Je ne voulais pas commencer cette journée en tuant quelqu’un, alors j’ai décalé brusquement le robinet sur l’autre évier pour ma vaisselle de 7 h ; dans celui de gauche gît une araignée mouillée aux pattes pliées, elle remue encore mais peu et j’en viens à me dire : je ne peux pas la tuer, elle était là dans cette maison avant nous (ce qui est sans doute surestimer la durée de vie d’une araignée d’intérieur dans ce monde). Je la retrouverai intacte, je veux dire indemne, quelques heures plus tard et j’ai l’inhumanité de la déplacer dehors, où sans doute elle mourra, n’étant pas adaptée à la vie extérieure (avant qu’elle ne nous revienne à l’envoyeur par quelque brèche). Avant de partir à midi à l’AFPA, pour un rendez-vous qui aura lieu une heure et demie plus tard, je suis vaguement un webinaire qui s’intitule création d’entreprise, pourquoi pas ? et qui est co-dirigé par un coach en création d’entreprise (ça existe), et dont le premier slide (c’est comme ça qu’on dit) s’intitule entreprendre, c’est devenir soi. Il faut travailler son écosystème relationnel et créer des partenariats gagnant-gagnant. Rien de tout ça à l’AFPA où la personne qui me gère me replace avec humanité dans le flux de la vie dite active, ou du moins essaye. Comme souvent, voire toujours, quand il s’agit d’échanger avec un tiers, tout ce que je dis est faux et vrai. Après, c’est Kratwerk le long du cimetière de l’est, ce qui somme toute a du sens.

On peut changer n’importe quand. J’ai changé. J’ai changé à cinquante, cinquante-deux ans. J’ai appris avec John Cage que ce qui compte, ce ne sont pas les réponses, mais la façon de poser les bonnes questions. Jusqu’à l’an dernier, je me posais encore des questions — j’avais soixante ans. À soixante ans, ma vie est entrée dans une nouvelle ère. Je ne pose plus de questions. Je ne pose plus de questions du tout. Aucune question. La seule question que je me pose, c’est : comment est-ce que je me sens, ce matin ? Est-ce que je peux y consacrer huit heures ? C’est la seule question. (...) Il y a huit ans, je me suis posé une question, et cette question, c’était : quel genre de musique écrirais-je si j’arrêtais de penser que des gens vont l’écouter ? Alors, je me suis mis à écrire des pièces de deux, trois heures. (Il rit.) Quelques mois ce sont écoulés et je me suis posé l’autre question. Les deux dernières questions que je me sois posé. Il a donc fallu que je me pose les bonnes questions pour entrer dans cette ère de non-questions. La dernière question a été très difficile, très difficile à admettre, mais elle s’ensuivait, tout comme le jour succède à la nuit : quel genre de musique écrirais-je si je ne me souciais pas des interprètes qui vont la jouer ? C’était la seconde question. Toutefois, maintenant que je suis de l’autre côté, je pourrais me demander : quel genre de musique écrirais-je si je pensais à ceux qui l’écoutent ? (Il rit.) Quel genre de musique écrirais-je si je pensais à ceux qui... C’est devenu réciproque, ces questions se sont posées en même temps. C’était renverser la question. Parce que je pensais à de nouveaux publics.

Morton Feldman Au-delà du style, Éditions de la Philharmonie, traduction Jérôme Orsoni, P. 130