fin de Ducks, Newburyport, Lucy Ellmann écrit : Leo compared Lenin to Michael Jackson in a seminar, just joking around, and none of his students had heard of either one of them. Eh bien voilà, vous êtes mon Lénine, vous êtes mon Michael Jackson ; quand je pense qu’il y a trois ans à peine, j’ignorais jusqu’à votre existence ! Maintenant, je sais. C’est donc, tout en n’étant pas, une question d’argent. Parlons d’argent justement : puisque mon argent travaille à faire de l’argent pour vous, il convient d’être précis. Pour une somme pareille (plus de 2000 euros, ce qui est à la fois beaucoup et très peu), on pourrait prendre l’image du prêt à la consommation, dont le taux moyen est semble-t-il de 1,77% dans nos vertes contrées. J’envisage donc de vous compter des intérêts (et des pénalités de retard, il va sans dire) pour tous les jours où, cet argent, je n’aurais pas pu en jouir moi-même. Et alors comme vous vous en doutez, la dette, c’est exponentiel, si bien qu’en définitive ne pas me rembourser vous coûtera plus cher que de me rembourser ; vous savez donc ce qu’il vous reste à faire. On pourrait croire mon argumentaire terminé, que j’en suis arrivé où je voulais en venir. Ce serait mal me connaître. La seule façon pour moi de m’y retrouver avec cette histoire de courriers et de réclamations, c’est de faire de cet effort une construction littéraire. Pourquoi littéraire ? Parce qu’il convient de voir la littérature comme une archive des possibles, et plus précisément comme une archive historique des futurs possibles 1 Je vous écrirai donc sans discontinuer tous les deux jours jusqu’à obtenir gain de cause. Dans l’intervale, des cas s’ouvriront dans votre base, votre taux de clôture de ces cas diminuera, vos statistiques en pâtiront, mes réclamations nécessiteront actions de votre part, sans compter l’entretien des serveurs, le poids de ces données stockées en eux, ces serveurs, une goutte d’eau dans un océan d’insatisfaction, peut-être, mais ce ne sera donc pas qu’une seule goutte de mon eau, ce sera un chapelet de ces gouttes, ce sera une ribambelle de mots et de paroles et de, donc, car c’est ici que je veux en venir, données. La lecture ou le traitement de ces messages prendra le temps qu’elle ou il prendra, d’autant qu’il vous faudra vos collègues et vous déchiffrer la prose télégraphique traduite par voies algorithmiques que je vous imposerai et alors là bonjour ; par exemple, cette phrase, je ne sais comment un robot choisirait de la traduire ni si elle sera intelligible une fois éclose dans le circuit optique d’un cerveau non seulement non-francophone mais non-anglophone par dessus le marché (et que dire même de par dessus le marché). Et alors pour peu que les messages entrant en anglais dans vos systèmes soient également retraduits automatiquement en russe, ce sera le pompon (rebelotte ! et que dire de rebelotte ?), le sens se perdra dans les langues, nous ne serons plus qu’environnés de guirlandes de données, la boucle sera bouclée. Vous l’aurez, ou non, compris, j’entends donc utiliser vos formulaires de contact à des fins de DDoS poétique dans l’espoir de saturer fictivement vos services jusqu’à obtenir gain de cause par le langage inarticulé, c’est-à-dire l’écriture, ce qui est une expression bien vilaine si vous voulez mon avis, bien que vous vous moquiez éperdument de mon avis, ce en quoi je me fiche pas mal, ne nécessitant de vous qu’un geste bancaire pour récupérer ce qui me revient de droit. Des données monétaires sur un compte à moi.

Comme le veut la formule consacrée : merci de faire diligence,


lundi 28 décembre 2020 - mardi 7 mai 2024




↑ 1 Zrinka Stahuljak, Médiéval contemporain : pour une littérature connectée, Macula, P. 57.

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Guillaume Vissac est né dans la Loire un peu après Tchernobyl. Éditeur pour publie.net entre 2015 et 2022, fondateur en 2023 du laboratoire d’édition Bakélite, il mène également ses propres chantiers d’écriture et de traduction, principalement en ligne (mais pas que).

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